11/01/2009
Sélection d’ouvrage. Sciences société.
Nature du document: Notes de lecture

"Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique". Note de lecture de l’ouvrage de Hans Jonas

« Le principe responsabilité » , l’ouvrage de Hans Jonas, fait partie de ceux qui ont eu le plus d’influence sur les évolutions de la société au cours des dernières décennies en France et plus largement dans le monde. Il n’est paru en traduction française qu’en 1991, alors que les lecteurs de langue allemande disposaient du texte original depuis 1979. Il est considéré comme ayant modifié la vision de l’humanité sur son futur et sur la conception de sa place sur terre. Par une réflexion inédite sur les transformations induites par les innovations technologiques, il est considéré comme étant l’inspirateur de concepts tels que « développement durable », « générations futures », « principe de précaution », aujourd’hui largement répandus au sein de la société. Mais qu’en est-il exactement ? Retour sur le texte trente ans après ! Une note de lecture signée Jean-Claude Flamant, Mission Agrobiosciences

Tout d’abord, soyons clair, cet ouvrage - 420 pages en format poche - qui a eu un grand succès d’édition, n’est pas d’une lecture facile. On pourrait même parler de « lecture douloureuse », alors qu’Hervé Kempf ressentait « une étrange sensation de fraîcheur » dans sa « Rétrolecture » parue dans Le Monde du 17 août 2008. D’abord le style n’a pas la fluidité d’un essai philosophique accessible au grand public (tel que l’offre par exemple Luc Ferry), ceci étant dû peut-être aux problèmes posés par la traduction en français d’une pensée complexe bien ajustée à la logique de construction de la phrase allemande. Quant au fond, le lecteur est saisi par la rudesse de l’argumentaire. Hans Jonas ne prend pas de gants : ce n’est pas tant la science qui pose problème, affirme-t-il, que la technologie qui en est issue parce que celle-ci a rencontré un succès remarquable et inédit. Et il nous invite de manière pressante à considérer que, paradoxalement, c’est cette réussite qui pose problème. Problème pour nos sociétés contemporaines qui doivent faire face à des risques insoupçonnés lors de l’irruption de la technologie dans tous les compartiments de la vie quotidienne, mais plus encore pour les sociétés de demain, et pour la planète elle-même par l’épuisement des ressources sur lesquelles s’est fondé ce succès. C’est la raison pour laquelle Hans Jonas s’atèle à l’élaboration des bases d’« une éthique de la société technologique  » selon des principes qui, pour lui, devraient rompre avec ceux de l’éthique traditionnelle.

Cette question de l’éthique apparaît centrale dans le raisonnement de Hans Jonas et constitue l’originalité de sa réflexion, dont se déduit ce qui fonde le concept de responsabilité. A noter qu’à aucun endroit dans le texte il n’est question de « principe de précaution », alors que l’accent est mis sur la notion de « responsabilité ». Il expose en effet que l’éthique, au sens traditionnel, régit les rapports directs entre les membres contemporains d’une société et qu’elle concerne par conséquent leurs responsabilités sur un plan interpersonnel. Notre problème, pointe-t-il avec bon sens, c’est que nos nouveaux pouvoirs technologiques sont tels qu’ils interpellent et impliquent de fait les vivants de demain, ceux des générations futures. Or, avec l’expérience des dernières décennies, nous pouvons nous douter que ces nouveaux pouvoirs pourront poser autant de problèmes que ceux que rencontrent les sociétés actuelles dus aux choix technologiques des générations antérieures. D’où une difficulté majeure, celui de l’impossible rapport avec des personnes qui n’existent pas encore et dont les besoins et les références sont inconnus. Mais Hans Jonas franchit une étape supplémentaire en posant qu’il ne s’agit pas uniquement de nos rapports aux sociétés futures mais qu’il faut aussi envisager le cas de la planète elle-même. L’éthique traditionnelle, souligne-t-il, régit « le commerce direct de l’homme avec l’homme », elle est donc fondamentalement de nature anthropocentrique. Or un tiers s’interpose, la nature. Nous ne pouvons ignorer, insiste l’auteur que, pour la première fois depuis que l’humanité existe, ses capacités d’action sur la nature, acquises au cours des dernières décennies - c’est-à-dire un bref instant à l’échelle de l’univers - ont des conséquences majeures sur notre planète et donc sur les conditions d’existence de l’humanité, «  avec l’usage d’objets inédits pour des conséquences inédites  ». Qu’en est-il alors de l’éthique de notre responsabilité vis-à-vis de la nature ? Ou d’une éthique interpersonnelle faisant intervenir la planète comme tiers ? D’où, évidemment, une critique en règle de la notion de progrès tel que celui-ci a été conçu jusqu’à présent.

Pourquoi en est-on arrivé à formuler de telles questions, inconcevables au long des siècles et des millénaires précédents ? Pour Hans Jonas, la mutation complète réalisée par l’humanité est d’être passée de la production de connaissances pour la connaissance, à une conception de la science qui s’auto-justifie par les performances de l’innovation technologique permettant d’accéder à de nouveaux domaines de progrès. Et comment cela est-il devenu possible ? Hans Jonas répond en mettant en cause les utopies qui ont surgi au cours des trois derniers siècles et il en fait longuement l’analyse pour en souligner les dangers. Deux cibles font de sa part l’objet de critiques répétées. Tout d’abord, « Le principe espérance » dû à Ernst Bloch, et auquel il fait allusion en choisissant pour titre de son essai « Le principe responsabilité ». Deuxième cible, mis en accusation, le marxisme. Peut-être faut-il noter à ce propos qu’à la date de la première édition, 1979, le marxisme domine encore l’URSS et d’autres Etats dans le monde et inspire de nombreux intellectuels, alors que l’édition française ne sera disponible qu’après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. L’utopie est dangereuse, assure l’auteur, quelle qu’elle soit, en ce sens qu’elle donne à croire en des demains toujours plus heureux grâce au progrès des sciences et aux nouvelles technologies. «  Une erreur anthropologique de l’utopie  » pour Hans Jonas. Et s’il en vient à mettre en cause l’utopie, c’est que «  la critique de l’utopie est la critique de la technique poussée à l’extrême  ». En outre, poursuit-il, «  assourdie par la bénédiction du succès à court terme, la voie de la prudence a beaucoup plus de mal à se faire entendre  ». Or ce que l’on appelle « progrès » ne peut pas être considéré comme un processus indéfini, car l’avenir de l’humanité est étroitement lié à l’avenir de la nature et de la planète, nature et planète qui pourraient être irrémédiablement modifiées voire ruinées par l’humanité. Sans aucun doute de sa part, Hans Jonas considère que la voie prise depuis deux siècles ne peut conduire qu’à «  une impasse tragique  ». Et il évoque « l’ultime veto de la nature contre l’utopie ».

Finalement, au bout de ce raisonnement implacable, la recherche scientifique en tant que production de connaissances peut-elle être d’un quelconque recours alors que c’est son articulation à l’innovation technologique qui a posé problème ? Il ne doit pas y avoir d’ambiguïté affirme Hans Jonas : « Poursuivre le risque de la connaissance est un devoir suprême ». Le progrès de la connaissance est le seul qui soit à ses yeux un progrès authentique quelles que soient ses difficultés de réalisation et alors que ses progressions se réalisent selon des démarches fragmentaires, d’où son caractère de moins en moins communicable aux profanes. Quoiqu’il en soit, la science doit changer de logique : « Une nouvelle science est requise  », accompagnée d’« une modération dans les fins contre l’immodération de l’utopie », une nouvelle science qui s’investirait tout spécialement dans la connaissance des « limites de la tolérance de la nature » en privilégiant les interactions et les systèmes complexes. Plus particulièrement, Hans Jonas énumère brièvement quatre « problèmes » qui méritent cet investissement : la nourriture, la matière première, l’énergie et le « problème thermique ultime », problèmes qui ont effectivement envahi l’actualité du monde, trente après leur formulation.

La question fondamentale, conclut-il, est celle du « rêve de l’authenticité humaine  ». C’est à ce niveau là que devrait se concevoir « Le principe Espérance », et non pas en référence à une « futurologie technologique-sociale  ». Et d’énoncer quelques principes. Tout d’abord, « l’ambiguïté fait partie de l’homme  », il est donc vain d’attendre des vérités absolues. Car, poursuit-il, la «  nature  » de l’homme est d’être « exposé au bien et au mal ». Pour appeler à « une amélioration des conditions sans l’appât de l’utopie ».
C’est à l’issue de sa quête laborieuse d’une nouvelle éthique, «  pour la civilisation technologique  », qu’Hans Jonas affirme qu’il est salutaire que l’humanité ait peur : « Au principe « Espérance  », dit-il, nous opposons le principe «  Responsabilité », et non le principe « Crainte ». C’est pourquoi, il s’investit dans la promotion d’une peur, non pas la peur «  qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ». Notre peur est légitime, considère-t-il, non pas sous l’angle de notre ressenti (j’ai peur de...), mais sous l’angle de notre responsabilité (j’ai peur pour...). Et d’argumenter en conclusion : « Plus ce qui est à craindre est encore loin dans l’avenir, plus c’est éloigné de notre propre bien-être ou de notre malheur et plus c’est non familier dans son genre, plus la lucidité de l’imagination et la sensibilité du sentir doivent être délibérément mobilisés à cet effet : une heuristique de la peur qui dépiste le danger devient nécessaire  ». Un chantier ouvert pour la recherche scientifique et de nouveaux défis pour la décision politique.

Note de lecture de l’ouvrage de Hans Jonas, « Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique ». (Traduction de l’allemand et présentation par Jean Greisch ; Flammarion Champs Essais (3ème édition, 1995)), par Jean-Claude Flamant, Mission Agrobiosciences. Janvier 2009.

En complément de cette note de lecture, on peut lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences, l’article d’Olivier Godard, "Peut-on séparer de façon précoce le bon grain de l’ivraie ?". Une réflexion sur la maîtrise des risques collectifs qui propose notamment une analyse critique du "principe responsabilité" de Hans Jonas.

Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)  :

Par Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences

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