22/04/2010
Note de lecture, avril 2010.
Nature du document: Notes de lecture

Aux sources de notre nourriture. Nikolaï Vavilov et la découverte de la biodiversité

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Les sujets explorés par Gary Paul Rabhan à l’occasion de ses récits de voyage trouvent des résonances avec des débats de société instruits et animés par la Mission Agrobiosciences. Tout particulièrement les enjeux sociétaux de l’agriculture et de l’alimentation, et les rapports entre expertise scientifique et décision publique. Jean-Claude Flamant, agronome et généticien, a toujours été sensible à l’œuvre et au destin de Nikolaï Vavilov. D’où cet intérêt pour l’ouvrage de Gary Paul Rabhan et cette note de lecture.
En cet hiver glacial de 1943, le célèbre botaniste russe Nikolaï Vavilov croupit au fond d’une prison soviétique, victime des terribles purges de Staline. À bout de forces, il mourra de faim après quelques semaines. Une cruelle ironie du sort pour un homme qui consacra toute sa vie à la lutte contre la famine.
Botaniste et chercheur visionnaire, Nikolaï Vavilov fut l’un des premiers scientifiques à comprendre l’importance essentielle de la diversité biologique pour assurer la sécurité alimentaire de l’humanité. Pendant des années, il parcourut le monde, explorant les cinq continents, des glaciers du Tadjikistan aux forêts d’Amazonie, des déserts d’Éthiopie aux plaines d’Italie, collectant inlassablement des centaines de milliers de semences, dans l’espoir d’identifier les "centres d’origine de la biodiversité".
En quelques années, il allait ainsi créer à Saint-Pétersbourg la plus grande banque de semences au monde - encore active aujourd’hui.

Beau projet que celui de l’ethnobotaniste américain Gary Paul Nabhan : retourner sur les pas de Nikolaï Vavilov dans les régions du monde que celui-ci avait identifiées comme étant des « centres de diversité » des plantes cultivées. Des visites de terrain avec en main les notes de voyages vieilles de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, sur les mêmes itinéraires, dans les mêmes vallées de haute montagne à l’écart du reste du monde, effectuant sur les marchés et auprès des paysans les mêmes inventaires de plantes, graines, tubercules qui avaient été rassemblés ensuite dans la première banque mondiale de semences à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg). Gary Paul Nabhan est également un militant du mouvement Slow Food, d’où l’attention qu’il manifeste aussi pour les pratiques alimentaires et les recettes culinaires étroitement liées aux productions locales. Résultat : un ouvrage de trois cents pages et les récits de onze voyages, illustrés de cartes identifiant les itinéraires, et de photos de Nikolaï Vavilov, dont certaines inédites, provenant des archives de l’Institut Vavilov à Saint-Pétersbourg.

D’un chapitre à l’autre, des « pépites » accrochent l’attention… Par exemple, l’évocation de l’appel de Vavilov à « se lancer à la découverte de l’Amérique » adressé à ses collègues américains lors d’un Colloque aux USA en 1930, à Tucson, Université d’ Arizona. Surprenant ! Une invitation à reconnaître que ce pays disposait de l’un des centres de diversité les plus remarquables sur le territoire des indiens Hopis et Navajos (1) . Egalement, les remarques sur la progression des connaissances en biologie moléculaire qui ont permis de reconnaître l’existence de flux continus de gènes depuis le teosinte vers le maïs, entretenant le maintien d’une grande variabilité génétique dans les variétés locales de maïs, au Mexique, dans la région de la Sierra Madre... Une visite au centre de diversité des pommiers au Kazakhstan, malheusement gagné par l’expansion de l’agglomération d’Alma-Ata… La reconnaissance de la richesse de l’Ethiopie en matière de céréales, combinées à des pratiques de cultures de plusieurs espèces mêlées dans le même champ – blé, orge, taef - ce qui confère des propriétés de « résilience », notamment de résistances à des maladies telles que la rouille… Les épisodes de visites dans les vallées escarpées du « toit du monde » au Pamir en parallèle avec l’évocation des aventures de Vavilov sur le même itinéraire. Sans oublier la révélation par l’auteur de ses origines libanaises lors de son voyage au Proche-Orient.

L’auteur fait un constat commun à tous les sites visités : l’érosion des centres de diversité des plantes cultivées. Les inventaires réalisés à presque un siècle de distance révèlent la disparition d’un pourcentage significatif des variétés locales. Ce constat ouvre évidemment la discussion sur les raisons de cette « érosion génétique ». Un fil conducteur porté par l’auteur : ces « centres de diversité » ne doivent pas être vus sous le seul point de vue de la biologie végétale, mais comme étant le produit de pratiques humaines. Ils ont en commun d’être localisés dans des zones de montagnes où des sociétés paysannes, en situation de survie dans des conditions difficiles, ont su exploiter les capacités d’adaptation de végétaux disponibles localement ; ils ont su les cultiver en rapports d’inter fécondation avec les espèces sauvages, favorisant les flux de gènes des uns vers les autres. Autre remarque importante pour expliquer l’existence de ces « centres de diversité » : ces zones de montagne sont physiquement compartimentées de telle sorte que se sont constitués des « isolats » (terme que je préfère à celui d’« isolation » utilisé dans la traduction), isolats à la fois biologiques et humains. C’est ainsi qu’au sein de ces massifs montagneux se côtoient des cultures à différents niveaux d’altitude mais à des distances proches permettant des échanges de semences entre les paysans, échanges qui constituent une pratique sociale courante dans la plupart des régions visitées. Une grande originalité de la démarche de Vavilov, souligne Gary Paul Nabhan, consiste à accompagner sa prospection par le recueil des noms vernaculaires attribués aux plantes et à leurs variétés cultivées, selon le principe que le périmètre géographique des langues parlées correspondait aussi à des réseaux d’échanges de graines au sein des « isolats ». En effet, Vavilov combinaient ses connaissances scientifiques à une grande capacité à pratiquer un grand nombre de langues étrangères et à savoir assimiler rapidement les parlers spécifiques aux populations visitées (2) .

Mais peut-on assimiler ces « centres de diversité » avec des centres d’origine des plantes cultivées comme le formulait Vavilov, contestant que l’agriculture soit « née » dans les plaines et les vallées ? Probablement non, suggère Gary Paul Nabhan en se référant au fait que les recherches archéologiques n’ont pas apporté la preuve de cette coïncidence. Pour ma part, je pencherais vers l’idée que ces « centres de diversité » sont assimilables à ce que les spécialistes des « gènes à effet visible » dans les races animales (c’est-à-dire des gènes se traduisant par des traits morphologiques, tels que pigmentation, cornes, pendeloques, etc.) ont appelé « zones refuges ». Explication : les populations humaines des massifs montagneux sont restées généralement à l’écart des évolutions agricoles et industrielles, notamment avec le grand tournant amorcé aux 18ème et 19ème siècles en Grande-Bretagne puis en Europe et, au-delà, en Amérique du Nord. En fait, il faut garder à l’esprit ce qu’était la motivation de Vavilov expose très clairement Gary Paul Nabhan : la hantise de la vulnérabilité de l’agriculture russe aux accidents climatiques et aux pathologies qui entraînent des famines à intervalles réguliers dans son histoire. Avec cette finalité en tête, il va donc tenter de trouver de part le monde des espèces et des variétés dont il pense qu’elles possèdent les qualités recherchées de tolérance aux situations extrêmes, utiles à la Russie, par exemple dans les hautes vallées du Tadjikistan. Le « phytopathologiste » Vavilov, par son obstination à réaliser son projet, va être à l’origine de la première banque mondiale de semences végétales, et l’inspirateur des initiatives similaires réalisées après la seconde Guerre mondiale. J’ajoute qu’il ne s’est pas contenter d’inventorier et de collectionner, mais que ses talents d’observateurs lui ont aussi permis de formuler des hypothèses sur l’apparition de « mutations homologues » dans des espèces végétales différentes, hypothèses dont la pertinence a été confirmée depuis grâce aux connaissances de la biologie moléculaire.

Ce que constate Gary Paul Nabhan, revenant sur les traces du voyageur russe, c’est la poursuite des phénomènes d’érosion génétique qui se manifestaient déjà lors des voyages de Vavilov mais dont celui-ci n’avait peut-être pas eu conscience. Autrement dit, ces populations paysannes sont de moins en moins isolées du reste du monde. Et par conséquent, les processus qui faisaient qu’elles avaient réussi l’intégration de leurs dimensions culturelles avec les contraintes physiques de leurs territoires et de leurs conditions climatiques, sur la base de pratiques agricoles et de ressources génétiques spécifiques, sont déstabilisés par divers facteurs de modernité qui déferlent. Et ceux-ci sont nombreux dont l’auteur suit à la trace les dégâts : l’expansion des villes, la déforestation, l’usage des ressources en eau à d’autres fins que l’agriculture, des manifestations du changement climatique en haute altitude, le recours à des semences importées, notamment hybrides ou transgéniques, et à des engrais et pesticides, l’industrie de la drogue également, sans oublier de la part des plus jeunes le désir d’« une autre vie » que celle des générations passées.

Par rapport à ce constat, quelles options pour préserver cette « biodiversité » végétale d’origine humaine face aux dangers qui la menacent ? Voilà une vraie question. L’auteur identifie plusieurs options. Tout d’abord, Gary Paul Nabhan est fort justement critique vis-à-vis de ceux des écologistes qui ont pensé qu’il suffirait de prendre le contrôle des territoires concernés et les mettre en réserve vis-à-vis des influences extérieures néfastes : mauvaise idée dit-il, car rien ne peut remplacer le savoir-faire collectif de la multitude de praticiens paysans pour gérer non seulement le patrimoine génétique des espèces domestiquées mais aussi en continu le processus dynamique de création de biodiversité. L’idéal consisterait en effet pour lui une conservation réalisée « in situ » c’est-à-dire avec le concours des agriculteurs. Mais si les populations d’aujourd’hui ne veulent plus vivre comme les générations passées, s’ils n’en ont plus le désir, que faire, à défaut de les obliger à rester sur place ?

Une deuxième voie consiste à poursuivre et à amplifier l’entreprise de Vavilov, rassembler et stocker les graines dans des banques de semences (conservation « ex situ »), en ayant recours aujourd’hui au froid des congélateurs, voire à celui des glaces de l’Arctique (3) , combiné au principe de duplication permettant de faire face aux menaces de leur destruction accidentelles telle que celles qu’ont dû subir celle de Saint-Pétersbourg au cours des années 40, ou plus récemment celle de l’Irak. Car, souligne l’auteur, cette destruction est aussi catastrophique que celle des collections du musée de l’Ermitage à Leningrad ou du musée des antiquités de Bagdad. Et il insiste sur l’importance de la constitution à l’échelle mondiale, sous l’égide des Nations-Unies, du « Global Crop Diversity Trust » associant maintenant les initiatives engagées depuis plusieurs décennies dans le monde, dont l’Institut Vavilov et les Instituts Internationaux du CGIAR (4) .

Mais ceci n’est pas suffisant. Autre option, la voie étroite que propose Gary Paul Rabhan avec Slow Food : inciter les paysans à valoriser leurs ressources génétiques spécifiques par la promotion de leurs valeurs culturelles et de leur gastronomie. Il cite notamment deux exemples prometteurs, l’un aux USA, l’autre en Ethiopie : aux USA, le retour de jeunes Hopis et Navajos sur les terres où ils peuvent recultiver les espèces et variétés locales de leurs ancêtres avec l’argument de retrouver aussi les éléments d’une nutrition permettant de lutter contre le diabète et l’obésité qui menacent les américains ; en Ethiopie, la conception de programmes locaux de développement privilégiant le recours aux espèces et aux semences locales et intégrant les critères de choix réalisés par les paysans, de préférence au modèle « semences sélectionnés, engrais, pesticides ». Autrement dit, la défense d’une biodiversité étroitement due aux activités humaines trouve des arguments dans les choix de société liés à l’agriculture et à l’alimentation. De plus, insiste l’auteur, si nous sommes à la veille d’une pénurie de ressources à l’échelle mondiale, de pétrole et d’eau, nous serons trop contents de retrouver et de multiplier des semences de plantes naturellement résistantes aux maladies et tolérantes à la sécheresse.

Pour finir, l’auteur propose, en un dernier chapitre, une analyse originale du destin tragique de Vavilov : Lyssenko a eu raison politiquement contre lui parce qu’il avait su proposer à Staline une solution, certes fallacieuse sur le plan scientifique, mais qui avait l’intérêt politique de faire miroiter une réponse à court terme - « une idéologie à effet rapide » - à la famine que subissait l’URSS à la suite des réformes désastreuses de collectivisation des terres. Vavilov, lui, ne promettait qu’une stratégie de long terme, politiquement incorrecte, nécessitant dans l’immédiat des voyages prolongés de prospection autour du monde alors que ses compatriotes mourraient de faim : les arguments de l’accusation étaient trouvés.
Jean-Claude Flamant ; avril 2010

(1) A noter que l’auteur est lui-même professeur à l’Université d’Arizona qui disposait d’une collection de documents provenant de la visite de Vavilov, il y a quatre-vingts ans qu’il a remis aux dirigeants actuels de l’Institut Vavilov de Saint-Pétersbourg.

(2) Une propension qu’il a conférée à l’un de ses disciples français, André-Georges Haudricourt, qu’il avait admis en stage dans son Institut de Leningrad en 1934

(3) Projet Svalbard Global Seed Vault

(4) CGIAR

Ouvrage de Gary Paul Nabhan, Editions Nevicata, Bruxelles.

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