25/08/2020
Propos recueillis le 18 juin 2020.
Nature du document: Entretiens

"Aujourd’hui, les moyens pour éviter le débat sont mille fois plus nombreux que ceux permettant qu’il ait lieu."

Peut-on encore débattre des sujets qui fâchent ? La question, posée en 2006 lors des 12es Controverses européennes, n’a malheureusement pas pris une ride. Alors que plusieurs analystes pointent une montée de la conflictualité des questions agricoles, la Mission Agrobiosciences-Inrae a souhaité élargir la focale et (re)poser près de quinze ans après, la question du débat dans nos sociétés.
Prompte à se soumettre à l’exercice, la philosophe Marylin Maeso livre son analyse dans cet entretien fleuve. Pour cette observatrice aguerrie des réseaux sociaux, nous sommes face à un paradoxe : alors que les outils de communication n’ont jamais été aussi performants, nous devenons sourds aux arguments d’autrui. Détaillant les mécanismes à l’oeuvre dans cette ère de l’hypercommunication, elle montre comment la polémique a pris le pas sur le débat, l’indignation sur la réflexion. Au-delà des mots, s’esquisse un portrait de nos sociétés qui interroge quant à notre capacité collective à dialoguer (donc accepter l’altérité) et ne pas se laisser happer par les filets du complotisme.

Mission Agrobiosciences-INRAE : En 2006, les Controverses européennes posaient la question, peut-on encore débattre des sujets qui fâchent ? Celle que l’on aurait envie de vous poser aujourd’hui, à la lumière de vos travaux, serait plutôt peut-on débattre - tout court. La question vous semble-t-elle d’actualité ?
Marylin Maeso  : La question est éternellement d’actualité. Il y a toujours eu des querelles entre intellectuels. Par exemple, à propos du Second Discours, Voltaire écrit à Rousseau : « j’ai lu votre Second Discours et votre mythe du bon sauvage, cela m’a donné envie de me mettre à quatre pattes et de brouter de l’herbe  ». C’est drôle, mais ce n’est guère la réfutation qu’on attend d’un philosophe. Nous sommes dans le registre de la polémique, qui consiste à taper en-dessous de la ceinture plutôt que d’argumenter sur le fond. Au sens camusien du terme, celle-ci vise à empêcher le dialogue, à faire en sorte que le débat sur le contenu et les idées soit mis de côté au profit d’une joute verbale stérile.
Ce qui change désormais, c’est que nous sommes dans une société de l’hypercommunication. Comprenez, les réseaux sociaux et internet ont décuplé les possibilités de verser dans la polémique. S’y ajoute également le rôle joué par les médias. Bien que ce ne soit pas nouveau, on assiste, depuis quelques décennies, à l’émergence d’un certain type de médias dont le succès repose sur la capacité à attirer l’attention sur leurs émissions en nourrissant jusqu’à l’indigestion le besoin d’indignation permanente. C’est l’industrie du buzz. Conséquence : sur ces plateaux, les personnes conviées à s’exprimer ne sont pas celles qui ont des connaissances sur le sujet, mais celles dont on sait qu’elles vont créer de l’audimat et susciter des réactions des spectateurs. On mise sur l’effet "Barbra Streisand". Inspiré d’une mésaventure qu’a connu cette chanteuse, ce phénomène montre qu’une polémique n’est pas créée par les personnes qui cherchent à promouvoir une idée mais par celles qui vont la dénoncer. Récemment, le hashtag #salejuif a fait irruption sur Twitter. Lancé par une poignée d’idiots immatures, il est rapidement arrivé en tête de liste des hashtags du moment. L’analyse du contenu des tweets le citant a montré que l’extrême majorité des messages le dénonçait. Si personne ne s’en était indigné, il n’aurait jamais percé et serait passé inaperçu. Les trolls qui l’ont forgé avaient parfaitement conscience de ce mécanisme. Ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi une formule propre à susciter une vague de commentaires outrés.

" L’important n’est pas ce que l’on dit mais le fait qu’on s’en indigne"

L’indignation constitue de ce fait le troisième élément marquant de notre époque. Combiné à la mécanique des réseaux sociaux et des médias, il facilite le développement de polémiques vaines et empêche tout échange constructif. Ainsi, les sujets de fond disparaissent au profit de la mise en scène tonitruante de la conscience scandalisée, mise en scène qui devient par ailleurs une fin en soi. L’important n’est pas ce que l’on dit mais le fait qu’on s’en indigne, et qu’on le fasse publiquement. Ce n’est pas le seul exemple de cette métamorphose d’un moyen en fin. Il en va de même, par exemple, pour le langage. Celui-ci remplit une fonction de généralisation qui correspond à un besoin vital que nous avons de nous créer des repères pour nous orienter dans le monde. Tant que l’on garde en tête qu’il s’agit d’outils plaqués sur le réel pour ne pas s’y perdre, tout va bien. Le problème surgit à la minute où la généralisation se suffit à elle-même, et se met au service d’une catégorisation simpliste et dogmatique des individus. C’est que j’appelle l’essentialisme.

Arrêtons-nous sur cette question de l’essentialisme. Dans le débat, beaucoup de personnes pointent une radicalisation des positions, avec des clivages importants qu’ils aient trait à l’usage des pesticides ou la consommation de viande pour ne citer que les plus récents. Assiste-t-on aussi à une forme d’essentialisation des postures ? Est-ce nouveau ?
Pas vraiment. Le phénomène repose sur une tendance, dans les débats, à privilégier le pathos sur le logos. En lieu et place d’une discussion sur les idées ou les faits qui peuvent être universellement constatés, on va faire appel aux émotions. Prenons la question animale. Dans ses campagnes, l’association PETA (1) opère une instrumentalisation qui passe notamment par des parallèles historiques ineptes entre élevage de masse et esclavage, abattage et génocide, insémination artificielle et viol. Ce ne sont pas des choix anodins. Dans le débat public, c’est l’équivalent d’un point Godwin (2). Pourquoi convoquer ces références qui n’ont rien à voir avec le sujet traité et qui n’apportent rien aux débats que l’on peut avoir sur ces questions (3) ? Parce que le raisonnement demande de la concentration, un sens de la nuance et de l’objectivité, ainsi qu’un certain nombre de connaissances élémentaires pour appréhender les enjeux du débat. Alors que la vue d’images de victimes de génocide va tout de suite parler aux tripes, entraver la réflexion et étouffer dans l’œuf toute volonté de discussion, parce que face à l’horreur absolue, seule l’indignation radicale et sans réserve est acceptable.
En rhétorique, cette sollicitation des émotions correspond à un procédé littéraire appelé « captatio benevolentiae », que l’on pourrait littéralement traduire par « captation de la bienveillance ». Elle consiste à convoquer une image propre à émouvoir le lecteur, à le marquer immédiatement là où l’argumentaire, et donc l’intellect, impliquent une prise de distance. Prenons le cas du Professeur Raoult, puisque je me suis exprimée publiquement sur le sujet(4). Je ne discuterai pas du fond du débat, à savoir la pertinence du recours à l’hydroxychloroquine - ce n’est pas mon domaine. Intéressons-nous plutôt à la rhétorique déployée. D’un point de vue scientifique, celle-ci pose problème, car elle fait appel à l’émotion, avec des accents populistes : « faites un sondage et vous verrez que les gens pensent comme moi » a-t-il déclaré. Ce n’est pas parce que quelqu’un qui n’a pas fait médecine est d’accord avec vous que vous avez forcément raison ! Il y a, dans la rhétorique de Raoult, des élans de pathos (« regardez tous ces gens que je soigne, comment pouvez-vous être contre ça ? ») doublés d’un appel au « bon sens ». Le « bon sens », c’est l’intuition cueillie au doigt mouillé qui se fait passer pour la quintessence de la raison. C’est l’idée que, sans avoir à réfléchir ou à argumenter, tout le monde sait que telle chose est vraie. Néanmoins, ce qui est évident pour l’un ne l’est pas pour l’autre ; ce qui est évident à une époque ne l’est pas à une autre, etc. L’évidence n’est jamais donnée : elle est construite.
Ajoutez à cette équation le contexte actuel d’hypercommunication, et vous voyez les possibilités de l’indignation et de son expression se démultiplier. Nul temps de débattre quand les occasions de s’indigner sont légion et quand la réaction affective l’emporte sur le recul réflexif.

Il s’agit aussi, dans les débats, d’une tendance à réduire les propos de l’autre à ce qu’il représente : vous dites cela parce que vous êtes affiliés à tel syndicat agricole, à telle association environnementale ou de défense du droit des animaux, que vous travaillez pour l’industrie ou avec ses financements… Quoi que l’on dise, nos propos sont passés par le filtre de notre fonction.
C’est la personnalisation des débats. Elle relève tout à la fois d’une simplification du réel et d’un mécanisme de défense. A propos de la polémique, Camus disait ceci : «  Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard  ». Autrement dit, la polémique consiste à simplifier l’adversaire et, par conséquent, à refuser de le voir.
Face à un adversaire, vous avez deux possibilités. Premièrement, le considérer comme tel et écouter ses idées, au risque de voir vos certitudes remises en cause. C’est une position très inconfortable : quand vous êtes vraiment certain de quelque chose, le surgissement d’un doute peut provoquer un bouleversement douloureux. Si cette expérience s’avère insupportable, ce qui peut être particulièrement (mais pas exclusivement) le cas pour des individus endoctrinés, il existe une seconde possibilité : considérer l’autre comme un ennemi. Face à lui, une seule règle : l’abattre par tous les moyens. Quand le champ de bataille est le débat, la meilleure façon d’y parvenir est de décréter qu’ « on ne débat pas avec ces gens-là ». C’est typiquement le cas du facho : on ne discute pas avec un facho, on le combat, on le rejette. Ce peut être également quelqu’un dont on estime qu’il est malhonnête intellectuellement – parce qu’il est écolo, qu’il a fait une conférence pour tel laboratoire et n’est plus neutre, etc. C’est une façon de prétendre que votre interlocuteur possède un agenda caché en lui faisait un procès d’intention. Ce procédé est extrêmement répandu, pour une raison simple : en un quart de seconde, il permet de rendre le dialogue totalement obsolète ou inutile, et de s’autoproclamer vainqueur.

"Le principe du scepticisme dogmatique est le même que celui du complotisme : il faut douter de tout sauf de la nécessité de douter."

On parle souvent de méfiance à ce sujet. Pour ma part, j’emploierais plutôt le terme de soupçon calculé et l’expression de « scepticisme dogmatique ». Celle-ci peut paraître paradoxale, voire oxymorique, le sceptique étant classiquement le contraire du dogmatique : le premier doute de tout alors que le second est certain d’avoir raison. Le principe du scepticisme dogmatique est le même que celui du complotisme : il faut douter de tout sauf de la nécessité de douter. Autrement dit, il s’agit de croire sur parole quelqu’un qui vous invite à douter de tout… sauf de ce qu’il dit !
Dans le cas présent, l’essentialisation induit une méfiance vis-à-vis de la personne sans qu’il soit possible de la remettre en question. Que vous avanciez l’idée qu’écouter cet individu ne coûte pas grand-chose, qu’il est préférable de réfuter ses arguments sur le fond plutôt que de lui coller une étiquette sur le dos, et on vous accusera d’être un collabo, de ne pas être neutre ou légitime pour prendre part au débat. Aujourd’hui, les moyens pour éviter le débat sont mille fois plus nombreux que les ceux permettant qu’il ait lieu.

On entend également de plus en plus souvent l’argument selon lequel le temps ne serait plus au débat mais à l’action. Cela s’est notamment illustré dans le champ environnemental vis-à-vis de l’urgence climatique.
Cet argument a une légitimité. En l’occurrence, puisqu’il est souvent repris dans les questions ayant trait à l’écologie, on dispose désormais d’un certain nombre de données alarmantes en matière de changement climatique. Pour autant, les politiques restent frileux sur le sujet. Cette critique s’avère pertinente au regard du nombre de débats politiques menés - Grenelle de l’environnement, Sommets, conférences citoyennes – où les promesses sonnent creux au regard des actions engagées… Ce décalage explique qu’on puisse considérer la réitération indéfinie de débats qui ont déjà eu lieu comme une esquive pour différer la prise de mesures radicales.
Néanmoins, cette formule devient problématique dès lors qu’elle est utilisée pour couper court à toute discussion qui naîtrait dans la société civile sur tel ou tel aspect d’un enjeu écologique. Par exemple, non pas sur la nécessité de prendre des mesures, mais sur leur teneur. Il faut aussi savoir s’entendre sur ce qui est faisable, ce qui est prioritaire, etc.
Par ailleurs, prétendre que « le temps du débat est dépassé, vient celui de l’action  » pose comme principe l’idée selon laquelle le temps que l’on passe à débattre est un temps que l’on ne passe pas à agir. Elle instaure une dichotomie entre l’un et l’autre, pose le débat comme ennemi de l’action. C’est une vue de l’esprit erronée. Dans les faits, la discussion permet d’avoir une action concertée et réfléchie, d’identifier certains points aveugles, d’anticiper certains problèmes. Je ne connais aucun général qui envoie son armée s’écraser à l’aveugle contre l’ennemi avant d’avoir au moins esquissé un semblant de stratégie sous la tente.

Quelles pistes identifiez-vous pour sortir de ce « règne de l’indignation » ?
Je ne suis pas magicienne, mais j’ai quelques idées. La première, qui me tient à cœur en tant qu’enseignante, c’est l’éducation. Pour réfléchir, il faut avoir un minimum d’instruction sur un sujet. D’ailleurs, le retranchement vers le pathos peut illustrer ce manque de connaissances : quand vous n’avez pas les moyens de débattre sur le fond, vous utilisez ceux à votre disposition, c’est-à-dire l’indignation. Ce n’est pas une critique de ma part ou un mépris de classe : n’importe qui peut être très instruit sur un sujet et totalement ignare sur un autre.
Dès lors, l’enjeu consiste à mettre à disposition du plus grand nombre, quel que soit l’âge, la classe sociale ou le niveau d’études, des ressources permettant de s’approprier les éléments du débat. A ce jour, il n’existe pas véritablement d’écosystème médiatique, apte à contrebalancer les propos des sites complotistes, et qui mettrait à la disposition de tous, dans des formats accessibles et compréhensibles, les connaissances nécessaires pour avoir une position réfléchie. C’est regrettable.

"La capacité à débattre n’est pas innée"

Si je vous suis bien, il s’agit plutôt de travailler sur la qualité ou l’accessibilité de l’information mise à disposition que sur une éducation aux médias ou aux sources d’information.
C’est un tout. Par exemple, il n’y a pas en France de cours de débat à l’école alors que, dans les pays anglo-saxons, le debating est une matière à part entière. Contrairement à nous, les anglo-saxons ont intégré l’idée que la capacité à débattre n’est pas innée. Il faut apprendre à ne pas camper dogmatiquement sur ses positions, à accepter l’altérité et la multiplicité des raisonnements, à ne pas confondre désaccord et attaque personnelle. Quand j’accueille les élèves en Terminale, ceux-ci ne savent pas débattre. Non pas parce qu’ils en sont incapables (l’expérience prouve tout le contraire !), mais tout simplement parce qu’on ne leur a pas appris à le faire.
Deuxièmement, je pense qu’il faut initier les plus jeunes à ce qu’est le complotisme, car cette tournure d’esprit frappe au cœur de notre capacité à débattre et à distinguer opinion et vérité. A partir du moment où les enfants sont en âge d’aller sur internet, il faut leur apprendre ce que c’est, comment le reconnaître, en quoi cela se différencie d’une théorie proprement dite, etc. En la matière, au vu de l’emprise que le complotisme exerce tout particulièrement sur la jeunesse, il y a du travail.

Propos recueillis par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences-Inrae, le 18 juin 2020.
Illustration : "Les conspirateurs du silence", M. Maeso, Ed. l’Observatoire, 2018.

Entretien avec la philosophe Marylin Maeso

(1) People for the Ethical Treatment of Animals
(2) On dit d’une discussion qu’elle a atteint le « point Godwin » quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. Voir notamment cette chronique sur le site de France Culture
(3) M. Maeso signale tout particulièrement les travaux de Corine Pelluchon, philosophe, qui revendique un débat éthique et politique sur la question animale, faisant fi de ces appels au pathos.
(4) Voir notamment l’interview accordée à Europe 1 le 16 mai 2020.


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