L’UE, la Pac et le Mur de Berlin
Une chronique de Lucien Bourgeois
Lucien Bourgeois. Cela fait déjà 20 ans que le Mur de Berlin est tombé. On aurait pu penser que cela allait nous ouvrir des décennies de bonheur comme après un cauchemar. La « Fin de l’histoire » nous prédisait Francis Fukuyama [1]. La progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touchait à sa fin avec le consensus sur la démocratie libérale qui tendait à se former après la fin de la Guerre froide. Vingt ans plus tard, en 2009, cette affirmation fait sourire au vu de la situation au Moyen-Orient et en Afghanistan mais aussi en Europe, puisque celle-ci est en proie à des difficultés pour livrer une réponse concertée face à la crise et semble ne pas vouloir poursuivre la Politique Agricole Commune (PAC). Cette dernière revêt à cet égard un caractère très symbolique de notre difficulté à gérer les utopies constructives.
Chacun chez soi
La Politique agricole commune n’est pas née d’un coup de baguette magique à la sortie de la deuxième guerre mondiale. Certes, les ingrédients existaient pour une prise de conscience de la nécessité de prendre le problème agricole très au sérieux. Les pays européens, même les plus industrialisés comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, avaient éprouvé la faim longtemps après la fin du conflit. Pendant la guerre, quand on dépend d’un approvisionnement étranger, il faut que les bateaux puissent arriver. Après la guerre, il faut avoir des devises pour payer. Ainsi, le Royaume-Uni, qui pourtant n’avait pas été envahi, a dû garder ses tickets de rationnement jusqu’en 1950. La France, quant à elle, était alors considérée comme un pays « agricole » car plus du quart de ses actifs travaillaient dans ce secteur. Cela étant, forte de son domaine colonial, elle dépendait considérablement de ses approvisionnements extérieurs au point qu’en 1939, elle a dû importer l’équivalent de deux mois de sa consommation de blé !
Cette forte dépendance extérieure des pays européens au lendemain de la deuxième guerre mondiale n’a pas suffi à faire œuvre commune. Chacun d’eux a lancé des programmes de reconstruction visant à relancer la production agricole. C’est de cette époque que date, en France, la loi sur le fermage et le métayage qui a permis aux fermiers d’avoir la sécurité suffisante pour investir et accroître leur niveau productivité et, ce faisant, réduire l’écart de production entre la France et les pays de l’Europe du Nord. C’est également à cette époque que se sont développés le crédit, la recherche publique, la mécanisation et les épandages d’engrais. La première crise de surproduction a d’ailleurs eu lieu en 1954 bien avant la signature du Traité de Rome.
L’Europe au pied du mur
On a l’habitude de rattacher la création de la Pac à la signature du Traité de Rome en mars 1957 [2]. Ce n’est pas tout à fait exact. Certes, la France venait alors de s’apercevoir, lors de l’expédition de Suez en 1956, qu’elle n’était plus considérée par les deux « grands », les Etats-Unis et l’URSS, comme une grande puissance. Elle devait trouver une autre stratégie. Mais, en ce début 1957, les illusions coloniales sont encore présentes et le gouvernement français donne les pleins pouvoirs à Massu [3] pour rétablir l’ordre à Alger. Autrement dit, pendant qu’on signe le Traité de Rome, on pense encore que l’Algérie restera une colonie française.
Dès lors, il faudra attendre encore longtemps pour que le Traité soit réellement mis en œuvre. En France, une loi d’orientation agricole est certes votée en 1960 mais les décrets d’application ne sortent qu’en 1962. A cette même époque, une nouvelle crise de surproduction survient et les manifestations d’agriculteurs, à l’instar de celle de juin 1961, se multiplient. Et toujours pas de PAC à l’horizon....
Le véritable tournant qui a permis la prise de conscience du caractère incontournable de ce Traité fut la construction du Mur de Berlin dans la nuit du 12 au 13 Août 1961. Le Général de Gaulle appelle, au Ministère de l’agriculture, Edgard Pisani, le 24 Août de la même année. Est-ce le fruit du hasard ?
La construction du Mur changeait la donne stratégique de l’Europe de l’Ouest. Elle coupait physiquement l’Europe en deux blocs antagonistes. D’un coté, des pays très peuplés avec peu de terres agricoles. De l’autre, les pays qui avaient traditionnellement assuré l’approvisionnement de l’Europe : l’Ukraine, la Pologne, la Hongrie et l’Allemagne de l’Est. Parmi les six nations signataires du Traité de Rome, la France disposait de la moitié des terres arables !
La faim justifie les moyens
Le Traité prend, dès lors, tout son sens. Il faut absolument assurer la sécurité alimentaire de l’Europe pour éviter ce que tout le monde craint : la main mise de l’URSS sur les pays de l’Ouest. Le meilleur moyen est de mutualiser les dépenses entre une France condamnée à la surproduction chronique et une Allemagne qui vit dans la peur de la pénurie. Le 4 Avril 1962 sort le premier règlement européen des céréales et, le 14 Août, le règlement français qui le met en œuvre. 1957-1962 : cinq années se sont écoulées depuis la genèse de cette belle idée de la PAC prévue par le Traité de Rome. Mais en 1962, le Mur de Berlin est une réalité durable et l’Algérie a acquis son indépendance.
Ce pas franchi, la mise en route n’en est pas moins longue. Six années passent avant que cette politique appliquée aux céréales ne soit étendue à la production animale. Pour ce qui concerne les produits laitiers, on parle, déjà, en 1968, des « fleuves de lait et des montagnes de beurre ». Quant aux fruits et légumes dont on vante pourtant les nombreux mérites pour la santé, on attend encore aujourd’hui, en 2009, une politique aussi ambitieuse. Mais comme cela intéressait peu les pays du Nord et que cela ne mobilisait pas beaucoup l’industrie, ces produits furent abandonnés à une gestion peu inventive.
La PAC n’a pas été « un long fleuve tranquille » pendant toute la période entre 1962 et 1989 mais elle a eu le mérite d’exister. Elle fut l’une des seules politiques économiques communes de l’Europe.
Le retour des individualités
Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin est abattu. Ce changement du contexte géopolitique n’est pas sans conséquences sur la PAC. Jusqu’à cette échéance, l’Union Européenne (UE) avait obtenu l’accord des Etats-Unis pour mettre les dossiers agricoles en dehors des négociations sur les tarifs douaniers du Gatt, arguant qu’il ne fallait pas prendre de risque pour la sécurité alimentaire de cette zone sensible. Reste que, le Mur détruit, cet argument n’a plus aucun poids.
Dès lors, pour faire pression, les Etats-Unis prennent en otage nos vins blancs en taxant très fortement l’importation de ces produits sur leur territoire. Cette décision contraint l’UE à réformer rapidement la Pac pour s’aligner sur les pratiques américaines de soutien à l’agriculture permettant, du même coup, de conclure une négociation du Gatt initiée en 1986 et qui s’éternisait en longueur.
Dans le même temps, l’UE est confrontée à un élargissement rapide vers les pays de l’Est européen qui fuient le bloc russe. D’un point de vue politique, il aurait fallu, à cette époque, repenser la PAC pour améliorer la cohésion entre les pays de cette Europe élargie. Mais alors, pour diverses raisons, la Pac semble désuète ; elle divise plus qu’elle ne fédère. Les pays industrialisés, repris par leurs vieux démons colonialistes, espèrent faire produire leurs aliments dans les pays émergents exportateurs agricoles en particulier le Brésil que, mondialisation oblige, on aurait transformé en ferme du monde. Les nouveaux pays adhérents [4] souhaitent, de leur côté, que la Pac leur donne les moyens financiers de restructurer rapidement leur secteur agricole, ceci afin de masquer un chômage chronique très conséquent. Mais, faute de réelle motivation dans les pays riches, la Pac apparaît comme un fardeau dont il convient de se débarrasser au plus vite pour améliorer notre compétitivité dans les autres domaines.
Pourtant, les Etats-Unis, elles, ne désarment pas leur politique agricole et renforcent même leurs mécanismes de soutien aux agriculteurs avec le Farm Bill de 2002. De même, la Chine et l’Inde sont toujours attentifs à leur sécurité alimentaire. Enfin, plus près de nous, la forte augmentation des prix des produits agricoles de 2006-2008 est venue rappeler combien ces derniers ont un aspect stratégique pour notre sécurité comme pour la paix du monde. Rien n’y fait : l’UE semble sourde à toute volonté stratégique collective dans le domaine agricole et alimentaire.
L’Europe a-t-elle besoin d’un choc pour s’unir ?
Ce n’est pas si étonnant lorsque l’on voit les difficultés de l’UE à adopter une stratégie claire et concertée face aux mouvements monétaires actuels. L’Euro vient d’augmenter de près de 20% depuis le début de l’année et de 80% par rapport au début des années 2000. Comme les Chinois s’arrangent pour acheter suffisamment de dollars afin de garder stable le change entre leur monnaie et le billet vert, cela signifie que l’Euro s’est apprécié par rapport à la plupart des autres monnaies du monde. Pas étonnant qu’il soit difficile d’exporter dans ces conditions. L’UE a désormais un PIB largement supérieur à celui des Etats-Unis et plus de deux fois supérieur à celui de la Chine. Elle est de fait la première puissance mondiale. Pourtant, on parle d’un gouvernement du monde par un "G2" par la Chine et les Etats-Unis qui exclurait l’Union Européenne.
Serait-ce à dire que l’Europe unie n’a pu fonctionner que dans un contexte de guerre froide et sous la contrainte du Mur de Berlin ?
Chronique de Lucien Bourgeois, décembre 2009
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