Jacques Rochefort : Quelle analyse faites-vous de la catastrophe que connaît actuellement le Japon ? Comment l’interpréter ?
Dominique Desjeux : Ce qui me frappe c’est que cet accident se déroule dans un des pays le plus précautionneux sur la question du nucléaire. Et pourtant l’accident a eu lieu. Souvent j’observe que dans les différents pays ou organisations où j’ai fait des enquêtes, il existe un espèce d’habitus, un modèle de résolution des problèmes, que l’on ne réinterroge pas quand il y a une crise. Spontanément les acteurs remobilisent les mêmes solutions que celles qui avaient été mobilisées dans les problèmes antécédents. Ce qui m’a intrigué c’est que le Japon, pays soumis à de grandes inondations, les fameux tsunamis, mot qui est lui-même d’origine japonaise, ait mis les groupes électrogènes au sous-sol de ses centrales, si j’en crois l’information donnée par les médias. En Chine le problème s’était aussi posé pour des centrales nucléaires dans les années 1990, d’après une interview auprès d’un ingénieur EDF. Les chinois avaient insisté sur l’importance d’installer un groupe électrogène en hauteur du fait de leur habitude des inondations, alors que les français insistaient pour avoir deux lignes électriques autonomes par crainte du feu qui étaient un problème plus français.
Au Japon, la catastrophe survient quand plusieurs causes non prévues se cumulent. Cela repose donc aujourd’hui la question de la sécurité du nucléaire et non plus seulement celle des déchets, la question du CO2 ne se posant pas.
Cependant les voies d’action sont étroites. Le charbon est abondant en Chine et aux USA mais il induit une pollution en CO2 importante. Le pétrole est toujours là mais ses réserves sont limitées. La limite va être repoussée grâce aux gisements de schistes bitumineux mais ils demandent beaucoup d’eau pour les extraire. Au-delà de la pollution que cela provoque avec les techniques actuelles, l’eau est par ailleurs une ressource rare. Il ne reste donc plus que les énergies alternatives. Mais leur rendement énergétique est beaucoup moins important et ce n’est pas avant 20 ou 30 ans, d’après les sources les plus écologiques, que nous pourrions avoir une substitution énergétique. De plus les éoliennes sont souvent mal acceptées et leur coût est encore assez élevé.
Cela veut dire qu’il n’existe pas de solution simple à la résolution de la question énergétique qui est au cœur du fonctionnement de toute société, et tout particulièrement pour la nôtre au cœur de la consommation. S’il n’y a plus d’énergie, la vie quotidienne devient difficile : plus de chauffage, plus de lave-linge, plus de réfrigérateur, plus d’éclairage, plus de télévision, plus d’ordinateur ni de console de jeu vidéo, dont les ménages sont équipés à plus de 80% en France, plus d’ascenseur, plus de possibilité de recharger les batteries des téléphones mobiles, des brosses à dent ou des voitures électriques.
Au final cela nous demande probablement de nous engager dans la voie des solutions énergétiques mixtes et intermédiaires et à envisager une consommation plus économe en matière première, en énergie et en intrants pour les produits alimentaires, voie qui heurte de plein front les modes de vie de tous, la division sexuelle des tâches domestiques et les activités agricoles et industrielles et donc qui ne se réalisera pas sans résistance du fait des risques et des pertes que ces changements provoquent.
J.R. : Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une différence d’approche entre notre monde et l’Asie en termes d’interprétation de la catastrophe ?
D.D. : Lors d’une enquête que j’ai menée en Chine, en France et aux USA sur les soins du corps et la représentation de la nature j’ai été frappé par le fait qu’en France la nature est considérée comme bonne. Elle renvoie à un imaginaire idéalisé très puissant que l’on retrouve autour du « bio » notamment. En Chine, et au Japon me semble-t-il d’après ce que j’ai lu dans les journaux récemment, la nature demeure ambivalente et possède une part dangereuse. De ce fait, il existe une sorte de « normalité » vis-à-vis de l’occurrence des catastrophes ce qui n’empêche pas les chinois de réagir vis-à-vis des conséquences des tremblements de terre ou du lait contaminé à la mélanine en 2008.
J’ai été aussi frappé lorsque j’ai regardé la chaîne de télévision japonaise en anglais NHK par la différence de mise en scène de l’émotion. Les japonais ont autant d’émotion que nous. Ils ne l’expriment pas de la même façon comme on a pu le voir à la télévision. Mon collègue chinois Zheng Lihua explique que, sur une échelle d’émotion de 1 à 10, lorsque nous français sommes au niveau 4 d’émotion cela correspond à 10 chez un chinois. Un niveau 4 français parait donc très fort à un chinois et un niveau 4 chinois parait très faible à un français. Cela semble du même ordre pour les japonais. Ceci permet de décoder cette remarque reprise dans plusieurs commentaires dans les médias : les japonais sont dignes, comme les anglais sous les bombardements, la dignité étant associée au fait de ne pas exprimer son émotion.
La maîtrise de l’émotion ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Sur NHK un maire japonais déclarait sur un ton calme, un sentiment fort : « l’Etat nous a abandonné ». On comprend qu’il existe bien une dimension culturelle de l’émotion quand en même temps on peut voir les images méditerranéennes de l’Egypte, de la Libye ou de la Tunisie où le code de l’expression de l’émotion est au plus fort. Dans les cultures méditerranéennes, ne pas exprimer son émotion serait socialement le signe de l’indifférence au contraire des cultures asiatiques sans faire de la culture une essence mais une donnée historique qui peut très bien changer dans les années à venir.
J.R. : Est-ce qu’il s’agit d’un héritage de la pensée confucéenne ?
D.D. : C’est très compliqué à dire car je ne suis pas du tout culturaliste. Pour moi la culture est ce qu’une société, au cours de son histoire, a sélectionné, dans son imaginaire, comme valeur. Mais cela ne veut pas dire que les valeurs expliquent les pratiques car il y a souvent un écart important entre les valeurs et les pratiques du fait des contraintes de survie qui organisent les sociétés. La culture relève plus souvent du registre de la justification d’une pratique que l’inverse. Dans une société chaque groupe social va puiser dans le répertoire religieux ou culturel ce qui va justifier sa pratique traditionnelle ou novatrice. En Chine il me semble que le confucianisme sert plutôt aujourd’hui à justifier l’ordre social. Au Japon, je ne sais pas. Je dirais cependant, sous bénéfice d’inventaire, que le contrôle de l’émotion a à voir avec la gestion sociale de la violence. Les codes de politesse et les rituels, qui semblent importants au Japon, sont une tentative de canalisation de l’émotion considérée comme dangereuse socialement mais dont l’expression est sans cesse renaissante sous des formes plus ou moins violentes.
J.R. : Ce qui se déroule actuellement au Japon va-t-il modifier le regard que l’on a sur ce pays ?
D.D. : A mon avis l’intérêt pour le Japon ne durera probablement pas plus ni moins longtemps, sauf nouvelle catastrophe, économique, politique ou écologique, que celui qu’il avait suscité après sa formidable croissance de 1953 à 1973, l’équivalent de nos trente glorieuses. Pendant cette période les produits japonais avaient envahi les marchés occidentaux, comme les produits chinois aujourd’hui. Tous les manageurs cherchaient le secret du Japon.
Aujourd’hui, les chinois ont envoyé des équipes de secours au Japon ce qui est tout à fait remarquable quand on sait que le Japon ne s’est jamais excusé des massacres commis à Nanjing pendant la guerre sino-japonaise. En même temps le Japon est le premier partenaire économique de la Chine. Mais la vie reprendra son cours plus ou moins chaotique, et plutôt plus pour les groupes sociaux plus démunis suite à la crise de 2008, une fois le Japon sorti de l’éclairage des médias. Il faudra continuer à faire avancer la réflexion sur l’énergie sans l’aide des projecteurs et de l’émotion associé au drame japonais.
J.R. : Jean-François Sabouret explique que de toute façon le Japon finira bien par s’en sortir ; qu’en pensez-vous ?
D.D. : Je ne vois pas bien quoi dire face à un aussi bon spécialiste que Sabouret. Le Japon a connu une crise économique entre 1990 et 2000. Depuis le début des années 1970, il est rentré dans une tendance économique de fond celle de la récession de la croissance, qui a frappée tous les pays développés depuis les années 1970, y compris la France qui a connu un pic de croissance de près de 8% avant 1973. La Chine est peut-être en train de rentrer dans cette nouvelle tendance depuis 2011 avec sa croissance de 7% après un pic à 12 ou 13%. Peut-être que cette crise permettra de relancer l’économie japonaise à travers une politique de grands travaux. L’Etat peut être conduit à réguler davantage l’économie, il l’avait déjà fait avec le MITI, même si on sait aujourd’hui que cela s’est fait à l’aide de réseaux dont certains étaient plus ou moins mafieux . La crise actuelle peut jouer le rôle de la fameuse « destruction créatrice » théorisée par Schumpeter. Mais je n’y crois qu’à moitié, à l’heure où il faut surtout réfléchir à la mise en place d’une consommation plus économe. Je n’y crois aussi qu’à moitié dans l’immédiat, quand je vois le temps qu’il a fallu pour que la crise du pétrole de 1973 ait un effet sur la réflexion énergétique.
J.R. : Peut-on imaginer à l’aune de cette catastrophe une sorte de gouvernance mondiale des catastrophes ?
D.D. : J’aimerais y croire. Le seul moment où l’on voit de la gouvernance mondiale c’est sur le plan monétaire même si ce n’est pas sans tension et sans limite, notamment par rapport aux institutions financières qui résistent à toutes les tentatives de régulations, sans toujours gagner par ailleurs. Tout récemment, suite à la crise, les banques centrales ont décidé d’aider le yen.
De mon point de vue, la gouvernance collective relève de fait à la fois de l’utopie et de la realpolitik. La construire s’apparente au mythe de Sisyphe. C’est continuer à vouloir comprendre, changer et améliorer sans cesse. Inlassablement.
Propos recueillis par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences.
Sur la question du risque, on peut lire notamment sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Le désir de catastrophe : un pire à éviter ou un horizon qui attire ?. La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées. Séance introduite par Henri-Pierre Jeudy, philosophe, et Jean-Michel Maldamé, théologicien dominicain. Télécharger l’Intégrale PDF
- Comment contenir les peurs pour une meilleure prise de conscience du risque ?. Par Patrick Denoux, Professeur de psychologie interculturelle, Université de Picardie Jules Verne Amiens.
- Doit-on aller vers un apprentissage collectif du risque ?. La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées. Une séance introduite par Olivier Moch, directeur général adjoint de Météo France et Patrick Denoux, alors maître de conférences à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Télécharger la restitution