Consommer en bonne conscience, est-ce possible ?
Interview de Bertrand Hervieu, sociologue, secrétaire général du Ciheam, par Jacques Rochefort
Jacques Rocherfort : Pourquoi opposer aujourd’hui le consommateur et le citoyen ?
Bertrand Hervieu : "Il me semble assez normal d’opposer ces deux dimensions parce que le consommateur a une dimension économique très évidente, et que de ce point de vue là, il nourrit des intérêts qui ne sont pas forcément des plus compatibles avec l’intérêt général. Le consommateur cherche, en premier lieu, son intérêt particulier. Alors que le citoyen, lui, est pensé comme une personne ayant en tête, continuellement, l’intérêt général.
Etre un consommateur citoyen, cela voudrait dire que le consommateur, quand il consomme et quand il achète, a en tête, à la fois, les intérêts de l’agriculteur qui produit, de l’ouvrier qui transforme, du commerçant qui vend... et que, à ce titre, il faudrait qu’il accepte de prendre en charge, lui seul, la rétribution et les problèmes que rencontre chacun de ces différents acteurs de la filière.
Donc, que l’on oppose consommateur et citoyen ne me choque pas. C’est un problème qu’il nous faut gérer, tout en sachant que chaque individu est traversé par les diverses dimensions de ses appartenances sociales qui, de plus, peuvent être contradictoires. Je pense qu’on est là au cœur de la modernité et de la tension que rencontre chaque individu dans son insertion sociale : il est tout à la fois, citoyen et consommateur, l’homme d’un lieu et l’homme du monde.
D’après vous, à quand remonte ce phénomène ?
Clairement, ce phénomène est apparu avec la société industrielle. Pour ce qui concerne la France, il apparaît d’une façon très massive au cours des Trente Glorieuses. La césure arrive avec la fin des sociétés paysannes et l’arrivée d’un modèle urbain, d’une division sociale du travail qui entraîne, dans le même temps, une division sociale de la consommation et de la relation à l’économique. Lorsque vous viviez dans des sociétés paysannes où l’ambition du chef de famille et de la ferme était d’assurer la couverture alimentaire de sa famille et du groupe domestique qui l’entouraient, il n’y avait pas de dissociation possible entre le producteur et le consommateur : c’était les mêmes personnes.
Donc, cette dissociation intervient dans la double construction, à la fois, de l’individu moderne et du marché mais aussi de la citoyenneté, qui n’est pas une dimension humaine ontologique, mais bien une construction.
Oui, mais aujourd’hui, on a l’impression que nous fonctionnons sur le registre de la culpabilité. Comprenez, comment être à la fois un bon producteur et un bon citoyen, à une période où sont mis en avant les terroirs, les labels qualité, le commerce équitable... On a l’impression que le producteur, le consommateur et le citoyen ne s’y retrouvent pas.
Personne ne s’y retrouve. Le consommateur ne s’y retrouve pas, le producteur non plus, pas plus que le citoyen ou l’élu en responsabilité d’un territoire. C’est normal.
Car il faut bien comprendre que chaque individu est traversé par plusieurs dimensions qui le définissent, de la même façon qu’un territoire est traversé de plusieurs fonctions et de plusieurs appartenances. J’aurais plutôt envie de retourner le propos. Je crois que ce qui fait l’intérêt, la richesse et le côté très enthousiasmant de notre modernité du début du 21ème siècle, c’est que précisément l’individualisme moderne n’est pas un individualisme sans appartenance mais, au contraire, un individualisme de multi-appartenances. Et, ce que nous avons à gérer, ce sont ces multiples appartenances qui font que nous sommes de plusieurs lieux, de plusieurs cultures, de plusieurs appartenances - politique, familiale, professionnelle.
Nos identités ne sont donc plus des identités héritées, assignées. Elles sont continuellement construites, acquises, conquises. C’est à la fois très enthousiasmant et très vertigineux, parce que rien n’est jamais acquis. On peut passer d’une insertion extrêmement fluide, multiple et assez exaltante, à une désinsertion totale si toutes ces appartenances s’effondrent les unes après les autres. Or que vous preniez la vie affective, la vie familiale, la vie professionnelle, la vie politique ou les appartenances culturelles ou religieuses... aucune ne peut apparaître, aujourd’hui, à qui que ce soit, définitive dans une vie. Elles ont à la fois multiples et fragiles."
Interview réalisée par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences, dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !", mars 2008, "Les malheurs des mangeurs : consommateurs ou citoyens, faut-il choisir ?".
Lire aussi l’interview d’Estelle Masson, psycho-sociologue, "Comment les français résistent-ils à l’obésité ?" réalisée par Sylvie Berthier, (Mission Agrobiosciences), lors de cette même émission.
Téléchargez l’Intégrale de cette émission, une publication originale de la Mission Agrobiosciences d’une dizaine de pages et accessible gratuitement. "Les malheurs du mangeur : consommateur ou citoyen, faut-il choisir ?"
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales) :
- "Les consommateurs européens : incontournables et introuvables", morceaux choisis des Tables Rondes de la Fédération Européenne de Zootechnie, par Jean-Claude Flamant, Mission Agrobiosciences
- "La consommation engagée, mode passagère ou tendance durable ?", Chronique Grain de Sel de Jean-Marie Guilloux avec Geneviève Cazes-Valette, Professeur de marketing à l’ESC Toulouse, dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de décembre 2006
- "Une Europe, des consommateurs ?", les Actes des deuxièmes Rencontres Agriculture, Alimentation & Société, Sisqa, décembre 2001.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.