09/04/2020
L’après Covid-19 ?
Nature du document: Entretiens

#Coronavirus. Le clivage sur les questions agricoles et alimentaires risque malheureusement de s’aggraver.

Montée de la conflictualité, exaspération des agriculteurs, fractures idéologiques entre « transitionnistes » et tenants de la croissance… C’était là le monde d’avant. Avant le Covid-19 et la contraction des économies, la redécouverte des enjeux de souveraineté alimentaire, la mise en lumière de la très grande vulnérabilité de notre modèle de développement. De quoi changer la donne, vraiment, non seulement pendant la crise mais aussi pour le monde d’après ? De lever les incompréhensions mutuelles et d’établir un nouveau contrat entre l’agriculture, l’environnement et la société ? Pas si simple. Nos questions à Eddy Fougier, consultant et politologue, qui vient de publier "Malaise à la ferme. Enquête sur l’agribashing" aux Éditions Marie B.

Mission Agrobiosciences-Inrae : Avant l’émergence du coronavirus, nous étions nombreux à pointer la forte conflictualité de nos sociétés, notamment dans les relations agriculture/environnement/société. Vous qui observez ces phénomènes, notamment sur les réseaux sociaux, les lignes de clivage existantes se maintiennent-elles, sont-elles accentuées ou se sont-elles diluées dans le sentiment d’une expérience commune ?
Eddy Fougier : Ces dernières années, de nombreux travaux menés par des sociologues, des démographes (E. Todd, H. Le Bras), des géographes (C. Guilluy) ou des politologues (J. Fourquet) ont montré que la principale caractéristique de la société française était sa fragmentation et sa polarisation. Jérôme Fourquet parle à ce propos d’une « archipellisation » en estimant que les différentes catégories de cette société ne se réfèrent plus à des valeurs communes.
Cette fragmentation concerne en particulier la classe moyenne qui est elle-même de plus en plus scindée entre, en gros, une partie qui s’en sort et une partie qui décroche depuis la crise de 2008-2009, et dont les ressentiments ont nourri récemment le mouvement des « gilets jaunes ». Or, on voit bien que les intérêts, mais aussi les valeurs et les préférences, de cette classe moyenne fragmentée ne sont plus les mêmes. C’est particulièrement perceptible dans les rapports que les classes moyennes supérieure et inférieure entretiennent vis-à-vis de l’automobile, et plus largement de la mobilité, ou de l’alimentation, par exemple dans le rapport à la consommation de viande et au flexitarisme, au bio ou aux circuits courts.
De ce point de vue, les incompréhensions et les tensions entre citadins et ruraux, agriculteurs et néo-ruraux, écologistes et agriculteurs, sont sans aucun doute l’une des nombreuses expressions de la fragmentation de la société.

Selon vous, l’un des principaux clivages qui oppose ces différentes catégories est un clivage entre les « modernistes » et les « post-modernistes ». Vous pourriez développer ?
Une partie de la société française est, en effet, encore sous l’influence des valeurs dominantes « modernistes » que sont la réussite professionnelle, l’individualisme, le matérialisme et le consumérisme. Même s’il y a , d’une part, ceux qui peuvent voir ces valeurs se matérialiser dans leur existence et, d’autre part, ceux qui y croient toujours, mais qui sont désormais dans l’incapacité de voir ces valeurs se matérialiser…
On voit bien qu’une autre partie de la société est dans une autre logique, plutôt de nature post-moderniste : elle privilégie une vision alternative davantage axée sur l’écologie, l’économie sociale et solidaire, le collaboratif, les valeurs féminines ou le développement personnel. Elle correspond à ce que l’on appelait il y a une vingtaine d’années les « créatifs culturels » Aujourd’hui, on peut les qualifier de « transitionnistes » car ils se reconnaissent généralement dans l’idée de transition écologique et sociale. Ce clivage recouvre d’ailleurs en grande partie les oppositions « idéologiques » entre agriculture conventionnelle et agroécologie.

La version contemporaine du fameux clivage « fin du monde versus fin de mois » pourrait donc être un clivage « urgence économique et sociale versus urgence climatique ».

L’épisode que l’on est en train de vivre (pandémie, confinement, récession) est-il à même de remettre en cause cette fragmentation ?
C’est loin d’être certain. On peut même avoir l’impression que cela tend à aggraver la fragmentation de la société française. La pandémie semble avoir renforcé les clivages entre générations. Ce sont les « boomers » qui ont payé le plus lourd tribut face au coronavirus. La lutte contre l’épidémie et le confinement ont bien montré également l’existence d’un clivage entre les populations exposées au virus (personnel soignant, autres personnes dans l’obligation de travailler en contact avec du public) et celles qui ne l’étaient pas. Au sein même des catégories confinées, les disparités sont également très importantes entre celles et ceux qui résident dans de grandes agglomérations, dans des banlieues sensibles ou à la campagne, dans de petits appartements ou dans une maison avec jardin, qui sont seuls, en couple ou en famille, qui peuvent continuer à travailler et à percevoir un revenu ou pas, etc. Enfin, après le confinement, on peut imaginer que certains vont vouloir continuer à « ralentir » en se référant aux principes de la «  slow life » qu’ils ont expérimentés confinés chez eux, tandis que d’autres, qui vont perdre leur emploi, qui sont indépendants, vont être extrêmement angoissés face à la forte insécurité économique et sociale.
L’écart entre modernistes et post-modernistes risque donc de s’accroître, les premiers souhaitant que l’on relance à tout prix l’économie, tandis que les seconds vont militer de plus en plus ouvertement en faveur d’une « post-croissance », en mettant en exergue le fait que le lien entre activité économique et dégradation de l’environnement a été prouvé a contrario lors du confinement. La version contemporaine du fameux clivage « fin du monde vs. fin de mois » pourrait donc être un clivage « urgence économique et sociale vs. urgence climatique ».
On devrait donc retrouver un tel clivage sur les questions agricoles et alimentaires entre des modernistes mettant l’accent sur le risque de pénurie alimentaire et des post-modernistes qui, eux, vont privilégier une transition écologique pour lutter contre le changement climatique. De mon point de vue, dans un tel contexte, ce qu’Antoine Messean a appelé une « guerre idéologique » à Bergerac en juillet 2019 risque malheureusement de se poursuivre et même de s’aggraver.

Au-delà de la situation actuelle, un certain nombre d’agriculteurs exprimaient depuis quelques temps une exaspération face à des décisions et surtout des avis sur leurs pratiques de la part de "non-spécialistes", notamment à l’occasion du grand débat ImPACtons (2) . Cette réaction n’est-elle pas totalement à rebours du regain d’intérêt pour l’agriculture de nos sociétés et ne sonne-elle pas comme une régression ? Ou bien est-elle légitime ?
De nombreux agriculteurs tendent souvent à émettre trois types de plaintes. Ils estiment effectivement que l’on méprise leur compétence : des personnes en dehors de ce milieu leur expliquant ce qu’ils devraient faire. Mais aussi leur modèle économique, en ne prenant pas toujours bien en compte leurs contraintes techniques et économiques spécifiques et en minimisant le fait que ce sont des entreprises comme les autres. Et enfin, leurs capacités d’adaptation, en leur demandant de faire évoluer leurs pratiques de façon beaucoup plus rapide que ce que l’on exige pour d’autres secteurs d’activité, comme l’automobile ou l’énergie.
Les agriculteurs peuvent souffrir, en effet, d’une forme de complexe vis-à-vis du reste de la société, les amenant à considérer que leur point de vue et leurs intérêts ne comptent pas et qu’ils passeront toujours derrière ceux des citadins et des néo-ruraux – c’est qu’il se passe avec les Zones de Non Traitement - ou après d’autres acteurs économiques comme les industries et les services, par exemple dans le cadre d’accords de libre-échange tel le CETA. Cela peut les conduire à établir un amalgame entre le monde associatif, les médias généralistes, le grand public, les politiques, les élus et le gouvernement. C’est la raison pour laquelle ils tendent à se méfier, par exemple, de cette consultation publique qu’est ImPACtons. Je ne dis pas que cette réaction est légitime, mais elle est en grande partie compréhensible.

La brutale mise en lumière du rôle nourricier d’une partie des agriculteurs en cette période de confinement planétaire est-elle vraiment une chance pour ces derniers, ou comporte-t-elle à terme des limites, des effets pervers ?
Je suis toujours assez prudent, et réaliste, sur ce qui peut être envisagé durant des périodes de crise. Rappelons-nous ce qui avait été dit et écrit après les attentats du 11 septembre ou après la crise de 2008-2009 : plus jamais ça ! On ne nous y reprendra plus ! A chaque fois, c’est la même aspiration à un grand retour de l’Etat régalien et interventionniste face au tout-marché, l’éloge de l’économie réelle face à la finance, l’appel à un retour de la régulation et des frontières ou à une remise en cause de la toute-puissance de la finance et des paradis fiscaux. Or, une fois la vie « normale » revenue, ces belles résolutions sont la plupart du temps rapidement oubliées. On peut se demander s’il n’en sera pas de même à propos de la situation actuelle.

la montée en puissance de « micro-républiques » agricoles

Le rôle nourricier de l’agriculture est effectivement mis en avant dans un contexte où ce qui était vu comme allant de soi –les rayons des supermarchés bien garnis – a été brusquement remis en cause, d’ailleurs en grande partie du fait des achats panique par les consommateurs eux-mêmes. Du coup, à l’annonce du manque criant de main d’œuvre saisonnière pour les récoltes, plus de 200 000 personnes se sont portées volontaires pour aider les agriculteurs. De même, le président de la République a expliqué dans son adresse aux Français le 12 mars dernier que « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main ».
On le sait, en période de crise, la population a besoin de valeurs-refuge et de lieux-refuge. C’est le cas de l’alimentation, et en particulier des produits non périssables (pâtes, riz, conserves, etc.) et de la campagne où nombre de citadins, et notamment de Parisiens, se sont réfugiés. Néanmoins, on sent bien qu’une fois la page de cette crise tournée, on va vite oublier tout ça et la plus grande partie de la population ne va plus être obnubilée par la base de la pyramide de Maslow, à savoir la satisfaction des besoins physiologiques de base, et donc par le rôle nourricier de l’agriculture. Et les Parisiens vont vite quitter les campagnes.
En revanche, si ces différentes crises (pandémies, confinement, récession) devaient être à la fois profondes et durables avec, par exemple, une seconde vague de contamination et une récession particulièrement forte et si, parallèlement, on devait assister à nouveau à des effets tangibles du changement climatique, on pourrait observer un véritable tournant. Cela pourrait se traduire par une évolution de certains comportements individuels : par exemple, un exode massif et durable de citadins vers les campagnes dans une logique d’autosuffisance, notamment alimentaire, ce qui pourrait favoriser la montée en puissance de « micro-républiques » agricoles, ainsi que les qualifie le rapport prospectif « Agri 2050 » du CGAAER (3) . On a pu observer une telle tendance en Grèce au moment de la grave crise de la dette publique démarrée en 2010.

Pour un politologue, qu’implique le fait de penser et analyser en temps de crise ? A quoi êtes-vous attentif, sur quels aspects êtes-vous prudent ?
Personnellement, je suis toujours fasciné par deux éléments. Le premier est la capacité des périodes de crise à faire bouger les lignes et à faire en sorte que ce qui était jugé totalement utopique devienne le bon sens à un moment donné. On le voit bien en ce moment sur la question du revenu universel. On l’a vu au moment de la crise de 2008-2009 sur la taxe Tobin ou taxe sur les transactions financières.
Le second aspect, que j’ai déjà mentionné, est que l’on tend à oublier très rapidement les « bonnes » résolutions des périodes de crise. Qu’est devenu l’accord des principaux gouvernements européens sur la taxe Tobin une fois passé le « gros » de la crise ? La situation peut néanmoins évoluer s’il y a une forme d’alignement des planètes avec (1) l’existence de « chocs » violents, pandémies, catastrophes naturelles ou environnementales, crises économiques, etc., (2) une mutation sous-jacente des sociétés, notamment compte-tenu du renouvellement des générations, et (3) d’importants mouvements sociaux portés par des groupes qui ont tout intérêt à ce que les choses bougent : jeunes, « créatifs culturels » ou « transitionnistes ». Or, si l’on observe la situation actuelle, on voit bien que le scénario de continuité (business as usual) n’est plus ni soutenable, ni socialement acceptable par une grande partie des sociétés.

(1) Chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), puis chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) Eddy Fougier devient expert-consultant indépendant à partir de 2016. Il est l’auteur d’études et de notes comme « La contestation animaliste » (2019) ou « Les agriculteurs face au Front national » (avec J. Fourquet, 2016).

(2) Dans le cadre de la future PAC 201-2027, chaque Etat membre doit présenter à la Commission Européenne son Plan Stratégique Nationale. La France a choisi de l’élaborer en lien avec les citoyens à travers une série de débats publics et de débats en ligne. Cette démarche, qui a pris le nom d’ImPACtons.a été suspendue en raison du Covi-19 et reportée à septembre 2020 .

(3) Le Conseil Général de l’Alimentation, l’Agriculture et les Espaces Ruraux : https://agriculture.gouv.fr/le-cgaaer-presentation-role-et-missions.

Un entretien avec le politologue Eddy Fougier. 9 avril 2020.

Lire également l intervention d’Eddy Fougier lors des 25èmes Controverses à Bergerac (2019) : Du glyphosate à l’élevage – questions scientifiques, traitements médiatiques et politiques


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