"Les gens n’ont plus honte d’afficher leur intérêt pour le monde de la prédation et pour ses produits"
Une interview de Sergio Dalla Bernardina, professeur d’ethnologie (Université de Bretagne occidentale), dans le cadre de l’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosciences, Ça ne mange pas de pain, d’avril 2011.
Sylvie Berthier. Continuons notre petite enquête sur le retour du sauvage et du primitivisme, sujet sur lequel nous avons déjà interviewé l’anthropologue Jean-Loup Amselle.
Il me semble, pour camper la problématique de manière un peu caricaturale, qu’une sorte d’attendrissement, voire de vénération des prédateurs, s’est emparée de nos concitoyens. Prenez l’ours, le loup, et même les sangliers qui dévastent pourtant allégrement les cultures… A l’opposé, semble-t-il, de plus en plus d’émissions et d’articles (sur des médias comme le Monde, Libération ou France Culture) vantent les mérites de la chasse, de la viande de gibier, et même de la fourrure. Je trouve qu’il y a dans cet ensauvagement de la société, une sorte de paradoxe, oscillant de l’hyper-protection au retour d’une certaine férocité.
Et justement, un livre vient de sortir, susceptible de nous apporter quelques réponses sur le sujet. Il s’agit du « retour du prédateur. Mises en scène du sauvage dans la société post-rurale » (Presses universitaires de Rennes), de Sergio Dalla Bernardina, professeur d’ethnologie à l’Université de Bretagne occidentale, où il dirige le séminaire d’anthropologie de la nature « ordre naturel et bricolages humains ».
Sylvie Berthier. Vous dites que la hantise du sauvage est passée de mode et que, au contraire, nous assistons à son retour. De quand datez-vous ce retour ? Et, pouvez-vous nous préciser le sens que vous donnez à « sauvage », qui est un terme polysémique.
Sergio Dalla Bernardina. À vrai dire, ce n’est pas tant sur le retour du sauvage que je travaille, mais sur la fin du domestique, sur la fin d’une civilisation qui avait fondé ses valeurs sur la domestication de la nature. Durant des millénaires, nous avons cherché à nous éloigner de la sauvagerie. Il y a quelques années encore, les oiseaux migrateurs étaient considérés comme des ennemis des cultures, les mammifères sauvages comme des antagonistes du bétail. On détestait les fauves et on redoutait les espaces hostiles dans lesquels ils se cachaient : le territoire des bandits, des ermites et, dans le folklore, des revenants et autres présences maléfiques. Dans un passé relativement récent, seuls quelques aristocrates et quelques Anglais particulièrement excentriques bravaient les montagnes pour des raisons ludiques. Mais en quelques décennies, avec la déprise agricole, l’urbanisation, cette nature menaçante a changé de statut. Elle a même changé de nom. On ne parle plus de désert, de ronces, de nuisibles, de sales bêtes : on parle de « Wilderness ». On réhabilite tout : les loups, les ravins et les précipices, les chauves-souris, les orties… je caricature, comme vous le voyez, mais c’est pour mieux illustrer ce changement d’horizon.
Quelles sont les signes de réhabilitation de cette sauvagerie ?
Les signes sont nombreux, vous en avez évoqué quelques-uns. En fait, la réhabilitation de la sauvagerie, d’un certain point de vue, n’est pas aussi récente que je viens de l’affirmer. Pensons au siècle des Lumières et à la figure du « Bon Sauvage », aux Romantiques et à leur mystique du « sublime » (le spectacle grandiose de la nature sans l’homme) . Mais cet intérêt pour la Wilderness, autrefois, était restreint aux élites (notamment nordiques).
Aujourd’hui, il s’est popularisé. On réhabilite les fauves et, plus généralement, la prédation : la prédation comme spectacle sanglant, comme métaphore de la lutte pour la vie (« le grand poisson mange le plus petit … ») et comme image légitime du régime carnivore (« c’est naturel … »). Si dans notre esprit nous sommes de plus en plus végétariens, notre estomac reste solidement carnivore ! Nous vivons une époque où l’écologie et la prédation semblent compatibles.
Justement, quels en sont les signes ?
En 1975, il y avait 2 millions de chasseurs, aujourd’hui, ils ne sont plus que 1,3 million. On pourrait en déduire que nos pulsions prédatrices s’estompent et que la cruauté vis-à-vis des animaux sera bientôt derrière nous. Mais tout ne va pas dans ce sens : la diminution du nombre de chasseurs ralentit, les pêcheurs sont toujours très nombreux, le nombre de femmes chasseresses augmente. L’image du chasseur gestionnaire des ressources faunistiques, sorte de technicien de l’environnement, commence à être acceptée par une partie de l’opinion publique.
Ensuite, et c’est l’indice principal, on assiste à une popularisation de la viande de gibier dans de nombreux pays, en Italie ou au Canada, par exemple. En Suisse, le gibier est au menu dans les cantines scolaires. En France, par rapport à la tendance générale, on note une stagnation un peu atypique, même si la venaison est de plus en plus présente dans les grandes surfaces et dans les restaurants. Les saucissons à base de sanglier, lièvre, chevreuil sont en vente un peu partout.
Quant aux médias, ils nourrissent une bienveillance grandissante à l’égard de la chasse et reprennent les clichés de la chasse aristocratique (l’ « art de la chasse », le « rituel initiatique » etc.) sans les remettre en cause, ce qui est tout à fait nouveau. Il en va de même pour la fourrure et les trophées. Désormais vous trouvez des trophées un peu partout, même chez les écologistes (on parle de « cabinet de curiosités » ou de « vintage » …) ce qui aurait été considéré comme indécent il y a encore quelque temps. Bref, un ensemble d’indices montre que, même si les sensibilités ont changé et la question animale est de plus en plus d’actualité, les gens n’ont plus honte d’afficher leur intérêt pour le monde de la prédation et pour ses « produits ».
Dans votre livre, vous signalez, notamment, des mouvements qui incarnent, chacun à leur manière, ces nouveaux rapports à la nature, comme celui des néo-mystiques ou, plus grave, des néo-martiaux, qui se réfèrent, notamment en Italie du Nord, à des valeurs néogothiques, voire fascisantes.
C’est vrai, on arrive parfois à ce genre d’excès. En fait la nature dite sauvage, aujourd’hui, est devenue un espace théâtral où l’on peut jouer toutes sortes de rôles. Depuis qu’elle a cessé d’être une présence menaçante ou un lieu de travail, elle a perdu son pouvoir contraignant. On peut ainsi en profiter pour mettre en scène les fantasmes les plus disparates. En vous promenant dans les bois, aujourd’hui, vous pouvez rencontrer le « sauveteur d’espèces en danger », l’ « aventurier », le « néo-chamane », le « druide celtomane », le « guerrier implacable », le « naturiste » … Cette fragmentation des modèles est une marque de la postmodernité. Mais derrière la multiplicité des modèles, les figures médiévales du guerrier et du moine sont encore très présentes. La tendance néo-martiale s’exprime dans les jeux de guerre (par exemple le survival, le Paintball etc.). La néo-mystique correspond plutôt à la mouvance New Age : la méditation et la sacralisation de la nature l’emportent sur la performance physique. Plus généralement, on assiste à l’émergence de nouvelles sectes qui profitent de ces espaces peu fréquentés pour mettre en scène leurs rituels pré-chrétiens. En Italie du Nord, par exemple, les membres de la communauté odiniste [1] - qui n’aiment pas être confondus avec les néo-druides - se rendent dans les bois pour retrouver leur férocité guerrière, leurs ancêtres mythiques et leur véritable nature, qui disent-ils, est celle des ours et des loups. Ce néo-paganisme d’opérette (dans le sens qu’il est complètement déconnecté de toute base historique) fait penser davantage à la Commedia dell’arte qu’aux mythologies scandinaves.
Tout cela reste très lié à des questions d’identités, de territoires, de communautarisme…
Oui, le rappel aux racines « germaniques » devient le prétexte pour une prise de distance xénophobe vis-à-vis des Méridionaux. L’identification aux figures de l’ours et du loup sert à se démarquer, selon une logique typiquement néo-tribale, de la morale judéo-chrétienne (qui est une morale de « bergers »). Mais, je le répète, ces formes de paganisme nordique n’ont jamais fait partie de la culture locale. Il s’agit donc d’une sorte d’imposture.
Quelles sont pour vous les conséquences de cette nostalgie du sauvage pour les urbains ?
Plutôt que des conséquences, je pourrais vous parler des effets. L’effet le plus immédiat, paradoxalement, est celui de la banalisation du sauvage. Plus les amateurs augmentent, plus la Wilderness diminue. Plus la fièvre pour le sauvage augmente, plus la mortalité augmente : c’est un effet collatéral, ce n’est pas une métaphore. En Italie, la frénésie (toute récente, dans certains milieux) qui entoure la cueillette des champignons a engendré, en 2010, une véritable hécatombe : 43 personnes ont trouvé la mort dans l’exercice de ce loisir champêtre apparemment inoffensif.
Mais l’effet le plus voyant est celui du retour des prédateurs en chair et en os. Cela a changé complètement le sens de ces espaces. On assiste à de véritables pèlerinages pour aller admirer le bouquetin blanc, l’endroit où l’ours a massacré des cochons, celui où il a été abattu. La nature sauvage devient un énorme parc d’attraction.
Et pour les paysans ?
Je parlais tout à l’heure de mise à distance du sauvage. Ce qui trouble les paysans, en réalité, est moins le retour du sauvage que le mélange des catégories. C’est lorsque le sauvage ne reste pas à sa place et empiète sur le domestique. Dans la pensée traditionnelle, si un loup pénètre dans la ville, si une pie frappe à la fenêtre, cela porte malheur, cela annonce un désordre à venir, un dérangement qui va bien au-delà du cas particulier. Eh bien, la prérogative de ces nouveaux sauvages, c’est qu’ils ne restent plus à leur place et qu’ils ne se comportent plus comme de vrais sauvages. Dans les Alpes, il y a des ours qui, à la place des cavernes, fréquentent des chalets de haute montagne, d’autres qui s’installent dans les cimetières ; à Gènes, on a vu des sangliers manger des spaghettis dans la main des riverains (en France ils rentrent dans les supermarchés). Ces hybrides sont perçus comme les signes annonciateurs d’une apocalypse imminente : celle, justement, de la civilisation rurale qui a assuré pendant des millénaires la frontière entre le domestique et le sauvage.
Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs.
Valérie Péan. On a l’impression qu’il y a une pensée magique selon laquelle en chassant et en mangeant un animal sauvage, on incorpore aussi ses qualités, sa vigueur, sa noblesse, son statut de dominant. Tout cela me conduit à me demander si tout ce que vous décrivez n’est quand même pas lié à des classes sociales assez huppées, assez dominantes ?
Sergio Dalla Bernardina. Je suis d’accord avec vous. Ce qui explique en bonne partie le regain d’intérêt pour la chasse et, plus largement, pour la prédation, c’est que la référence à cet univers permet d’incorporer, par imitation, les vertus des élites nordiques (qui ont toujours mangé du gibier, mis des fourrures et accroché aux murs des trophées).
Bertil Sylvander. Souvent, les chasseurs étaient des paysans, et la diminution du nombre de chasseurs dont vous parlez tient peut-être à la baisse du nombre de paysans. En fait, n’y aurait-il pas deux représentations du sauvage ? Une « sauvagerie » relevant de la gestion, et une autre, brute, qui serait dangereuse ?
En ce qui concerne les statistiques, si autrefois le nombre des chasseurs ruraux était prédominant, il faut aussi rappeler que, chez les paysans, les non-chasseurs étaient aussi très nombreux. Je pense effectivement que deux grandes représentations de la chasse ont traversé notre histoire. D’un côté une chasse liée au travail des champs, à la défense des cultures, à la gestion des ressources. Elle était tolérée, voire même appréciée par l’Église qui la qualifiait de « Venatica hutilis et honesta). De l’autre côté, une chasse apparentée à l’univers de la guerre, lieu d’expression d’une certaine férocité (une chasse passionnelle qui détournait le bon chrétien de ses devoirs religieux et familiaux). C’est aussi la chasse des héros fondateurs, que l’on retrouve dans beaucoup de mythes et légendes, venant débarrasser la population des fauves qui hantent les cultures. Mais, pour répondre à votre question, je pense en fait que cette deuxième conception de la chasse et de la sauvagerie (l’identification au fauve, l’ensauvagement), peut devenir un scénario de légitimation du passage à l’acte et donc de la violence.
D’où les jeux vidéo, la mystique médiévale et fantastique...
D’ailleurs les néo-odinistes, pour donner une dignité historique à leurs fureurs xénophobes, s’identifient à ces personnages des épopées nordiques qu’on appelait les berserkir (les guerriers fauves). Les berserkir s’habillaient de peaux d’ours et de loup pour retrouver leur véritable nature de prédateurs. Derrière ce regain d’intérêt pour la sauvagerie il y a en fait la conviction, dans certains groupes, d’appartenir à une sorte d’élite guerrière (conviction que l’on retrouve d’ailleurs également chez les hooligans).
Lucie Gillot. Concernant le plaisir de la mise à mort et la corrida il me semble qu’en Espagne, cette dernière est de plus en plus décriée. Comment analysez-vous ce phénomène ?
C’est vrai, la corrida perd de sa popularité dans certaines régions espagnoles. Mais son rapport à la nature sauvage n’est pas le même que celui des chasseurs et des pêcheurs. Et son traitement médiatique non plus : des journaux très respectables comme Libération ou Le Monde ont toujours montré,vis-à-vis de la corrida, une attitude « hemingwayenne », valorisant la dimension artistique, le savoir-faire, la mise en esthétique, en peu comme le faisaient Picasso, Leiris et bien d’autres « aficionados ». Je pense donc que ces deux phénomènes, l’enthousiasme pour la prédation et le refus de la corrida, ne répondent pas forcément à la même logique.
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- Sur la folklorisation : La monoculture conduit à l’appauvrissement.. Par Patrick Denoux, maître de conférence en psychologie interculturelle, août 2004.
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