22/04/2011
Avril 2011 (entretien original)
Nature du document: Entretiens

"Nous surconsommons de l’invention et de l’innovation, mais manquons cruellement de capacités à renouveler intelligemment le lien social"

Face aux difficultés et crises actuelles (économique, environnementale, sanitaire, sociétale…), deux postures s’affrontent. Pour les tenants de la première, il faut dire stop au progrès, puis opérer une marche arrière, pour renouer avec une certaine idée du bon vieux temps. Pour d’autres, au contraire, l’innovation est La réponse grâce à laquelle pourront être réglés la faim dans le monde, les défis énergétiques, les grands enjeux de santé publique.
La Mission Agrobiosciences, qui a abordé à de multiples reprises la question du primitivisme, ouvre un nouveau chapitre de son dossier sur l’innovation.
Invité de choix, Norbert Alter, sociologue, spécialiste des questions d’innovation et de coopération dans les organisations, histoire de clarifier la définition et les limites d’un processus révélateur d’un "stade de la consommation (technique ou managériale) incroyable, pour ne pas dire ridicule". Quant à l’innovation sociale, personne ne semble vraiment s’en préoccuper.

« L’innovation est une composante indispensable aux métiers de l’agroalimentaire » peut-on lire sur le site boulangerie-pâtisserie.net [1], qui publie le 15 avril 2011, un papier sur les treize produits retenus pour les Trophées de l’innovation Louis Pasteur, parrainés par Hervé This [2]. Au tableau des nominés : bière à la fleur d’hibiscus, terrine enrichie en omégas 3, frites de racines de manioc et, encore et toujours, les indétronables yaourts et autres compotes (ici, de pomme, potiron et billes d’alginates).
Quelques jours auparavant, le site agevillage.com [3] se faisait l’écho d’une innovation pour lutter contre la dénutrition des personnes atteintes d’Alzeihmer. Les bouchées saveurs, un snacking dit "intelligent" mis au point par Avenance Santé, s’affichent ni plus ni moins comme La solution repas répondant aux problèmes de la perte d’autonomie. Présentées sous forme de petites bouchées de légumes, viandes, poissons ou desserts, "ludiques et simples à attraper avec la main", elles permettent au malade de s’alimenter sans l’assistance d’une aide et d’une petite cuillère…
Toujours au rayon de l’innovation, le site du Ministère de l’Agriculture [4] nous informe, ce 20 avril, que sur la base des propositions du député Antoine Herth, le ministre Bruno Le Maire a présenté la feuille de route « Biocontrôle » du ministère. Douze actions concrètes seront ainsi mises en œuvre au cours des deux prochaines années pour, notamment, « promouvoir l’innovation pour le développement de nouvelles techniques sûres et efficaces ».
Dernière actualité, ce vendredi 22 avril, à 18h20 sur France Culture, Joseph Confavreux consacre son émission Le champ des possibles au thème : « Innovation alimentaire et nouvelles technologies », en présence de Alain Blogowski, Secrétaire interministériel du Conseil national de l’alimentation, Michel Descanne, fondateur de Nutriset, et Xavier Terlet, expert Tendances et Innovations du Salon International de l’Alimentation.
Qui sont les innovateurs ? Comment naît l’innovation et comment se diffuse-t-elle dans la société ? Toute innovation est-elle synonyme de progrès ? Peut-on vraiment décréter l’innovation ? Quid de l’innovation sociale ?
Réponses avec Norbert Alter, sociologue, spécialiste des questions d’innovation et de coopération dans les organisations. Après avoir travaillé comme sociologue, durant douze ans, à France Telecom, puis au Cnam, il rejoint l’Université Paris Dauphine, où il est professeur de sociologie et membre du Laboratoire DRM (Dauphine Recherche en Management).
Co-fondateur de l’Association professionnelle des sociologues d’entreprise et de la revue Sociologies pratiques, Norbert Alter est également l’auteur de nombreux ouvrages dont "L’innovation ordinaire" [5] aux Puf, en 2000, et, dernier en date, "Donner et prendre. La coopération en entreprise" [6], publié en 2009 aux éditions La Découverte.

Sylvie Berthier. Souvent, dans les représentations, l’innovation est synonyme de technique et fait référence à des objets présentés lors du concours Lépine.
Norbert Alter. Il ne faut pas confondre invention et innovation. Le concours Lépine consiste en une présentation d’inventions, de découvertes, de mises au point de nouveaux objets, outils ou appareils. De la même façon, les bureaux d’études, ou de recherche et développement, des grandes entreprises - automobiles, pharmaceutiques ou agroalimentaires- produisent des inventions.
L’innovation, elle, est un processus d’appropriation qui conduit un grand nombre de personnes à utiliser une découverte. Ces utilisateurs trouvent un usage, un sens et une efficacité, locale, adaptée à leur culture, de cette nouveauté. Mais sachez que, le plus souvent, le processus d’innovation se déroule de façon inattendue ; il n’est pas rare que l’usage qui est fait d’une nouveauté ne corresponde pas à celui imaginé à l’origine.
Vous l’aurez donc compris : si une découverte n’est pas largement diffusée, elle n’emprunte pas le chemin de l’innovation. Et reste simple invention, au fond d’un placard ou d’un tiroir.

Pouvez-vous nous donner des exemples de découvertes qui n’ont pas rencontré leur public ?
Il y en a un grand nombre, mais prenons-en une, très célèbre : le moulin à eau. Inventé au IVe siècle après JC, il ne sera largement diffusé qu’au XVIIe siècle. Treize siècles auront été nécessaires à sa propagation.
Pourtant, il est très utile. Il permet de réduire la force de travail consacrée à la production de farine, et de la réinvestir dans le travail de la terre, donc d’augmenter le rendement des productions agricoles et de réduire les pénuries alimentaires. La construction d’un moulin à eau n’est pas très coûteuse non plus - bien moins que celle d’une cathédrale ou d’une forteresse. Alors, pourquoi ne se diffuse-t-il pas ? Notamment parce que pour faire fonctionner un moulin, il faut que les seigneurs acceptent de partager leur territoire au service de la collectivité. Cela était politiquement difficile.

Les innovations obéissent à un certain nombre de caractéristiques. Quelles sont-elles ?
Le processus de l’innovation est très bien décrit par Schumpeter, l’économiste de l’innovation.
Dans une première phase, ce processus est initié par quelques individus, des marginaux, des pionniers qui transgressent les normes établies de leur époque, les règles telles qu’elles sont définies par le marché, la morale ou la consommation. Ce premier pas peut être d’une grande simplicité ou, au contraire, un acte très important. Ce peut être des femmes qui osent porter un pantalon, des agriculteurs qui choisissent d’utiliser un tracteur, des lycéens qui refusent de porter leur blouse, des joueurs de jazz qui s’opposent aux conventions musicales traditionnelles, ou encore un industriel qui crée une start-up.
Dans un deuxième temps, ces pionniers sont imités et, rapidement, de très nombreuses personnes vont à leur tour utiliser cette nouveauté. Reprenons l’exemple du tracteur : si son utilisation a piétiné dans un premier temps, elle s’est ensuite développée très rapidement, entre les années 50 et 70.
Arrive, enfin, la troisième phase, celle de la stabilisation. L’innovation s’est généralisée, à l’exception de populations réfractaires, qui ne veulent pas l’adopter, même si l’on baisse les prix. Finalement, dans cette dernière phase, la transgression initiale des pionniers est devenue la norme.
Cette courbe que je viens de décrire (pionniers, imitateurs, réfractaires) a la même forme que celle d’une épidémie. En clair, l’innovation, comme un virus, se transmet de personne à personne. Elle ne se décrète pas.

Vous dites que l’innovation ne se décrète pas, mais ne peut-on, cependant, imposer une innovation ? Par exemple, que toutes les femmes portent des pantalons.
Certes, mais sans appropriation, il ne peut y avoir innovation, car dès que l’on retire la pression de la règle, les gens renouent avec leurs pratiques antérieures.
L’appropriation signifie que les individus font de la nouveauté une coutume, un plaisir, une fonctionnalité. Finalement, ce sont eux qui décident de l’usage.

En période de crise ou de fortes contraintes, on entend dire, souvent, que l’innovation est une réponse à de nombreux problèmes. Les OGM, par exemple, pour éradiquer la faim dans le monde.
L’innovation se développerait davantage en période de crise. C’est effectivement une idée qui circule couramment, mais elle n’a jamais été vérifiée. Disons plutôt qu’en période de crise, on accepte, plus facilement, de prendre le risque de se saisir de nouveautés que l’on n’utilisait pas jusque-là. Les acteurs de terrain vont chercher des moyens pour s’en sortir.
La pénicilline, qui a été trouvée en période de guerre, est souvent donnée en exemple. Mais on ne dit pas qu’il existe aussi, en période de crise, des kyrielles de nouveautés inutilisées par manque de temps, à cause de l’urgence ou du risque.
Je tiens à préciser, ici, qu’une innovation est un processus de diffusion qui n’est ni bon, ni mauvais en soi. On pense ce que l’on veut des OGM, de la guillotine et de la bombe atomique. Toutes les innovations ne sont pas bonnes, toutes ne sont pas mauvaises non plus.

Finalement une innovation réussit toujours, mais elle n’est pas forcément signe de progrès…
Une innovation réussit toujours, puisqu’elle représente la diffusion d’une invention. Est-elle pour autant un progrès ? Tout dépend de ce qu’on appelle progrès. Toute innovation technique est un progrès technique, mais tout progrès technique est-il bon pour la société ? Si les deux termes ont longtemps été associés, nous savons aujourd’hui que les situations sont plus complexes, et que les questions économiques et techniques méritent des éclairages éthiques ou socio-économiques.

Qu’est-ce qui fait le succès d’une innovation ? Sa simplicité d’utilisation, son utilité, son prix ?
Clairement, ce qui fait le succès d’une innovation n’est ni l’utilité, ni le plaisir, ni la facilité d’usage… Tout simplement, elle devient normale, elle est utilisée de manière générale et même quasi-obligatoire. Est-ce qu’un téléphone portable est pratique ? Oui et non. Si cet appareil est extrêmement commode, chacun sait, aussi, comme il est épouvantablement gênant d’avoir un « fil à la patte », de pouvoir être joint toujours et partout. Autre exemple, la messagerie électronique. C’est formidable, à une nuance près : quand on envoie un mail à une personne, si elle n’a pas répondu dans les 48h, on considère qu’il y a un problème technique ou relationnel. Est-ce que tout cela simplifie la vie ? Je n’en suis pas certain.

Les réseaux sociaux comme Face book, qui permettent la mobilisation de milliers de personnes – lors des révoltes du monde arabe par exemple- sont-ils une innovation de notre époque ?
De façon générale, les technologies de traitement et de transmission de l’information (la radio pendant la Seconde guerre mondiale par exemple…) sont extrêmement importantes pour développer une stratégie, et les systèmes de communication ont toujours été au cœur des relations conflictuelles. Ce qui est nouveau, dans les réseaux sociaux, c’est la nature de la technologie, mais pas le fait que les individus s’emparent de moyens de communication pour dynamiser une action collective.

Au départ de l’innovation, des individus doivent transgresser les normes en vigueur, que ce soit au sein d’une entreprise ou de la société. Est-ce que, avec l’accroissement de la normalisation (normes, labels, certifications…), les marges de manœuvre ne se rétrécissent pas pour les individus, entraînant un frein à l’innovation.
Oui - et c’est un grand paradoxe -, aujourd’hui les entreprises demandent à leurs employés de respecter de plus en plus toutes sortes de normes, tout en les invitant à prendre de plus en plus de risques et d’initiatives. Cette tension entre, d’une part, la nécessité de se plier à plus de règles et, de l’autre, l’injonction de prendre des initiatives, met ces personnes dans des positions psychiquement difficiles.

La diffusion de l’innovation se fait-elle à un rythme soutenu ou non ?
Je pense que, dans les pays occidentaux, nous avons tendance, que ce soit pour l’innovation de produit, de technologie ou d’organisation, à surconsommer de l’invention et de l’innovation. Cela est devenu une fin en soi. Reste que certaines situations révèlent que nous touchons à la limite de ce système.
Un exemple. Le secteur automobile produit des voitures ultra-sophistiquées du point de vue de l’innovation, bardées d’assistances électroniques. Ces voitures extrêmement lourdes – deux fois plus que des véhicules qui offraient à peu près les mêmes services il y a trente ans- consomment bien trop d’essence ou de gasoil. A-t-on absolument besoin de véhicules dotés de tant de technologies ? Je n’en suis pas persuadé.
Nous sommes arrivés à un stade de la consommation incroyable, pour ne pas dire ridicule. Imaginez-vous devant un linéaire de yaourts dans un supermarché. 30 m2 de yaourts différents s’offrent à vous. Une question de sens finit par se poser. De la même façon, dans le domaine de la vie et des organisations, les modes managériales se succèdent.

Comment expliquez-vous cette course à la nouveauté ?
L’hypothèse est faite que la nouveauté en tant que telle va renouveler les rapports humains. Pour ma part, je crois que nous disposons de capacités croissantes à renouveler nos produits, nos technologies et nos modes d’organisation, mais que nous manquons cruellement de capacités à renouveler intelligemment le lien social. Nous avons une grande intelligence à créer des produits ou des services nouveaux, mais ne sommes pas très forts du point de vue de l’intelligence sociale, consistant à les utiliser ensemble pour plus de bien-être ou de bonheur collectif.

L’innovation sociale n’intéresse-t-elle pas nos concitoyens ?
Si, au contraire, je crois qu’il y a une forte demande pour davantage de liens, de capacités à renouveler les rapports sociaux. Que ce soit les personnes âgées, les célibataires ou les familles monoparentales, les gens se plaignent toujours plus de solitude et d’isolement. Reste que leur demande n’est pas prise au sérieux, même par les institutions. Regardez, il y a de moins en moins de petits commerces dans les centres-villes. On pourrait très bien imaginer une politique publique innovante qui consisterait à favoriser l’implantation active de petits commerces, de services pour que, à nouveau, du lien social urbain se construise. Mais on n’y pense pas vraiment.

Donc l’innovation ne se décrète pas, mais il peut y avoir des politiques publiques innovantes.
Bien-sûr. Prenons un exemple simple, le Vélib’. Voilà une politique publique innovante. Elle ne décrète pas l’utilisation du vélo, mais tente de favoriser son utilisation.

Avec Norbert Alter, sociologue spécialiste de l’innovation.

[2[Dans le cadre du pôle régional franc-comtois de la Fondation science et culture alimentaires. En savoir plus sur le Pôle Midi-Pyrénées

[5Prix du livre Ressources Humaines 2001, décerné par Le Monde, Sciences Po, Syntec

[6Stylo d’or 2009, décerné par l’Express, Le Figaro, et l’ANDRH, et Prix du livre Ressources Humaines 2010.


Mot-clé Nature du document
A la une
SESAME Sciences et société, alimentation, mondes agricole et environnement
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Générations futures : pourquoi s’en remettre à demain ?
Humains et animaux sauvages : éviter les lieux communs ?
Le chercheur-militant, un nouveau citoyen ?

Voir le site
FIL TWITTER Des mots et des actes
FIL FACEBOOK Des mots et des actes
Top