Il y a deux grandes catégories de normes, soit sur les produits, soit sur les méthodes de production. En général, une norme sur la qualité d’un produit a pour objectif de protéger son utilisateur ou le consommateur. Par exemple, une norme sur la quantité maximale de mycotoxines dans des farines permet de protéger les humains ou les animaux qui les consomment. Cet objectif de protection est difficilement contestable, même s’il y a souvent débat entre acheteurs, intéressés à la protection maximale, et fournisseurs, intéressés à des normes plutôt moins contraignantes.
Les normes mycotoxines, pour approfondir cet exemple, ont généré de la part des collecteurs des cahiers des charges sur les modes de production. Plutôt que de seulement mesurer le taux de mycotoxines dans les céréales, les collecteurs ont voulu en plus imposer aux producteurs des cahiers des charges encadrant les modes de production : labour et programme fongicide obligatoires, variétés de blé imposées, tout l’itinéraire technique s’en est retrouvé normé, donc figé.
Cela a eu pour effet collatéral un surcoût important pour les producteurs, évalué à l’époque à 150 €/hectare. Les collecteurs qui se sont lancés dans cette démarche ont certes rétrocédé quelques dizaines d’euros aux producteurs, mais n’ont jamais répercuté les charges de structure (matériel), ni les effets négatifs de l’augmentation des intrants et de la dépendance aux variétés imposées. Le résultat de la limitation du choix des agriculteurs a été de les transformer en clientèle captive, en les privant de marges de manœuvre par rapport aux évolutions agronomiques nécessitées par le marché et les besoins environnementaux.
On assiste donc à une démarche en plusieurs étapes :
1) Souci légitime de la santé des consommateurs, en l’occurrence incluant porcs et volailles,
2) Mise en place de cahier des charges destiné à fournir un produit conforme à la norme. La mise sous tutelle des producteurs dans un système figé empêche toute évolution et leur impose des surcoûts importants non compensés.
Quasiment tous les autres cas de normes en agriculture ou élevage aboutissent aux mêmes résultats. Ainsi, le seuil maximal de nitrates dans l’eau potable, appliqué à toutes les eaux brutes, a pour effet une directive nitrates imposant aux agriculteurs, non pas des résultats, mais des pratiques. Plans de fumure, limitation des quantités d’azote, interdiction des légumineuses qui, pourtant, permettent d’éviter le recours aux engrais azotés de synthèse. Après très longtemps, les experts ont fini par recommander la couverture des sols. Mais, en même temps, ils promeuvent à grande échelle le travail mécanique pour s’en débarrasser lors des semis des cultures suivantes, et donc la destruction de l’humus en CO2, gaz à effet de serre, et en nitrates. Voilà donc une mesure destinée à limiter la présence de nitrates dans l’eau qui, au contraire, aboutit à l’augmenter.
Le résultat de l’empilement des cahiers des charges sur les fermes françaises est une perte de profitabilité qui n’a jamais été chiffrée, mais qui peut s’évaluer par la comparaison. On compare d’un côté des fermes suivant ces cahiers des charges ou référentiels normés, que l’on peut nommer conventionnelles parce qu’elles suivent la convention des « bonnes pratiques » couramment acceptées comme standard par la profession. De l’autre côté, on a des fermes d’agriculteurs plus indépendants, n’ayant pas souhaité rentrer dans ces référentiels, pour ceux du moins qui ne sont pas obligatoires.
Les résultats sont frappants. Le différentiel économique peut aller jusqu’à plus de 300 € de marge brute à l’hectare en faveur des indépendants. Les résultats sur des paramètres environnementaux et agronomiques, sont également tous meilleurs : la qualité du sol, sa vie biologique, la biodiversité, la protection des eaux, la diminution de l’usage des engrais, des intrants chimiques et des énergies fossiles. Et tout ceci sans altérer la qualité des productions, puisque sur la norme produits, ils sont tout aussi conformes que les autres, et n’ont pas de difficultés particulières à écouler leur production auprès des opérateurs aval.
A ce stade, on s’interroge : pourquoi ces référentiels ou cahiers des charges provoquent-ils systématiquement des handicaps économiques pour les producteurs ? Une première hypothèse est que l’argent qu’ils perdent, d’autres le récupèrent sans doute. Et en regardant bien, on voit qu’ils ne sont pas loin de ceux qui ont mis en place les normes. Sans aller jusqu’à soutenir ce procès d’intention, le résultat est là : une divergence profonde d’intérêt et de résultats.
La seconde hypothèse est que les normes n’étant pas produites par les agriculteurs, mais par des experts, il est inévitable qu’elles ne produisent pas de résultat pour les producteurs, puisqu’elles ne sont pas faites pour cela. Elles sont plutôt faites pour obtenir des producteurs, par la contrainte, ce qu’on ne leur laisse pas la latitude de faire par eux-mêmes. En cause, le manque d’appropriation de la problématique globale des filières et des territoires par les agriculteurs, mais aussi de la problématique des systèmes de production par les experts. On voit là le plein effet de la scission entre deux mondes qui fonctionnent pour des objectifs et selon des logiques radicalement différentes, quand elles ne sont pas franchement opposées.
Il est des régions du monde où, à l’inverse, les agriculteurs ont le choix des moyens mis en œuvre, mais sont responsables des atteintes qu’ils font subir à l’environnement, soit parce qu’ils en subissent eux-mêmes les conséquences, soit parce que les citoyens sont légitimes à les attaquer et à leur demander réparation. L’érosion est le cas le plus illustratif : elle est à la fois une perte de ressources et de production pour les agriculteurs eux-mêmes, et une nuisance pour les citoyens, en même temps que la cause principale des atteintes à l’environnement, avec des effets très négatifs sur l’eau et la biodiversité.
Dans ces cas, la démarche privilégiée est l’appropriation des problématiques par les agriculteurs. Ils sont reconnus comme les principaux opérateurs gestionnaires des écosystèmes agricoles. Il leur est dispensé information et formation, à charge pour eux d’inventer, d’adapter et de mettre en place les méthodes permettant la solution du ou des problèmes. Ces problèmes sont reconnus non pas comme leur problème ou ceux des autres citoyens, mais comme les problèmes de tous. L’agriculture et les agriculteurs sont alors non pas désignés à la vindicte populaire comme les causes des problèmes, mais comme la solution. Dans ces configurations, la fracture entre agriculteurs et citoyens est largement réduite, parce que les agriculteurs sont des citoyens comme les autres.
D’autres politiques publiques que celles que nous connaissons peuvent contribuer à charger les rapports entre acteurs et produire des solutions. Citons des outils concrets permettant d’y contribuer : la concertation avec recherche de consensus entre parties, plutôt que la contrainte sur décision d’experts, l’obligation de résultats plutôt que de moyens, la liberté des moyens mis en œuvre, le droit à l’expérimentation et des indicateurs partagés de progrès focalisés sur les résultats obtenus. On verra alors les agriculteurs s’orienter naturellement vers l’agronomie, vers l’agroécologie, parce que c’est leur métier, que ça les motive, et qu’ils vivent de leurs résultats et aiment les voir progresser, comme tout un chacun. Cela m’amène à conclure avec une idée un peu iconoclaste dans notre France des clochers : et si les agriculteurs étaient des citoyens comme les autres ?
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