21/11/2023
Retour sur la 24ème édition des Utopiales (Nantes)
Nature du document: Chroniques

[Utopiales2023] En science comme en littérature, décrire le réel n’a rien d’évident

Du 1er au 5 novembre dernier, se tenait à Nantes la 24e édition des Utopiales, le festival international de science-fiction. Si vous n’avez encore jamais assisté à cette grand-messe de l’imaginaire, sachez que cet évènement propose notamment tout un programme de conférences et tables rondes où écrivains et chercheurs de plusieurs instituts, dont INRAE, dialoguent, livrant ainsi depuis leur discipline, leur regard sur le monde et son devenir. Cette année, c’est le thème de(s) Transmission(s) qui constituait le point d’ancrage de toutes les discussions – 122 pour être précis ! -, et dont la philosophie pourrait être résumée ainsi : qu’allons-nous transmettre aux générations futures ? Crise climatique, essor de l’intelligence artificielle, totalitarisme, relation au vivant, effondrement ou renoncement sont autant de sujets fréquemment évoqués d’une rencontre à l’autre. Présente à certaines d’entre elles, la Mission Agrobiosciences-INRAE livre ici quelques-unes des questions en tension, sans aucune prétention à l’exhaustivité. Premier volet, les difficultés rencontrées par les scientifiques comme les écrivains pour penser autrement l’avenir et décrire le réel.

Comme un trop-plein de dystopie

Dystopie : fiction dépeignant de sombres humanités, en proie au totalitarisme ou à une crise écologique/apocalyptique. Au fil des tables rondes, le terme revient sur le devant de la scène avec, souvent, ce même constat : celui d’une prolifération des récits dystopiques. Et cette conséquence à peine tue : à force de se projeter dans ces noirs horizons, on finit par avoir l’impression qu’il n’y a aucune alternative à la catastrophe ou la crise.

« Il y a un discours manquant, celui d’un futur désirable  » remarque ainsi Christiane Vadnais, autrice de Faunes, roman paru aux éditions Alto(1). Un point de vue loin d’être isolé. Auteur de bande dessinée, Simon Liberman arrive à une conclusion similaire : « Depuis quelques années, la fiction tourne autour de la dystopie. On a du mal à changer, à se projeter dans autre chose »(2).

« Il y a une quantité innombrable de récits apocalyptiques en SF  », remarque également l’auteur Richard Canal (1). « Mais ceux-ci n’ont pas l’impact que l’on voudrait  ». Souvent pensée comme un récit prompt à réveiller les esprits, la dystopie a pourtant son revers de médaille, en ce sens qu’elle peut aussi conduire à l’inaction – en mode "foutu pour foutu".

« La pédagogie par la peur ne marche pas » lance ainsi un participant depuis la salle (1). Prenant l’exemple de l’arrêt du tabac, il rappelle que ce n’est pas en communiquant sur les dangers de la cigarette qu’on incitera les gens à s’en passer, mais bien en leur montrant tout ce que son arrêt va leur apporter. Sur cette question de l’avenir, « où est le désir ? Il y a tellement de choses désirables aujourd’hui dans le changement  » conclue-t-il.

Ainsi serions-nous prisonniers d’une certaine manière de nous projeter dans le futur ? Oui… et non. Directrice de recherche au CNRS, Nathalie Blanc s’intéresse de longue date à cette question de la projection. « Dans la littérature, l’écologie est souvent peu onirique. Il y a une difficulté à sortir des trois scénarios suivants : celui d’une réconciliation avec la nature, celui du technosolutionnisme, ou leur entre-deux. On peine à se projeter autrement comme si ces trois polarités étaient impossibles à dépasser. » (1)

La parade ? Mobiliser d’autres méthodes. Du côté des sciences ou de la prospective, Nathalie Blanc suggère ce pas de côté : non plus esquisser un futur utopique désirable mais partir du présent afin d’imaginer les différentes étapes pour y arriver. En littérature, des auteurs comme Alain Damasio défendent également l’idée de créer des imaginaires de lutte enviable.

Table ronde « Evolution et héritage ». A l’image A. Kremer-Lecointre

Effort de langage

A cette question des imaginaires s’en superpose une autre, tout aussi délicate : les représentations associées aux mots. En science, « il faut se débarrasser du langage métaphorique  » affirme ainsi Anabelle Kremer-Lecointre, au détour de la rencontre « Evolution et héritage ». Autrice de « La science à l’épreuve des mauvaises langues » (Ed. Delachaux et Niestlé), cette enseignante en SVT déplore la métaphorisation du discours scientifique. Souvent mobilisée à des fins de vulgarisation, celle-ci véhicule, selon elle, des images qui ne correspondent pas au réel. « Il n’y a pas de "programme" génétique  » ni même de « destin » biologique. « Les métaphores nous empêchent de voir le vivant tel qu’il est » conclue-t-elle.

Pour David Val-Laillet, directeur de recherche à INRAE, les choses ne sont pas aussi tranchées. A titre personnel, ce spécialiste en neuroscience ne s’interdit pas l’usage de la métaphore. « Les choses se font par étape. On peut utiliser dans un premier temps des métaphores certes incorrectes mais qui constituent une première marche pour, dans un second temps, développer des concepts scientifiques  ». « On dit que les métaphores ont toujours été riches  » rétorque A. Kremer-Lecointre. « Mais il faut renouveler le langage et s’interroger sur ce qu’il véhicule  ».

La question taraude aussi les écrivains. A l’occasion de la rencontre « La ferme des animaux », Christiane Vadnais plaide pour un « renouvellement du langage » en littérature. « Dire que 13% des animaux ont disparu » n’est pas la même chose que dire que « 13% des AUTRES animaux ont disparu  », affirmation qui sous-tend un rapport différent au vivant. « C’est un défi pour la littérature car on est toujours sur des histoires humaines » ou centrées sur les êtres humains. « J’essaie de bouger la caméra  » adoptant par exemple d’autres points de vue – « un arbre, un paysage  ».

Changer de perspective… et peut-être aussi de tonalité. Invité à la table ronde sur « l’art du changement d’état », l’hydrologue Eric Sauquet s’interroge sur la communication scientifique. « Les scientifiques sont prudents ». Une réserve inhérente à leur travail qui les conduit à « parler au conditionnel, jamais au futur. Il y a pourtant des choses dont nous sommes sûrs, comme le réchauffement climatique. Peut-être est-ce un travers scientifique que d’avoir trop parlé au conditionnel » s’interroge ce directeur de recherches.

Pour le réalisateur Quentin Lazzarotto, cette remarque fait écho au débat qui a émaillé la dernière publication du GIEC, pour savoir quels mots utiliser afin de qualifier le poids des activités humaines dans le réchauffement climatique. « Les scientifiques n’étant sûrs qu’à 99%, il a fallu batailler pour inclure les termes "sans équivoque" dans le rapport ». En 2014, le rapport évoquait « une influence claire  » des activités humaines…

Visuel : affiche des la 24ème édition des Utopiales, par Elene Usdin

Pour en savoir plus sur les travaux d’Eric Sauquet, visionner cette courte interview "Devra-t-on SE PASSER D’EAU dans QUELQUES ANNEES ?"

Par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE

Tables rondes citées

  • La Ferme des animaux, avec les auteurs Simon Liberman, Ketty Steward, Christiane Vadnais, animée par Ophélie Bruneau, samedi 4 novembre 2023. (Egalement notée (2) dans le texte)
  • L’art du changement d’état, avec Nathalie Blanc (CNRS), Eric Sauquet (INRAE) et les auteurs Richard Canal et Christiane Vadnais, animée par Quentin Lazzarotto, vendredi 3 novembre 2023. (Egalement notée (1) dans le texte) ECOUTER
  • Evolution et héritage, avec les auteurs Héloïse Cochois et Mikaël Roch, David Val-Laillet (INRAE) et Anabelle Kremer-Lecointre, enseignante. Animé par François Bontemps 2023. ECOUTER

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