17/04/2009
Dans le cadre du séminaire 2008 de la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche
Nature du document: Actes des débats
Mots-clés: Représentations , Risque , Santé

Comment contenir les peurs pour une meilleure prise de conscience du risque ? Par Patrick Denoux

P. Denoux. Copyright J. Gellin

Au lieu de nous essouffler à essayer de contourner ou de maîtriser un risque, ne serait-il pas plus judicieux d’apprendre à vivre avec ? Car, comme le pointe Patrick Denoux, Professeur en Psychologie Interculturelle, nombreux sont les paradoxes qui encadrent l’éducation au risque et la culture de l’incertitude. Il nous met ainsi en garde contre les effets contreproductifs d’un excès de précaution et de maîtrise de risque, qui, loin de l’atténuer, accroissent le goût du risque réel et la prise de risques inconsidérés. Pour sortir de l’impasse, il convient de changer de posture : plutôt que d’envisager le risque sous un versant négatif, celui de la crainte de perdre, ne faut-il pas, plutôt, l’appréhender comme un indicateur de possibles ?

Comment contenir les peurs pour une meilleure prise de conscience du risque ?

P. Denoux : La culture de l’incertitude et l’éducation au risque seront au cœur de mon intervention qui soulèvera surtout la question de l’apprentissage collectif du risque. Pour étayer cette réflexion, je vais énoncer cinq paradoxes qui encadrent l’éducation au risque et la culture de l’incertitude, deux notions que je ne confonds pas.

Quelles qualités voulons-nous accorder au risque ?

Le premier paradoxe a trait à la qualité morale du risque. Nous sommes très préoccupés par les conséquences de nos actions, de nos décisions. Nous sommes en effet traversés d’une hésitation fondamentale lorsqu’il s’agit justement d’attribuer une valeur à ce que nous faisons.
J’identifie ici deux axes culturels qui se croisent incessamment, l’un plutôt anglo-saxon, l’autre plutôt francophone. Un premier calcul peut être qualifié d’utilitariste. Très présent dans le monde anglo-saxon, il consiste à courir le risque, à en évaluer les conséquences a posteriori et ensuite à séparer le bon du mauvais. Une telle prise de position est généralement très inquiétante pour le monde francophone qui y voit une attitude d’apprenti-sorcier et une prise de risque mal calculée. Ce modèle anglo-saxon s’accompagne aussi d’une tradition dite conséquentialiste dans laquelle le bien ou le mal sont évalués en fonction des conséquences de la prise de risque. La deuxième tendance est à l’inverse plutôt principialiste. Dans une vision assez idéale, il s’agit d’établir les risques avant toute action ou expérimentation. Bien qu’il soit évident qu’il n’est jamais possible de se situer totalement d’un côté ou de l’autre, il convient en fait de se poser la question des qualités que collectivement nous voulons accorder au risque. Voulons-nous lui octroyer la qualité d’une estimation qui porte sur son utilité a posteriori ou bien préférons-nous lui donner la valeur d’un principe qui repose sur un certain nombre d’interdictions et de règles ? Même si ce n’est pas mon inclination naturelle, je vais pencher du côté conséquentialiste en parlant d’apprentissage du risque en abordant le risque indépendamment de ses conséquences possibles. Je veux au préalable montrer que le fait d’écarter la question éthique, de la laisser reposer simplement sur les conséquences qui pourraient s’avérer a posteriori bénéfiques ou maléfiques, contribue à produire une éthique du marché et des standards internationaux. En d’autres termes, cela revient à dire que ce qui peut être produit n’est pas si mauvais dans la mesure où on peut le vendre et que ce n’est pas trop dangereux.

Paradoxalement l’hyperprudence peut générer des comportements risqués

Le deuxième paradoxe est de savoir pourquoi alors que le risque apparaît comme une nécessité collective, nous avons, en matière de décision et d’expérimentation, érigé la précaution en principe. Pourquoi la précaution devient-elle une norme juridique et organisationnelle de l’homme politique ? Nous vivons dans une société assurantielle où les agriculteurs attaquent en justice les services météorologiques parce que leurs prévisions ne sont pas exactes. Mais le principe de précaution a des effets contreproductifs.
Ainsi, nous rencontrons à l’heure actuelle des comportements que nous ne pouvons pas réellement qualifier de psychopathologiques relevant du syndrome orthorexique. Ces comportements se caractérisent par une addiction à la nourriture saine (health food junk). Les individus concernés mâchent longuement chaque bouchée, mangent les produits les plus frais possibles, cueillis depuis au plus quelques minutes et avalent quantité de compléments alimentaires. Ils ne tolèrent pas le moindre risque. De telles attitudes posent de graves problèmes de socialisation puisque ces personnes ne peuvent quasiment plus manger hors de chez elles. Elles traquent en effet la moindre molécule dangereuse dans leurs assiettes. Les psychologues rencontrent tous les jours des cas de ce type marqués par une préoccupation quasi obsessionnelle pour le risque sanitaire zéro dans l’alimentation.

Cette hyperprudence a un rapport, et c’est là tout le paradoxe, avec une multitude de comportements risqués qui se développent de façon exponentielle dans notre société, particulièrement chez les jeunes : jeux suicidaires, rodéos automobile, sports extrêmes, addictions, performances « Jackass »... Tous ces comportements nous amènent à nous demander si la maîtrise du risque n’accroîtrait pas le goût du risque réel. La prise de risque serait donc une nécessité collective bloquée par des logiques sécuritaires dont le corrélat est la prise de risque inconsidérée.

Empêcher le risque calculé, c’est pousser au risque incalculable

Le troisième paradoxe est que le risque s’inscrit comme une nécessité individuelle d’expérience de mort. Nous appliquons des principes de précaution pour éviter de dire « ça devait arriver », des principes d’information pour répondre au « je ne savais pas », des principes de participation pour éviter le « je n’y étais pas » et enfin des principes de prévision pour se prémunir contre l’imprévisible. En déployant un tel arsenal, nous sommes en train d’empêcher le risque calculé et de pousser au risque incalculable. Notre culture se caractérise par le déni de la mort et en tant que spécialistes des sciences du vivant, vous y contribuez en vous faisant, comme moi, vecteurs d’une représentation de la vie qui exclut généralement la mort.

Vouloir maîtriser le futur est illusoire

Le quatrième paradoxe réside dans l’idée que limiter le risque donne l’illusion de la maîtrise du futur. Dans nos sociétés technologiques, contrairement aux sociétés communautaristes, l’incertitude par rapport au futur est très mal vécue. Nous privilégions donc une rationalisation ex post d’une connaissance que nous aurions été supposés avoir, comme si les personnes en présence d’un événement négatif en étaient responsables. Ces raisonnements s’inscrivent dans une tentative de maîtrise du futur. La prophétie auto-réalisatrice, par laquelle la définition négative d’une situation entraîne qu’elle se détériore, engage ce même schéma.

Il faut "restaurer la qualité morale du risque"

Le cinquième paradoxe est que, contrairement à ce que nous croyons, l’évaluation du risque ne conduit pas à sa réduction. Le pronostic du risque ne conduit pas non plus à sa réduction. Plus nous voulons le contenir, plus le risque s’accroît, car la précaution augmente la conscience du risque.

Je considère finalement que nous devons restaurer la qualité morale du risque, contenir cette folie qu’est le risque zéro et utiliser la pratique du risque pour réintroduire la question de la mort. Il convient aussi de réduire l’obsession de l’évaluation et de la prévention du risque, de passer de cette position dépressive - qui fait du risque la crainte de perdre - à une posture plutôt proactive faisant du risque l’indicateur de possibles. Pour ceux qui ont du mal à distinguer éducation au risque et culture de l’incertitude, je voudrais vous raconter une histoire sénégalaise. Il est question d’un roi de tribu qui avait pour manie de poser des questions sans réponse, se réjouissant à la fois de la difficulté du problème et de l’embarras de son interlocuteur. Recevant la visite d’un autre roi et de son fou, il prend une braise et la jette dans l’eau provoquant un chuintement. Il demande alors à son invité si ce chuintement est dû à la braise ou bien à l’eau. Celui-ci lui répond que le chuintement est dû aux deux éléments. Le roi lui demande dans quelles proportions. L’invité est plongé dans une immense perplexité. C’est alors que le fou s’avance, gifle le roi et lui demande si le claquement est dû à la main ou à la joue. Le roi interloqué lui répond qu’il est dû aux deux. Le fou lui demande dans quelles proportions.

Par ces mots j’aimerais souligner que, dans l’apprentissage du risque, poser une question dans le champ scientifique même si elle génère de l’incertitude, n’induira jamais autant de risque que de la transposer dans le champ politique.

Cette intervention de Patrick Denoux s’est déroulée lors de la journée du 14 octobre 2008 consacrée à « Eclairages de la société, éthique et force des représentations », dans le cadre du séminaire des personnels de direction de l’enseignement technique agricole public français intitulé « Entre peurs et espoirs, comment se ressaisir de la science et la faire partager à nouveau ? ». Séminaire organisé par la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche (DGER). Prochainement, l’ensemble des actes de ce séminaire sera diffusé par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences qui a participé à sa conception et son animation.
Professeur de psychologie interculturelle, Université de Toulouse-Le Mirail

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