09/09/2013
Les chantiers prospectifs de la Mission Agrobiosciences
Nature du document: Entretiens

Sciences, technologies et marchés : des formes de mobilisation inédites capables de déranger les pouvoirs.

Une convergence des controverses, une radicalisation des critiques, un débat sciences et société dans l’impasse, une faillite des systèmes experts... Pour Francis Chateauraynaud, directeur et fondateur du Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) à l’EHESS, plusieurs grands basculements à l’oeuvre dans nos sociétés obligent à revoir la manière de poser les problèmes liés aux promesses technoscientifiques, à repenser certains paradigmes et à réinventer les processus de délibération et de décision.
Un quatrième entretien des Chantiers prospectifs lancés par la Mission Agrobiosciences, dont l’analyse est à croiser avec celles, déjà publiées, de Gilles Allaire, Olivier Godard et Olivier Assouly.

Francis Chateauraynaud est sociologue, concepteur de nombreux modèles et instruments orientés vers l’analyse des controverses, des affaires et des crises que traversent les sociétés contemporaines. Il a par exemple créé la notion de « lanceur d’alerte » avec Didier Torny et initié la socio-informatique en co-concevant des logiciels scientifiques au service de la sociologie, comme Prospéro, Tirésias et Marlowe, ce dernier étant présenté comme un « sociologue numérique » capable de mener des enquêtes sur les corpus rassemblés par les chercheurs et de dialoguer avec eux.
Plus récemment, Francis Chateauraynaud a créé un nouveau modèle de sociologie pragmatique, qui offre un cadre d’analyse des trajectoires empruntées par les causes publiques. Parallèlement, le chercheur développe une sociologie pragmatique du pouvoir, conçue à partir des notions d’"emprise" et d’"asymétrie de prises". Il a notamment publié, avec Didier Torny, "Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque" (Editions de l’EHESS, 1999) ; "Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique", (Editions Pétra, 2011).

Dans le foisonnement des conflits locaux, des controverses et des affaires, dans lesquelles se lisent à la fois des convergences de mots d’ordre et des divergences profondes sur le sens des bouleversements contemporains, Francis Chateauraynaud repère quatre basculements à l’œuvre susceptibles de créer de nouveaux champs de tension.

Les controverses vont se déplacer rapidement, s’enrichir les unes les autres et converger

Pour F.Chateauraynaud, la graine PMO (1), ayant trouvé un terreau favorable, a produit ses effets. La force de l’argument consiste à dire : « La science, les chercheurs produisent des connaissances, dont on peut discuter de l’utilité ou pas, mais ce qui est problématique c’est l’accouplement de plus en plus insécable entre science, technologie et marché ». Et cela, les chercheurs le vivent au quotidien : compétition, perte d’autonomie et de financement pérenne, omniprésence de pôles et de consortiums où les opérateurs privés viennent se mêler de programmation et d’évaluation de la recherche, distribution de prix qui individualisent, pression pour déposer des brevets et arracher des financements européens ou autres. Cette compétition met tout le monde sous tension.
Le nouveau management de la recherche a été rendu visible au fil du temps et F. Chateauraynaud a « le sentiment que les gouvernements ou les autorités, aussi bien au niveau européen que national, paient, à travers les mobilisations ’néo-luddites’(2), le passage en force d’une recherche pliée à une forme de technostructure ».
Cet argument est disponible à différentes échelles. Récemment, le sociologue a interviewé des personnes qui « attendent en embuscade la relance des explorations de gaz de schiste » et dont les arguments ressemblent fortement à ceux prononcés à l’encontre des OGM, des nanos, etc. A savoir : ce n’est pas la fracturation hydraulique qui pose problème, mais le système qui privilégie la fuite en avant technologique pour se sauver, en l’occurrence pour assurer une consommation énergétique effrénée. On retrouve le même registre argumentatif pour l’aéroport Notre Dame des Landes ou les déchets radioactifs. Et dans le dossier des chimpanzés du futur, le surgissement des ‘anti-biologie de synthèse’ est le résultat de cet apprentissage de la critique (3). Elle révèle une suspicion généralisée, moins vis-à-vis de la science que vis-à-vis des projets et des promesses technologiques. Certains sociologues entretiennent une confusion en traitant « innovation » et « science » comme deux synonymes, et en résumant la critique des choix technoscientifiques en un problème de procédure d’acceptabilité – d’où leur réponse sous forme de forums hybrides et autres dispositifs, cibles préférées de PMO…

source : PMO

Résultat ? Pour F. Chateauraynaud, "Il y aura toujours des controverses, des clashs, des mobilisations à prendre en compte et à clarifier sur le fond – pas seulement sur la forme procédurale - au risque de rester dans un malentendu généralisé. Car il est vrai qu’on ne peut pas à la fois annoncer dans des déclarations comme celles de Rio+20 que l’on va changer le monde, le verdir, prendre en compte toutes les misères de la planète et ses habitants et, dans le même temps, dire aux populations : « nous avons a la solution technique, il vous suffit de l’accepter et de la mettre en oeuvre ». Finalement, tout cela est assez logique : la démocratie ne se construit pas à coups de déclarations, de directives et de procédures mais repose sur des formes de mobilisation inédites capables de déranger les pouvoirs – ce qui est le sens de l’expression de « contre-démocratie » développée par Pierre Rosanvallon il y a quelques années .

On assiste à une nouvelle faillite des systèmes experts, parce que la manière de construire les réseaux d’experts est problématique, au niveau européen (Efsa, Echa, Reach…) comme au niveau national (crise de l’AFSSAPS, avis rétrogrades des académies entre autres).

Les « crises » se succèdent : il y a eu le Mediator biensûr, mais aussi les lasagnes au cheval qui réinterrogent des systèmes de traçabilité et, surtout, toute une série de doutes concernant des médicaments.… "Malgré la mise en place des agences, il y a comme une usure du système. Il faudrait interdire aux mêmes experts d’appartenir à plus de deux comités, commissions, groupes. Certains occupent les positions centrales dans les réseaux, formant des nœuds qu’il est impossible de trancher, et qui peuvent conduire à des points aveugles dans les systèmes d’évaluation, d’information, de mise en circulation…"

Sauf que désormais, il existe une loi protégeant les lanceurs d’alerte. "Nous sommes entrés dans une nouvelle phase. Cette loi peut donner lieu à de nouvelles pratiques comme elle peut renforcer les jeux de lobbies. Dans tous les camps d’ailleurs, car les ONG sont en concurrence pour exister sur le terrain et dans les médias. A voir donc le fonctionnement de cette loi à l’épreuve des événements du terrain."

Le changement complet du rapport du public aux données.

Autre point de basculement notable pour F.Chateauraynaud, la production de données, et leur disponibilité sous forme numérique, sont parvenues à un seuil inouï dans l’histoire des sciences et des techniques. Un grand nombre d’acteurs proposent des traitements massifs d’informations, des croisements de visualisations photographiques, des productions participatives (avec des capteurs en nombre), auxquels viennent s’ajouter des instruments de pilotage à distance et toutes sortes de cartographies : terres agricoles, forêts, zones frontalières, urbaines, péri-urbaines, plans d’aménagement…
Ce changement d’échelle considérable transforme déjà les manières de poser les problèmes et va produire de nouveaux paradigmes. Des exemples ?
La recomposition des liens entre réchauffement climatique, sécheresse et incendies change la manière dont les acteurs discutent des plans de prévention, des usages, des risques et des possibilités d’habitation ou de transformation, de transition des mondes agricoles. Même chose pour les zones côtières prises comme des exemples typiques de ce qu’il va falloir engager pour s’adapter à des transformations climatiques radicales. Là encore, les outils satellitaires et les interfaces numériques de navigation sur ces données entraînent de profonds changements d’approche des problèmes. Un phénomène de plus en évident dans le suivi des épidémies et le partage de données entre des groupes d’acteurs
Par ailleurs, l’extension du domaine du numérique touche fortement l’ingénierie du vivant qui devient une sorte d’interface jouant des figures de l’hybridation et de l’augmentation, comme dans le cas de la biologie de synthèse, laquelle, théoriquement, donne la possibilité de modifier des codes, de les tester, conduisant jusqu’à la fameuse « biologie de garage ». Et ce avec nombre de disputes (au sens premier de la "disputation") pour déterminer si cela relève du fantasmatique ou du réalisable.
Notons enfin , parmi tous ces exemples, le cas des médicaments mis en vente en ligne, qui viennent au minimum modifier les rapports entre offres et demandes.

Dernier point transversal, les questions d’inégalité et d’injustice reviennent en force dans les domaines où, au fond, on ne parlait que technologie ou environnement.

A l’exception de certains secteurs de la santé (autour du sida notamment), la question sociale avait été un peu écartée par la dynamique des controverses contemporaines – comme si elle relevait d’un ancien état du monde. Ce n’est plus tenable. Aujourd’hui, on parle de plus en plus de précarité énergétique, d’injustice environnementale et d’inégalités sanitaires. D’ailleurs, de plus en plus souvent, des acteurs se mobilisent, avec le sentiment d’être les boucs émissaires d’un système faisant porter les tensions sur les uns plus que sur les autres. Récemment, l’échec des ZAPA (Zones d’action prioritaire pour l’air) témoigne bien de la difficulté de penser, en même temps, une politique environnementale et une politique sociale. De fait, la situation est explosive. Et la crise économique qui n’en finit pas produit des situations très dangereuses au plan politique.

Après l’état des lieux, reste à repérer les leviers possibles. En la matière, Francis Chateauraynaud propose plusieurs pistes :

Face à un débat science et société dans l’impasse, où il est désormais très difficile d’autonomiser les débats sur les technologies, il faut retrouver une place pour les questions politiques légitimes et cesser de procéduraliser les débats. Parallèlement, il faut re-sécuriser les milieux de recherche, leur assurer des financements – sur des plans quinquennaux- afin qu’ils puissent réfléchir à ce qu’ils font et s’exprimer librement dans les débats sans être pris en conflit d’intérêt. Problème : nous en sommes encore loin.

Dans le champ politique de l’articulation global/local, F. Chateauraynaud repère deux modèles radicalement opposés (chacun animé d’intentions louables) :
Le premier, radical, prône la mise en place d’une forme de gouvernement mondial, déclinant des principes et fonctionnant par adhésion des acteurs à une série de programmes.
Le deuxième –défendu par exemple par Catherine et Raphaël Larrère, mais aussi l’auteur lui-même, défend l’idée qu’il faut partir des expériences et des innovations locales. Il s’agit de redonner au local toutes ses chances et de laisser ses acteurs auto-organiser leurs synergies, en reconnaissant une pluralité de processus de convergence, de protection, de fédération, de transposition, de transmission ou d’assistance mutuelle, et non d’ imposer des standards d’évaluation et des bonnes pratiques conçues dans une logique top-down.

Avec toutefois le risque, en renvoyant les populations à leur seule capacité d’auto-organisation au plan local, de produire des situations d’inégalité, d’abandon et de désertification. Une limite que pourrait pallier la circulation des savoirs et l’échange entre les différences expériences locales.

Reste à articuler global et local...

C’est ce que tentent de faire les intermédiaires, depuis les associations jusqu’aux consultants, les deux ayant d’ailleurs tendance à se mélanger quelque peu. Avec ce problème : comment parvenir à une structuration collective des expériences et des expertises, en dehors d’une sorte de langue de bois commune ? Car le fait est là, colloques et revues se multiplient sur le développement durable, la gouvernance, la participation citoyenne...Et même les logiciels du GSPR saturent face à la production de discours dénués de réels points d’ancrage.

D’où ce paradoxe que relève F. Chateauraynaud : « D’un côté, il y actuellement une surproduction des discours et des dispositifs, de l’autre, le sentiment s’impose que les connexions se défont graduellement entre expériences locales et élaborations globales". Résultat : à moyen ou long terme, on risque fort d’observer une refragmentation du monde. Des entités vont essayer de se protéger soit sur des bases régionales, soit sur des bases culturelles ou culturales, autour d’une activité locale reconnue (une AOC par exemple), une rivière, une zone montagnarde, une forêt, une ville… bref, une infinité de centres de ressources et de décision dont certains seulement, au bout de quelques décennies, auront survécu, se renforçant, tandis que bien d’autres auront plongé.
Alors, relocaliser oui, mais comment éviter de créer une surdité généralisée, une incapacité à entendre autre chose que son propre projet générant des formes de rejet qui alimentent des programmes néo-conservateurs ? Les technologies sont prises dans ces problématiques, parce qu’elles connectent les acteurs, font apparaître des asymétries, des problèmes sociaux, énergétiques et environnementaux, et parce qu’elles parlent du futur. Dans ce contexte, pas question de s’en tenir aux évaluations de type bénéfices/risques alors même qu’au niveau politique, les choix ne sont pas lisibles : "selon les jeux d’alliances et d’opposition, on renonce à telle technologie parce qu’elle est contestée et on garde telle autre (le nucléaire par exemple) contre vents, marées et tsunamis …. Il va falloir réinventer les processus de délibération et de décision et cela ne se fera pas sans prendre en compte les formes de critique les plus radicales du système" .

(1) Pièce et Main d’0euvre (PMO) est une association grenobloise connue depuis 2000 pour ses prises de positions radicales principalement contre les nanos. Sur le site de PMO, on peut lire : « la technologie - non pas ses "dérives"- est le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie planétaire unifiée. La technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens. (…). »

(2) Mouvement moderne d’opposition à tout ou partie du progrès technologique.

(3) Voir sur le site de PMO, des articles et films contre la biologie synthétique, qualifiée de nécrotechnologie, à l’instar des nano. http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?rubrique2

Avec le sociologue Francis Chateauraynaud. 9 septembre 2013

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