27/01/2011
Méditerranée. 27 janvier 2011

#Printemps arabe. De la Tunisie vers l’Egypte ? La perspective d’une « contagion » révèle le lien arabe mais ne saurait masquer les différences.

« Contagion », voilà le mot clé répété de toutes parts à propos de la révolution tunisienne. Une idée qui révèle en partie notre vision d’un Monde Arabe qui serait uniforme. Interrogé « à chaud » par la Mission Agrobiosciences, le rédacteur en chef de la revue « Confluences Méditerranée », Pierre Blanc, relève effectivement la force du lien arabe, une grande connexion des populations par le biais médiatique et la force d’entraînement des réseaux sociaux ainsi qu’une similitude de difficultés. Mais l’idée univoque d’un effet de « contagion » de la révolution tunisienne à tout le Maghreb et au Proche Orient ne saurait masquer les différences d’un espace national à l’autre. Pierre Blanc nous propose ce nécessaire éclairage entre les raisons de la détestation mais aussi les arguments de légitimité des régimes en place, les différences d’impact de la question palestinienne, la disparité des liens de chacun avec les USA ou l’Europe… Un maillage complexe qui distingue les fils d’hypothétiques « contagions ». Au cœur de ce contexte en ébullition : la sécurité alimentaire. Si Pierre Blanc doute que ces régimes joueraient actuellement la sécurité alimentaire en échange de la perpétuation des dictatures - selon lui, ils continueront plutôt d’asséner « c’est nous ou le chaos politique » autrement dit l’islam politique -, il fait en revanche de la sécurité alimentaire une question déterminante pour d’éventuelles démocraties.

De la Tunisie vers l’Egypte, la Jordanie ou la Syrie ?… La perspective d’une « contagion » révèle le lien arabe mais ne saurait masquer les différences.

Mission Agrobiosciences. A propos de la révolution tunisienne, on parle d’une "contagion" possible dans les autres pays du monde arabe, ce qui laisse entendre que les situations sont similaires et que Le Caire pourrait basculer à son tour. Quel est votre point de vue à ce propos ?
Pierre Blanc.On est dans un moment très étonnant, peut-être historique : l’intellectuel libanais, Samir Kassir, avait pu parler de malheur du monde arabe pour souligner la profondeur de son sommeil dans la nuit de l’autoritarisme et de la corruption. Et puis, le désespoir exprimé par l’immolation de Mohamed Bouazzani est venu déclencher une trajectoire d’espoir dont on ne connaît ni l’issue, ni l’ampleur.
En tout cas, il est un fait que la contagion est bien à l’œuvre dans le monde arabe. Les manifestations mais aussi les immolations et les affrontements touchent pratiquement tous ces pays. Cette lame de fond souligne la grande connexion des populations arabes par le biais médiatique : le rôle d’Al-Jazira n’est plus à démontrer mais on découvre aussi la force d’entraînement des réseaux sociaux. En outre, il est indéniable que si cette connexion médiatique permet ce phénomène d’entraînement, celui-ci est lié également à la force du « lien arabe » qui continue d’exister en dépit des divisions – parfois très lourdes - qui traversent la région. Cependant, il importe surtout de souligner que si les populations de cette zone s’identifient au mouvement tunisien, c’est bien parce qu’elles subissent peu ou prou les mêmes difficultés : le chômage, la cherté de la vie, l’arbitraire policier et la clôture plus ou moins consacrée du champ politique.
Par rapport à l’Egypte, qui compte plus de 80 millions d’habitants, il est indéniable que les regards sont tournés vers elle parce que c’est un grand pays à l’aune régionale. Qu’observe-t-on en ce moment ? Des manifestations se produisent au Caire mais également dans les villes du delta, de Haute-Egypte et de la côte. Aussi, y a-t-il un réel contraste avec le quasi plébiscite du PND [1] de Moubarak aux dernières élections législatives d’il y a moins de deux mois…Le feu couve donc. Mais la situation de ce pays est somme toute différente de celle de la Tunisie. En particulier, l’armée semble très liée au parti au pouvoir, ce qui n’était pas le cas en Tunisie. Mais quand le peuple s’emballe, ces considérations peuvent vite être balayées. Ne perdons pas de vue que la corruption y est galopante, les inégalités profondes avec notamment une fonction publique paupérisée et une paysannerie souvent disqualifiée, les infrastructures manquent et le régime y est clairement policier.
Même si l’Egypte n’a plus le rôle central qu’elle avait dans le monde arabe, il ne fait aucun doute qu’une révolution, si elle s’y produit, aura des retombées encore plus lourdes sur la région, ne serait-ce que parce que c’est le géant régional.

Derrière ce terme de contagion… N’y a-t-il pas là l’idée, peut-être naïve, que le Monde arabe serait, sinon uniforme, mais en tout cas inscrit dans les mêmes réalités du Maghreb au Moyen-Orient ? Quelles sont selon-vous les grandes distinctions propres à chaque pays, que l’on retrouve dans le Maghreb, en Egypte, en Syrie ou encore en Jordanie ?
Puisqu’on parle de contagion, une chose est de se transmettre, une autre chose est de s’implanter massivement. Or, effectivement, la situation politique est différente d’un espace national à un autre, ce qui rend les opinions plus ou moins perméables. Il y a des régimes clairement honnis, c’était le cas de la Tunisie, c’est sans doute le cas de l’Algérie et de l’Egypte, tandis que pour d’autres – je pense au Maroc et à la Jordanie – la légitimité monarchique semble édulcorer quelque peu les oppositions. Mais même dans ces cas, on peut aussi se poser la question de savoir si cette légitimité est à ce point ancrée. Dans le cas de la Syrie, c’est encore différent : le président tient sa légitimité de sa promotion des « minoritaires » et des secteurs aisés du sunnisme, tous très inquiets de l’islam politique.
Si on prend du recul par rapport à l’ensemble de la région, on constate que le niveau de détestation des élites semble conditionné par la perception de la corruption, surtout dans un contexte de stagnation économique. Or, force est d’admettre que les pouvoirs n’affichent pas leurs forfaitures avec la même « transparence ». Par ailleurs, le niveau d’éducation semble jouer sur le degré de tolérance à cette corruption.

Quelles sont selon-vous les différences d’un point de vue géopolitique ?
En cette période où l’on a tendance à tout globaliser, il serait erroné de masquer les différences géopolitiques entre tous ces pays. Par exemple, la grande question arabe – à savoir la question palestinienne – n’affecte pas les pays du Machrek [2] avec la même acuité que ceux du Maghreb. Sur cette question, l’Egypte, la Syrie, le Liban et la Jordanie sont très liés aux évolutions du conflit, ce qui donne un poids réel aux militaires : l’Egypte parce que la Bande de Gaza – prison à ciel ouvert - jouxte son territoire, la Jordanie parce qu’elle compte 60 à 70% de Palestiniens, le Liban parce que ce pays fragile abrite des camps eux-mêmes instables et que le Hezbollah a mis le soutien aux Palestiniens en priorité dans son agenda, la Syrie parce qu’Israël occupe le Golan et qu’elle a fait du soutien aux Palestiniens un soutien plus rhétorique qu’effectif. Sur la question irakienne, le clivage est le même entre Machrek et Maghreb, pour des raisons de proximité géographique mais également parce que la composition de certains Etats du Machrek (Syrie et Liban) emprunte à la mosaïque irakienne, avec notamment la présence de Chiites aux côtés des Sunnites.
Le système de relations est également un peu différent : quand l’Egypte regarde surtout vers les Etats-Unis avec ce que cela comporte comme incompréhension dans l’opinion publique, le Maghreb regarde davantage vers l’Europe.
Une autre différence entre les deux espaces réside dans la proximité géographique du Golfe qui irrigue davantage les économies du Machrek que celles du Maghreb mais qui concourt également plus à leur Wahhabisation, comme en Egypte où la prégnance de l’islam politique s’explique aussi par cette influence.
En ce qui concerne l’islam politique, agité comme la grande menace par les dirigeants actuels, là aussi la réalité est différente d’un pays à l’autre. Son influence est difficilement mesurable dans certains pays du silence – la Syrie et la Libye – où les islamistes sont clairement pourchassés. En Egypte, les frères musulmans n’ont pas de sièges au parlement parce qu’ils ont boycotté les dernières élections mais ils en avaient 85 dans la dernière assemblée et les salafistes sont bien implantés. Ailleurs (en Jordanie, au Liban, au Maroc, en Palestine jusqu’en 2007), ils sont plus ou moins intégrés dans le jeu politique, ce qui les conduit à devoir composer. Est-ce là la preuve que le meilleur service rendu aux islamistes est de les exclure ? En tout cas, il faut faire confiance aux sociétés civiles pour résister à leur influence.

Les événements Tunisiens peuvent-ils déjà influer pour pousser les politiques de développement en cours en Egypte, en Jordanie, en Syrie ?
Il est trop tôt pour le dire. Pour l’heure, les gouvernements tentent d’éteindre les incendies en procédant à des mesures conjoncturelles de subventionnement des produits de première nécessité.
Au-delà de ces mesures, il est indéniable qu’il y a l’urgence d’un développement équilibré. La croissance est une réalité dans la plupart des pays – en tout cas avant la crise économique commencée en 2008 – mais elle est trop liée à l’économie pétrolière, y compris dans les pays qui ne produisent pas de pétrole mais qui profitent des retours des migrants et de l’investissement des pétrodollars. Il y a donc un besoin d’équilibrer le développement entre secteurs avec la nécessité de promouvoir les activités productives plutôt que l’économie de rente.
En outre, dans les trois pays que vous citez, il y a besoin d’un développement harmonieux entre catégories sociales mais également entre territoires. La révolution de Jasmin a montré la détermination des populations de certaines zones éloignées des dynamiques de développement, c’est-à-dire les régions les plus éloignées des littoraux. Or force est de constater que le mal-développement affecte toutes les régions intérieures en Egypte (la Haute-Egypte), en Jordanie (les régions méridionales et orientales) et en Syrie (la Djézireh). Mais c’est le cas dans tout le monde arabe. Dans la plupart des pays, du Maghreb au Machrek, le soutien à l’agriculture apparaît comme un vecteur indéniable de lutte contre les disparités territoriales.

La sécurité alimentaire n’est elle pas l’un des arguments clés des régimes en place pour repousser toute idée de démocratisation ?
On a pu parler effectivement de despotisme oriental pour les sociétés asiatiques où effectivement la force de l’Etat s’expliquait par le besoin d’une réponse d’ampleur, collective et coordonnée, aux problèmes posés par la nature, en particulier les problèmes hydriques. Je ne vois pas ce mécanisme à l’œuvre dans le monde arabe. Quant au fait que les pays arabes joueraient la sécurité alimentaire en échange de la perpétuation de la dictature, il est difficile de voir cela dans les discours publics. Plutôt que « c’est nous ou le chaos alimentaire », ce serait plutôt « c’est nous ou le chaos politique » autrement dit l’islam politique. Mais là encore, d’un pays à l’autre cet argument est plus ou moins utilisé.

La sécurité alimentaire restera-t-elle l’un des défis les plus difficiles à relever pour les éventuelles démocraties ? Elle pourrait aussi les faire tomber...
Il est clair que cette question est déterminante. L’insécurité alimentaire vient de la double caractéristique des pays arabes : ils sont très nettement importateurs de produits de base et les pauvres sont très nombreux. Des politiques de subvention aux produits de base cherchent à résoudre la question de l’accès pour les plus pauvres. Mais on voit bien que la réponse est partielle car quand les prix flambent, les populations les plus pauvres se portent sur les produits subventionnés et délaissent les autres au risque d’un déséquilibre alimentaire. Par ailleurs, avec la flambée des prix, ce sont les budgets publics qui en pâtissent.
Pour les pays arabes, le défi en termes de sécurité alimentaire est donc de faire reculer la pauvreté et d’accroître l’offre alimentaire. Il semble que sur ce dernier point, des marges de manœuvres existent encore mais plus ou moins importantes en fonction des pays arabes. Il est clair que le Maroc a plus de possibilité que la Jordanie. Dans l’ensemble quand même, le monde arabe manque d’eau et de terres.

En cas de démocratisation (hypothétique), quelles seraient les priorités pour relever ces défis agricoles au Moyen-Orient ? Avec qui ? Selon quels types de coopération ?
Les pays arabes ont mis la question agricole en priorité de leurs agendas dans les années 60 avec d’ambitieuses réformes foncières et de grands ouvrages hydrauliques. Puis dans les années 80, la plupart des pays de la région ont cherché à promouvoir un modèle libéral fondé sur les avantages comparatifs : on exporte ce qu’on sait faire de mieux à partir d’unités de production performantes et on cherche à traiter les autres – la grande majorité – par des accompagnements sociaux (dans le meilleur des cas) en espérant que la pompe aux emplois des autres secteurs se déclenche. Or, ce modèle n’a pas fonctionné. L’insécurité alimentaire n’a pas reculé, les ressources ne sont pas mieux utilisées, et l’agriculture de survie s’est étendue en l’absence de possibilités de sortie vers des les autres secteurs.
On voit ainsi que la réponse en termes de développement agricole dépend du dynamisme des autres secteurs. Mais bien sûr, on ne peut pas tout attendre de cela parce que le « déversement démographique » n’est pas forcément réalisable à court terme, et il n’est pas souhaitable d’ailleurs, en tout cas pas dans des proportions qui pourraient accroître le déséquilibre territorial des pays arabes.
Pour ce qui est du développement agricole lui-même, il est évident qu’il faut remettre dans le jeu beaucoup d’exploitations disqualifiées, peut-être en leur reconnaissant d’autres missions que celle de produire mais également en leur facilitant l’accès aux financements dont elles sont encore trop souvent exclues.
Par ailleurs, dans une région qui manque d’eau et de terre, à défaut d’avoir une agriculture auto-suffisante, on peut rationnaliser encore l’usage des ressources. C’est une autre priorité : produire plus sans doute, mais produire mieux certainement.
La coopération dans le domaine scientifique et du développement rural est bien sûr à promouvoir. De même sur la question alimentaire, la gravité de la situation impose un devoir de solidarité du Nord, notamment sur la question de l’affectation de surfaces agricoles vers les biocarburants alors que la rive Sud manque de blé. Mais sans doute faut-il aller plus loin en pensant les politiques céréalières à l’échelle méditerranéenne.

Entretien réalisé par Jean-Marie Guilloux, Mission Agrobiosciences. 27 janvier 2011

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Un entretien avec Pierre Blanc. Rédacteur en chef de « Confluences Méditerranée » et enseignant-chercheur en géopolitique.

[1Parti National Démocratique

[2Maghreb : Le Maghreb désigne les pays du soleil couchant (Occident se dit maghrib en arabe) par opposition au Machrek, pays du soleil levant.


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