22/02/2011
16es Controverses de Marciac.
Nature du document: Actes des débats

La coopération méditerranéenne : la Méditerranée a-t-elle besoin de l’Europe ?

S.Abis. Copyright P. Assalit pour la MAA

"L’Europe : un devoir de Méditerranée ?". Tel était le fil rouge des interventions et échanges de la troisième et dernière journée des 16es Controverses de Marciac, organisées les 30 et 31 juillet et 1er août 2010, par la Mission Agrobiosciences. Parmi les personnalités conviées à instruire cette question, Sébastien Abis, administrateur au Secrétariat général du CIHEAM, avait la lourde tâche de replacer la question de la coopération méditerranéenne dans le contexte géopolitique mondial. Celui d’un monde en pleine mutation, où les échanges se densifient...
Pour en dessiner les contours, cet analyste politique avait choisi d’inverser la question posée. Finalement, la Méditerranée a-t-elle besoin de l’Europe ?
Car loin d’être un espace figé, qui ferait les yeux doux à l’Europe, la Méditerranée se trouve au cœur de la mondialisation et, de fait, du phénomène de multipolarisation des échanges qui caractérise désormais ce dernier. Des propos qui viennent bousculer nombre d’idées reçues...

La coopération méditerranéenne : la Méditerranée a-t-elle besoin de l’Europe ?
Par Sébastien Abis, analyste politique, Administrateur au Secrétariat Général du Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM). Dans le cadre des 16e Controverses de Marciac : "La Méditerranée au cœur de l’Europe : sonder les fractures, dévoiler les failles, révéler les accords".

Sébastien Abis. Nous avons vu au fil de ces trois journées que la question agricole et alimentaire est un domaine éminemment géopolitique et géostratégique, malheureusement trop souvent oubliée. Pour autant, je n’aborderai pas ici celle-ci, laissant le soin à Thomas Lines de développer cet aspect, pour centrer mon propos sur la coopération méditerranéenne. Non sans oublier que nous sommes réunis à Marciac et que la manifestation à laquelle vous m’aviez convié porte le nom de Controverses. Je tenterai donc d’en soulever quelques-unes, d’identifier les dynamiques à l’œuvre mais aussi les tendances pour les mois et les années à venir.
Le fil rouge qui guide les interventions de ce dimanche 1er août s’intitule : « L’Europe, un devoir de Méditerranée ? ». Dans le prolongement de l’intervention d’Albert Massot Marti, il me semble intéressant de retourner la question : finalement, la Méditerranée a-t-elle besoin de l’Europe ? Une inversion propre à repérer les idées reçues et les fausses évidences.

Le Monde a changé
C’est là un constat partagé : le monde change. Mais à force de le crier ça et là, on ne s’aperçoit plus qu’il a d’ores et déjà terriblement changé. La multipolarisation du monde est désormais effective. Si, il y a dix ou quinze ans, dans les organisations internationales, les pays dits du Sud – la Chine, le Brésil - demandaient à être entendus par les puissances traditionnelles, ils plaident aujourd’hui pour prendre part à la décision au même titre que ces puissances.
Cette multipolarité génère une dynamique nouvelle qui n’est pas sans embarrasser les puissances traditionnelles. Ainsi, un récent rapport des Nations Unies révèle que le commerce mondial a été multiplié par quatre en l’espace de dix ans. Lorsque l’on analyse plus en détail la nature des liens commerciaux, on s’aperçoit que le commerce entre les pays du Sud a été multiplié par douze. Cette dynamique comme cette accélération des rapports Sud/Sud bouleversent peu à peu la cartographie des flux commerciaux. Mais elles dessinent également de nouvelles alliances politiques avec cette singularité : deux mêmes pays peuvent être tantôt alliés, tantôt concurrents, opposés ou convergents selon la nature du dossier.
Ceci se traduit par une multitude de relations et d’alliances Nord-Sud, Sud-Sud, Nord-Nord, sorte de puzzle dont on peine encore à saisir, en regardant chacune des pièces, ce qu’il dessinera à l’avenir.
Or l’émergence de ce monde multipolaire ne s’est pas accompagnée par un renforcement du multilatéralisme et de la gouvernance internationale. Pourtant, face aux défis globaux, ce multilatéralisme n’a jamais été aussi nécessaire.

La mondialisation n’a pas oublié la Méditerranée
Ensuite, on entend souvent dire que la Méditerranée se trouverait marginalisée de la mondialisation. A nouveau, il convient de nuancer cette vision. Si la Méditerranée n’est pas un moteur de cette mondialisation, cela ne signifie pas pour autant qu’elle en est exclue. Cet espace se trouve non seulement au cœur du monopoly mondial mais il est très fortement pénétré par l’économie de marché. En définitive, la Méditerranée subit complètement la mondialisation. Dans cette perspective, il convient de dépasser les analyses classiques et le paradigme prédominant qui pensent la Méditerranée comme le centre du monde au regard de son histoire. Ce lointain passé est aujourd’hui révolu : ce n’est plus la Méditerranée qui est le centre du monde mais le monde qui est en Méditerranée. Et celle-ci "consomme le monde" aussi bien dans ses relations commerciales – ses achats – que ses relations diplomatiques. De nombreuses puissances ont pénétré cet espace que l’on songe aux Etats-Unis, à la Russie ou, plus récemment, à la Chine. La présence de cette dernière en Méditerranée, que ce soit en Grèce ou même en Egypte, n’est pas uniquement de nature économique. A l’heure où la France ferme les alliances françaises au Maghreb, la Chine, elle, multiplie les instituts Confucius, et fait du mandarin un apprentissage de plus en plus fréquemment recherché par les populations jeunes du Maghreb.
D’autres signaux témoignent de cette mondialisation de l’espace méditerranéen. Citons par exemple le Brésil qui constitue un acteur de taille dans le secteur agro-alimentaire. Il y a environ deux ans, le CIHEAM, encouragé par le Secrétaire général de l’époque, Bertrand Hervieu, a lancé un chantier d’étude sur l’introduction des produits agroalimentaires brésiliens sur les marchés du Sud de la Méditerranée. Initialement, pour vous dire les choses franchement, on ne savait pas trop où on allait. Notre hypothèse reposait sur deux constats : d’un côté, le Brésil était une puissance exportatrice agricole en pleine croissance ; de l’autre, la zone arabe accusait un déficit alimentaire lui aussi croissant. Tout laissait croire que le premier exportait sa production vers le second. Et effectivement, les chiffres montrent qu’aujourd’hui le Brésil vend autant de produits agro-alimentaires à la Chine qu’aux pays de la ligue arabe. Pour cet Etat, le partenaire « Monde arabe » est donc d’une importance comparable à celle de Pékin. Par ailleurs, le commerce n’est pas le seul lien entre ces pays. Le 17 mai 2010 [1], la Turquie, l’Iran et le Brésil ont signé un accord trilatéral sur le nucléaire, ce qui n’a pas manqué de faire grincer des dents les puissances européennes et américaines. Autant d’événements qui soulignent la forte pénétration d’acteurs extrarégionaux sur la scène méditerranéenne, et dont la nature dépasse le simple cadre des relations économiques.

L’Europe au centre des préoccupations ?
Cette évolution mondiale des relations politiques, diplomatiques et économiques vient bousculer de fait un autre présupposé : la rive Sud de la Méditerrané aurait, en permanence, les yeux rivés sur l’Europe. Cela fut vrai hier ; il n’en va plus de même aujourd’hui. Comme nous venons de le voir, les pays du Sud mais aussi de l’Est de la Méditerranée (PSEM) sont en train de diversifier leurs relations économiques et de développer une politique extérieure multidirectionnelle. Je ne m’attarderai pas sur le cas de la Turquie qui redéploye des alliances dans son voisinage immédiat [2] et, ce faisant, dérange considérablement l’Europe. Je vous propose plutôt de prendre le cas du Maroc. Depuis une dizaine d’années, celui-ci a renforcé sa relation avec l’Union Européenne (octroie d’un statut avancé [3]), les Etats-Unis (accord de libre échange), ou encore avec l’Amérique du Sud. Mais, fait nouveau qui est une conséquence de la crise économique, le Maroc se tourne également vers les pays du Sud, plus précisément ceux de l’Afrique Sub-Saharienne. Ce que nous enseigne le cas Marocain, c’est qu’il n’y a pas de face à face ou même de huis clos méditerranéen. En dépit des croyances et des présupposés, la relation euroméditerranéenne n’a rien d’exclusif, bien au contraire.

La Méditerranée : un espace contrasté en transition
Quatrième considération que je souhaiterais battre en brèche : l’idée que la Méditerranée ne changerait pas. La persistance des régimes en place n’est en rien le reflet d’un statut quo sociétal. C’est tout le contraire ! Depuis dix à quinze ans, les sociétés arabes ont connu des évolutions profondes, tout à la fois dans leurs aspirations, leurs perceptions et leurs mentalités. Comme le montre une étude réalisée par la Fondation Anna Lindh [4] à paraître en septembre, une importante bascule s’est opérée en l’espace d’une dizaine d’années, en ce qui concerne, par exemple, les comportements démographiques. Par ailleurs, au fil de ces Controverses, plusieurs intervenants ont pointé le divorce grandissant entre les élites gouvernantes et les populations de ces pays. C’est terriblement vrai et c’est porteur de turbulences. Force est d’admettre aussi, que pour certains PSEM, où des leaders épuisés partiront prochainement sans pour autant laisser augurer des fins de régime [5], deux trajectoires distinctes de modèle politique sont sur la table : la démocratisation à l’européenne ou l’autoritarisme de marché à la chinoise. Sachant que, sur le temps court, mal-gouvernance peut rimer avec croissance économique [6], la voie sinisante est séduisante, et d’ailleurs c’est peut-être celle qui s’infuse peu à peu dans les PSEM, où l’autoritarisme de bazar a succédé à l’étatisme arabe. Mais il serait imprudent de ne pas envisager aussi une troisième trajectoire, à savoir l’islam politique, modéré ou radical.
Ce constat doit nous amener à bousculer une cinquième idée reçue, celle de l’homogénéité de cet espace. Non seulement la Méditerranée n’est pas homogène mais elle est, tout au contraire, de plus en plus hétérogène. Cette tendance n’est pas sans influencer les politiques européennes de voisinage [7]. A leur sujet, on a souvent dénoncé leur caractère strictement bilatéral. Mais il s’agit aussi d’une demande des pays du Sud de la Méditerranée, chacun d’entre eux cherchant à se différencier des autres dans son rapport avec l’Europe. Conséquence : on assiste à une atomisation des relations méditerranéennes, atomisation qui tend à régionaliser les rapports plus qu’à les penser de manière globale, convergente.

Euro-Méditerranée : une coopération à plusieurs visages
Enfin, il y a un dernier élément à avoir continuellement à l’esprit. La coopération euro-méditerranéenne produit des résultats. Arrêtons de dire, dès lors, que celle-ci est inexistante comme si la coopération avait déserté l’espace méditerranéen. Il s’agit là, de nouveau, d’une idée reçue. Tout à l’inverse, je crois qu’il y a actuellement non pas un défaut mais un surplus d’initiatives en Méditerranée. Prenez les seules politiques européennes. Ces dernières ont changé plusieurs fois de noms en l’espace de quinze ans à tel point qu’on a le sentiment d’être en face d’un millefeuille : une sémantique vient se superposer aux précédentes, créant une nouvelle strate, sans pour autant changer la configuration de l’ensemble. Dernier exemple en date, l’Union pour la Méditerranée (UPM). Sincèrement, lorsque l’idée a été lancée en 2008, les personnes qui travaillaient sur la Méditerranée se réjouissaient que celle-ci redevienne une priorité des agendas politiques. L’UPM a créé de l’espérance. Ceci étant dit, pour reprendre la formule d’un collègue, il y a de fortes chances pour que, une fois encore, cette espérance ne soit qu’une balle de tennis rebondissant dans un ascenseur qui ne fait que descendre depuis des années.

Un tango dénué de charme
Que peut-on déduire de tout ceci ? Tout d’abord, je rejoins totalement les propos d’Alberto Massot-Marti sur l’impact de la crise économique et budgétaire. Il est difficile, dans ce contexte, d’avoir des perspectives et des ambitions alors que cette crise bouscule l’idée même de faisabilité d’un grand pôle euro-méditerranéen tel qu’il a été pensé dans le cadre du processus de Barcelone. Ensuite, ne nous voilons pas la face sur la situation au Proche-Orient. Celle-ci s’enlise durablement : il faut arrêter de prétendre que la paix est pour demain. Quant à la coopération euro-méditerranéenne, elle est entachée de nouvelles méfiances. Reste la question des défis méditerranéens. La sécurité alimentaire a été maintes fois évoquée dans le cadre de ces Controverses. C’est un enjeu important ; il en existe bien d’autres. Tous se font de plus en plus prégnants car, loin de se dénouer, la situation ne cesse de s’aggraver. Bertrand Hervieu a coutume de dire que « la Méditerranée est un précipité de mondialisation ». Je partage tout à fait cette analyse. La Méditerranée est une vaste caisse de résonance des grandes tensions qui s’exercent sur l’ensemble de la planète, un miroir grossissant des paradoxes de la mondialisation.
Dès lors, la problématique qui se pose à nous est de nature toute autre à celle qui prévalait initialement. Il ne s’agit plus de savoir sur quelles bases construire ce vaste pôle euro-méditerranéen mais s’il est toujours pertinent d’en suivre les plans dressés à Barcelone ou lors du lancement de l’UPM, compte-tenu des difficultés et handicaps qui nous font face. Faut-il continuer à suivre cette idée, peut-être utopique, de bâtir un pôle intégré, convergent, solidaire ? A l’inverse, la réalité ne doit-elle pas nous inciter à être plus modeste et moins ambitieux ?

Pour conclure, j’aimerais filer la métaphore faite hier par Bertrand Hervieu. Il faut être deux pour danser le tango, disait-il. J’ajouterai qu’il faut aussi vouloir enlacer et charmer en permanence son partenaire. Si, aujourd’hui, les relations euro-méditerranéennes sont bouillantes et sismiques, elles ne sont en aucun cas sensuelles et romantiques.

Sébastien Abis, analyste politique, Administrateur au Secrétariat Général du Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM). Intervention réalisée le dimanche 1er août 2010 dans le cadre des 16e Controverses de Marciac : "La Méditerranée au cœur de l’Europe : sonder les fractures, dévoiler les failles, révéler les accords".

Conférence de Sébastien Abis, analyste politique, Administrateur au Secrétariat général du CIHEAM

[1L’Iran, la Turquie et le Brésil ont adopté une proposition commune d’échange sur le territoire turc de combustible nucléaire iranien contre de l’uranium enrichi à 20%. Les pays occidentaux étaient opposés au développement d’un programme nucléaire civil en Iran, soupçonnant le gouvernement iranien de vouloir se doter d’un armement atomique

[2Notamment avec l’Iran, la Syrie ou l’Irak. Pour en savoir plus, on peut se reporter aux publications de Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine, à l’IFRI, l’Institut français des relations internationales.

[3Le « statut avancé » a été accordé en 2008 au Maroc par l’Union Européenne. Il s’agit d’un partenariat privilégié entre l’Union et le Maroc. Ce statut a été mis en place dans le cadre des politiques européennes de voisinage, politiques déployées par l’UE avec les pays qui n’ont pas vocation à adhérer à l’Union.

[4« Rapport Anna Lindh sur les Tendances Interculturelles ». Anna Lindh est une Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue entre les cultures.

[5Rappelons que cette conférence a été donnée le 1er août 2010, bien avant les révolutions tunisienne et egyptienne, survenues en janvier et février 2011.

[6Dani Rodrik, "Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé", Paris, La Découverte, 2008. Egalement Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoduia, « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? », Document de Travail n° 58, Agence Française de Développement, Paris, janvier 2008

[7Développée en 2004, la politique européenne de voisinage (PEV) s’applique aux voisins immédiats, terrestres ou maritimes, de l’Union européenne. L’élément central de cette politique repose sur les plans d’action bilatéraux entre l’UE et chaque partenaire, ceux-ci définissant un programme de réformes économiques et politiques avec des priorités à court et moyen terme. Cette politique reste distincte des processus d’élargissement même si elle ne préjuge pas des évolutions futures.


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