11/06/2012
Vient de paraître dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Juin 2012

Aux tables de la frugalité (entretien original)

Si la frugalité n’est pas nouvelle, comment a-t-elle pris corps, de l’Antiquité au Moyen Age ? En mai 2012, à l’occasion d’une émission de "Ça ne mange pas de pain !" consacrée à la résurgence de cette notion, Lucie Gillot de la Mission Agrobiosciences posait la question à Bruno Laurioux, Professeur en histoire médiévale.
Religieuse, médicale, quelles étaient dans les sociétés anciennes les motivations associées à cette pratique ? Qui en étaient les porteurs et les adeptes ? Réponses dans cette interview.

Aux tables de la frugalité
Chronique Sur le pouce de l’émission de mai 2012 de "Ça ne mange pas de pain !"

Lucie Gillot. Si la frugalité n’est pas nouvelle, loin de là, sa définition, sa traduction a-t-elle changé au fil des siècles, de l’Antiquité à nos jours ? Avant de nous pencher sur ce qu’elle a été, commençons par regarder ce qu’elle est aujourd’hui. Quelle en est la définition donnée par ses porteurs eux-mêmes, au fil des forums et des pages consacrés à cette question ?
La première chose que l’on remarque lorsque l’on surfe sur ces sites, c’est la grande hétérogénéité des pratiques. Si l’on devait néanmoins tenter d’en dresser grossièrement les traits, on pourrait distinguer quatre types de mangeurs frugaux. Les premiers s’inscrivent dans une quête de sagesse et de volupté, très orientale. La frugalité se traduit ici principalement par une réduction (assez conséquente) des portions. Cuisiner soi-même ses repas, promouvoir les circuits courts, les produits locaux et de qualité, constituent, pour ces mangeurs, d’autres principes de la frugalité.
Les deuxièmes prônent l’économie comme mode de vie. Ce ne sont pas des personnes « fauchées » disent-ils, mais des individus optant pour une consommation raisonnée. Leur crédo : privilégier les réflexes hard-discount, les achats en gros et faire la chasse au gaspillage. Les plus fervents défenseurs soulignent que l’argent ainsi économisé peut être utilisé à bon escient pour investir ou faire des dons… Les troisièmes pourraient être nommés les « anti », en ce sens qu’ils cherchent à se distinguer des précédents. Ainsi, pour ces individus, la frugalité ne peut être entendue comme « la conséquence d’un esprit radin ou d’une situation économique dégradée » ; elle est, en outre, l’ennemi de la sophistication. Le maître mot dans ce cas : simplicité. Une simplicité, à laquelle on ne doit pas sacrifier la qualité des aliments.
La frugalité peut enfin désigner un régime hypocalorique également dénommé régime anti-vieillissement. Il s’agit moins d’élever sa conscience que d’accroître sa longévité. L’adopter nécessite de solides connaissances diététiques pour prévenir toute carence.

Bruno Laurioux, vous êtes Professeur en histoire médiévale à l’Université de Versailles– Saint-Quentin-en-Yvelines, président du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation [1]. Le manger frugal renvoie aujourd’hui à une grande diversité de pratiques et de motivations. En a-t-il toujours été ainsi ?
Bruno Laurioux. Arrêtons-nous dans un premier temps, sur la notion même de frugalité. Dans l’Antiquité et le Moyen Âge, ce terme existe mais n’est guère répandu. On lui préfère souvent celui de tempérance, qui désigne également la vertu de modération. Ensuite, il convient de distinguer la frugalité contrainte, c’est-à-dire liée aux disettes, de la frugalité choisie.
Il pouvait y avoir plusieurs motivations à la frugalité choisie. La plupart du temps, la morale se mêlait inextricablement au religieux – deux notions qu’il est difficile de différencier dans les sociétés anciennes. A la fin du Moyen Âge, plus précisément aux 14ème et 15ème siècles, dans le cadre d’un mouvement que l’on pourrait nommer une première médicalisation de la société, s’ajoute aux arguments moraux et religieux, la dimension médicale. Celle-ci s’opère au nom d’une adéquation entre le régime alimentaire et le type d’activité. Ainsi, les oisifs, autrement dit ceux qui n’exercent pas d’activité physique intense, sont supposés devoir moins se nourrir et adopter un régime alimentaire frugal. Cette recommandation s’applique par exemple aux écoliers, aux universitaires ou aux intellectuels. Telle est peut-être l’origine des rations souvent pauvres dans les cantines que l’on rencontre encore aujourd’hui.

Justement : qui étaient les porteurs et adeptes de la frugalité : des religieux, des médecins, des philosophes ?
Bruno Laurioux. La question que vous posez est celle des modèles de frugalité. Ceux-ci se sont transmis sur une très longue durée, qui s’étend de l’Antiquité païenne à la fin du Moyen Âge, avec des moments de résurgence. Il n’est pas évident de saisir la réalité de ces modèles ; aussi, je limiterai le propos à la fin du 15ème siècle, période à laquelle s’achève le Moyen Âge. A cette époque, plusieurs figures incarnent la frugalité.
La première d’entre elles est l’ascète, figure très ancienne de la frugalité. Vivant à l’écart du monde, en ermite, l’ascète s’inscrit dans une démarche de privations volontaires, système au centre du christianisme médiéval. Son degré le plus extrême est incarné par la sainte anorexique, celle qui, d’après les textes, se prive de manger pendant des journées, des mois voire des années, ce qui est évidemment peu probable.
La deuxième figure est davantage influencée par la philosophie antique stoïcienne ou l’épicurisme modéré. A titre d’exemple, on peut citer les humanistes du 15ème siècle comme Pomponio Leto [2], humaniste romain, qui dit préférer les mets simples à base de légumes, cuisinés entre amis plutôt que les plats fastueux de la grande cuisine princière.
La dernière forme de frugalité nous porte vers la vertu de l’économie. Dans le Mesnagier de Paris, traité de la fin du 14ème siècle, l’auteur, un bourgeois, insiste sur les économies à faire sur la gestion de la maison. Cela implique notamment le rejet des préparations trop coûteuses, jugées plus dignes du cuisinier d’un chevalier que de celui d’un bourgeois, précise le texte.
En cette fin du 15ème siècle, plusieurs figures peuvent donc incarner la frugalité, de manière plus ou moins excessives, plus ou moins modérées.

A-t-elle toujours pris le sens d’une restriction ? Ou prenait-elle également corps dans l’interdiction, l’éviction de certains aliments ? On songe en premier à la viande…
Bruno Laurioux. La viande joue un rôle central dans le système de privations alimentaires médiéval. C’est d’elle avant tout, ainsi que des produits issus des animaux, comme les laitages ou certaines graisses, que doivent se priver les chrétiens durant de nombreux jours de l’année : le Carême (plus de 40 jours), les veilles de grandes fêtes religieuses, le vendredi et le samedi de chaque semaine et, pour les plus pieux d’entre eux, le mercredi.
Au centre de cette mise à l’écart, il y a l’idée que la viande excite les passions. Alors que le terme de viande signifie étymologiquement « ce qui sert à la vie », c’est-à-dire tous les aliments, au Moyen Âge, on employait le terme de chair. Or ce dernier est ambivalent puisqu’il est évoque aussi bien la chair animale qu’humaine, la nourriture et son résultat, c’est-à-dire la luxure. D’ailleurs, un théologien écrira au très haut Moyen Âge : « la chair appelle la chair ». Autrement dit, la nourriture carnée appelle le désir. Dès lors, la privation de viande devient une manière de contenir les désirs, de diminuer la libido.
Cette privation est d’autant plus exigeante que la consommation carnée est au cœur du mode de vie aristocratique qui est la référence au Moyen Âge. Dans le cas présent, la frugalité emprunte la voie de la pénitence. C’est bien parce que l’on a quelque chose à se reprocher, du point de vue de la morale chrétienne, que l’on se prive de viande.

Ceux qui recherchent dans la frugalité, la simplicité, citent souvent en exemple, la vie des moines dans les abbayes : «  une vie simple, faite de prières, de repas élémentaires, pour une vie spirituelle très riche ». Pour autant, la frugalité était-elle la norme ou l’exception ?
Bruno Laurioux. Il est vrai que c’est une des images que l’on peut avoir de la vie des moines. Il en existe d’autres comme celle du bon père gourmand qu’arborent certaines boîtes de fromage. Ces deux images sont vraies.
La vie monastique était encadrée par une règle, généralement celle de saint Benoît. Elaborée à la toute fin de l’Antiquité dans le sud de l’Italie, cette dernière est conforme à ce que l’on nomme la diète méditerranéenne. Concrètement, elle organise la frugalité en restreignant à deux le nombre de repas par jour, et le limite à un seul en période de Carême. La préparation des mets est confiée aux bons soins des moines eux-mêmes, par roulement hebdomadaire. Concernant le menu, la viande est proscrite car il ne s’agit évidemment pas d’exciter les passions des moines. Seuls les individus malades ont le droit d’en consommer. Ceux qui sont en bonne santé se nourrissent de bouillies, de soupes de légumes frais et secs, ces aliments que le Moyen Âge considère comme des nourritures grossières, paysannes au regard des mets à base de volatiles qui sont l’apanage des classes aristocratiques.
Dès l’époque carolingienne, ce régime d’une simplicité extrême s’enrichit de portions d’aliments plus valorisés tels que les œufs ou les poissons qui vont peu à peu finir par symboliser l’alimentation et la gourmandise monastiques. Ces rations sont offertes par des laïcs qui, par ce biais, cherchent à assurer leur salut grâce aux prières des moines. Les jours de fête, on a estimé que les moines recevaient chacun quelques 6000 à 7000 calories par jour. Peut-être n’en consommaient-ils qu’une partie. Quoi qu’il en soit, on était bien loin de l’idéal de la frugalité…

Chronique Sur le pouce. Emission de mai 2012 de "Ça ne mange pas de pain !", Comme une indigestion de frugalité… .

Professeur en histoire médiévale à l’Université de Versailles– Saint-Quentin-en-Yvelines, président du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation, Bruno Laurioux est l’auteur de nombreux ouvrages. Citons notamment « Manger au Moyen-Age » (Ed. Hachette, 2002) et « Écrits et images de la gastronomie médiévale » (Ed. Bibliothèque nationale de France, 2011, Best Cookbook Awards of the Year 2012, catégorie Histoire de la cuisine).

Retrouver les autres chroniques et interviews de cette émission spéciale frugalité :

Avec Bruno Laurioux, Professeur en histoire médiévale à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, président du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation.

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