18/11/2008
Le billet de la Mission Agrobiosciences. Novembre 2008

« Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ? »

Jean-Claude Flamant. Copyright P. Assalit

Les sociétés européennes accordent une importance croissante à la qualité de leurs rapports aux animaux. Il ne s’agit pas uniquement du « bien-être animal » (animal welfare), mais d’un faisceau d’indices de natures diverses qui convergent pour construire une nouvelle représentation sociale des animaux, jusqu’à en arriver à la question suivante : « Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ? ».

Voici l’objet de ce nouveau billet de la Mission Agrobiosciences, signé Jean-Claude Flamant.

De la domestication à la défense du « droit des animaux »

"A l’origine, l’humanité s’est construite au Néolithique dans une relation intime avec les animaux. Lors du processus de domestication, ils ont été associés à des symboles religieux - la Déesse Terre et le Dieu Taureau - suivant la thèse formulée par l’archéologue Jacques Cauvin (1), et simultanément impliqués dans des sacrifices rituels. Aujourd’hui, l’élevage des animaux est soumis à des règles qui interdisent de leur infliger des souffrances inutiles, une préoccupation qui obéit au principe que les animaux sont des êtres sensibles. Conséquence, l’obligation que les conditions et les procédures d’abattage soient elles-mêmes soumises à de telles règles, ce qui amènent certains à interroger la conformité des abattages rituels tels qu’ils sont pratiqués depuis des millénaires. De fait, certains pays sont plus en pointe que d’autres, y compris en Europe, tels que la Suède qui a adopté une législation « Pour des animaux heureux et en bonne santé ».

Pourtant, ce consensus réglementaire est loin de satisfaire des mouvements qui organisent la défense des « droits de l’animal » au même titre que les « droits de l’homme ». Nos pratiques, expriment-ils, sont non seulement cruelles, mais elles conduisent à consommer de la viande d’animaux qui ont été tués : nous sommes donc les complices d’un meurtre. Ces militants ne sont pas avares d’images. Selon eux, il n’y a pas de différence entre les élevages hors sol et les camps d’extermination nazis ! Ils vont jusqu’à se manifester par des mises en scène d’êtres humains ensanglantés gisant sous film plastique sur la place publique, tels des barquettes de supermarchés. A leurs yeux, la seule solution permettant de ne pas imposer notre loi aux animaux consisterait à cesser de manger de la viande, sans oublier de supprimer de notre usage quotidien les vêtements de fourrure et en peau et les fauteuils en cuir (2).

Elevages hors sol et qualité des eaux

D’autres mouvements mettent en cause indirectement les productions animales en référence à des arguments d’une toute autre nature. Citons notamment les organisations de défense de l’environnement, tout particulièrement de la qualité des eaux, avec une cible qui pourrait apparaître lointaine à première vue : la culture intensive du maïs irrigué dans le sud-ouest. Celle-ci est critiquée pour la pollution des eaux en nitrates et en pesticides qu’elle occasionne. Certes, mais cette culture est indispensable à l’alimentation des animaux, ripostent d’autres acteurs du monde agricole. Et le discours des défenseurs de l’environnement de se déplacer alors vers un appel à consommer moins de viande.

Mais comment réaliser une telle diminution à défaut de pouvoir l’imposer ? D’abord par le niveau des prix répondent les économistes ! Car, expliquent-ils, si les prix de la viande montent, les achats baissent dans le panier familial. En effet, avant même le critère du bien-être des animaux ou celui de la qualité des eaux, le prix des aliments qu’il achète est le premier auquel le consommateur attache de l’importance. En référence à une « culture du prix bas » nous explique l’économiste François d’Hauteville. Ce qui expliquerait que les volailles et le porc sont les plus importants contributeurs, et de loin, à notre consommation de viande, notamment parce que ces animaux réalisent, en conduite d’élevage intensive, les meilleurs indices de transformation des matières premières agricoles, maïs et soja, assurant des prix plus bas. Autrement dit, affirment certains zootechniciens, ces élevages sont paradoxalement les plus aptes à satisfaire les conditions du développement durable parce que les plus économes en ressources naturelles. L’argument environnemental serait-il récusé ? Pas si simple !

Car ce sont évidemment ces élevages « hors sol » qui posent le plus de problèmes pour les territoires environnants, par leurs rejets abondants d’effluents, lesquels polluent rivières et nappes phréatiques, sans oublier les nuisances olfactives. Retour donc à la question de la qualité de l’eau !
Débat ! Pourtant ces élevages de porcs et de volailles ne sont pas définitivement condamnés car certaines pratiques de conduite peuvent assurer à la fois un meilleur bien-être des animaux, une bonne qualité environnementale et une productivité élevée. Arguments... Contre arguments... Le débat est loin d’être clos !

Produire du lait de vache sans viande bovine ?

Quel est alors l’avenir de l’élevage bovin apparemment moins efficace que celui des volailles et des porcs comme transformateur de végétaux pour la production de viande et, au-delà de celle-ci, de lait ? Il ne faut pas oublier en effet que pour produire du lait, une vache doit physiologiquement réaliser une gestation et mettre bas. Diminuer la consommation de viande de bœuf ou de veau n’a donc pas pour conséquence automatique que les élevages bovins perdent de l’importance si les besoins en lait restent élevés. En fait, autre paradoxe, l’intensification de la productivité laitière tend à diminuer le nombre de vaches pour satisfaire un volume donné de production, ce qui signifie du même coup abaisser le nombre de veaux nés, potentiellement approvisionneurs en viande. Une mesure radicale consisterait certes à tuer les veaux mâles à la naissance sans oublier de dédommager les éleveurs pour cette perte. C’est un tel dispositif, dit des « Saints innocents », qui avait été un temps mis en œuvre lors de la crise de la vache folle en 2000- 2001, la consommation de viande de bœuf s’étant alors effondrée de 50%. Pas fameux pourtant du point de vue de nos rapports aux animaux !

Autre solution... Induire une lactation par manipulation hormonale sans gestation. C’est techniquement possible. On limiterait alors la production de veaux aux stricts besoins de renouvellement des vaches laitières, et on laisserait celles-ci mourir de mort naturelle à la fin de leur carrière productive dans des prairies pour animaux retraités, au même titre aujourd’hui que les chevaux de course retirés de la compétition. Soit, mais qu’en serait-il de l’image de ce lait « hormonal » comme produit « naturel » ?

Sans oublier que nombreuses sont les personnes allergiques aux protéines du lait, et celles aussi qui ne possèdent pas l’équipement enzymatique nécessaire à la digestion du lactose. C’est clair, une autre éventualité se fait jour : pour régler tous ces problèmes, il faudra renoncer non seulement à la viande de bœuf mais aussi au lait de vache et à ses dérivés, beurre et fromages.

Consommer directement les végétaux ?

Des interrogations sérieuses se manifestent concernant la satisfaction des besoins alimentaires au cours des prochaines décennies, face à l’augmentation de la population mondiale, tandis que les ressources en énergie fossile à bas prix, qui ont permis la révolution agricole moderne - engrais, pesticides, motorisation -, ne seraient plus disponibles à terme. Pour certains analystes, une telle situation conduit inéluctablement à une réduction drastique de notre consommation de viande et de lait afin de nous passer du coûteux transformateur animal. Nous devrions alors nous satisfaire d’une alimentation essentiellement végétale. Du même coup, on réaliserait une moindre contribution des ruminants à l’émission de gaz à effet de serre ont évalué certains chercheurs.

Des raisons pour que s’impose progressivement le régime alimentaire végétalien - céréales, fruits et légumes, et soja pour produire du lait et des protéines structurées à l’aide de procédés industriels - déjà pratiqué par certains.

Alors, exit les animaux ? Pas si simple. Il y a d’abord l’argument nutritionnel à discuter qui fait qu’une alimentation sans protéines animales serait gravement préjudiciable. Mais également, nous explique l’agriculteur André Pochon, peu soupçonnable d’être un défenseur de l’agriculture intensive, pour qu’un système d’agriculture durable soit à la fois productif et respectueux de l’environnement, il a impérativement besoin des apports en matière organique et en azote générés par l’élevage des ruminants et par la participation de légumineuses dans les assolements. Sans oublier que, au-delà même de l’aspect quantitatif de satisfaction des besoins alimentaires, il faudrait prendre en considération les surfaces où le pâturage par les herbivores - bovins, ovins, caprins - est un facteur déterminant de l’équilibre des territoires et de la qualité des paysages au niveau local. Pourraient-ils être réduits au simple rôle d’entretien de l’espace ? Et à quel coût pour la société ?

Quelle issue ?

Quelle importance chaque citoyen va-t-il donner dans ses actes d’achat de consommateur à des considérations éthiques, environnementales, planétaires... par rapport à ses soucis quotidiens d’achats à bas prix en rapport avec son pouvoir d’achat ? Pas facile de donner une réponse. Je ne conclurai pas.

Mon propos est qu’il faut être attentif à l’évolution de ces « signaux faibles » défavorables aux productions animales émanant de positions que l’on peut qualifier aujourd’hui de marginales, chacune d’entre elles ayant actuellement peu de poids pour provoquer un changement fondamental de nos rapports aux animaux, à leur élevage et aux produits qu’ils nous apportent. Provenant de préoccupations apparemment distantes, leur convergence pourrait cependant donner de la force à la mise en cause de la viande et du lait dans notre alimentation et dans les cuisines qui leur sont associées, allant peut-être jusqu’à nous faire renoncer à l’héritage culturel du Néolithique, et ajoutant au « désenchantement de l’alimentation plaisir » selon l’expression du sociologue Jean-Pierre Corbeau."

(1) Champs Flammarion, 1998
(2) Voir notamment l’analyse qu’en fait Luc Ferry : « Le nouvel ordre écologique - L’arbre, l’animal et l’homme », Grasset, 1992

Le billet de la Mission Agrobiosciences, par Jean-Claude Flamant, novembre 2008.

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Accéder à toutes les publications : Sur le bien-être animal et les relations entre l’homme et l’animal Pour mieux comprendre le sens du terme bien-être animal et décrypter les nouveaux enjeux des relations entre l’homme et l’animal. Avec les points de vue de Robert Dantzer, Jocelyne Porcher, François Lachapelle... Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)  :

Par Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences

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