23/02/2024
[BorderLine] Surtourisme : une fréquentation contre nature ?
Nature du document: Contributions
Nature du document: Entretiens

« Surtourisme : on emploie le mot à tort et à travers »

Si les fortes concentrations de touristes en certains lieux peuvent générer des problèmes, faut-il pour autant parler de « surtourisme » ? Que cache l’emploi tous azimuts de ce terme ? La nouvelle rencontre BorderLine du 23 avril 2024, organisée par la Mission Agrobiosciences-INRAE (MAA-INRAE) et le Quai des Savoirs, propose de s’interroger sur le tourisme dans les espaces naturels, qui doivent combiner passage des promeneurs, préservation de ces milieux et maintien des activités humaines existantes. Pour préparer la rencontre, diversifier les points de vue et les retours d’expérience, un appel à contributions a été lancé. Premier à s’être prêté à l’exercice, le géographe Rémy Knafou.

Spécialiste du tourisme, Rémy Knafou a soutenu sa thèse en 1978, sur le thème des « stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises ». Il a été professeur à l’Université Paris VII-Denis-Diderot jusqu’en 2005. Aujourd’hui professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a également fondé et dirigé la première équipe française de recherche dédiée au tourisme.
Ses nombreux travaux font aujourd’hui référence.

MAA-INRAE : Qu’évoque la notion de « surtourisme » pour vous ?

Rémy Knafou : Faisons d’abord une remarque sémantique. On emploie ce terme à tort et à travers, le plus souvent sans discernement, alors qu’il est particulièrement délicat à définir : à partir de quand y aurait-il trop de tourisme ? Pour qui ? Pourquoi ? On ne le sait pas. La plupart des gens - ou plutôt des médias – l’utilisent sans avoir réfléchi à ce qu’il peut signifier réellement. Cela pose problème.
Pour ma part, je dirais qu’il colle à des situations qui correspondent au moins à l’un des trois critères généralement retenus dans la littérature scientifique pour pouvoir parler de « surtourisme ». Le premier, c’est lorsque la préservation d’un site est menacée par un trop-plein de visiteurs. Le deuxième, c’est quand se joue, à travers un nombre jugé excessif de touristes, la question de la non-acceptabilité de ces derniers par la société d’accueil. Le troisième élément intervient quand le nombre de touristes est jugé si élevé qu’il nuit à la qualité de l’expérience du visiteur.
On voit bien que ces critères ne répondent pas à des éléments très objectifs.

C’est même totalement subjectif…

Oui, et il est important de bien savoir qui s’exprime sur le sujet. Il y a toujours un ou plusieurs intérêts derrière. C’est ce que j’ai notamment démontré dans une note(1) rédigée pour la Fondation Jean Jaurès. Je suis donc très restrictif quant à l’emploi du mot « surtourisme ». Prenons l’exemple de Venise. Si on passe en revue les trois critères dont je viens de parler, aucun ne fonctionne.
D’après ce que l’on sait, le nombre de touristes n’est pas de nature à porter atteinte à l’intégrité de son patrimoine architectural. La vraie problématique, c’est l’enfoncement du bâti dans la lagune car Venise repose sur des pieux en mauvais état, plantés dans la vase, principalement entre le 10e et le 15e siècle. Sans compter qu’il y a aussi un relèvement du niveau de la mer et donc de la lagune. Cela fait peser une menace, dont le nombre de touristes n’est nullement la cause. Le premier critère est donc à écarter.
Le deuxième critère, qui serait le rejet d’une part significative de la population vis-à-vis du tourisme n’existe pas non plus. Certes, une minorité de la population vénitienne est opposée à ce déferlement de touristes dont elle est témoin et dont elle s’estime victime, non sans raison. Mais il y a collaboration active d’une part importante de la population et de la municipalité qui la représente en faveur du développement du tourisme.
Le troisième critère, celui de « l’expérience touristique dégradée », n’est pas non plus approprié. A une époque où je m’étais un peu éloigné de Venise, avec une vue extérieure des choses véhiculée par les médias montrant beaucoup de bateaux de croisière, les afflux de gens etc., j’avais tendance à penser que cela nuisait à la qualité de la visite. Mais lors de mon séjour en juin dernier, avec un des pics de fréquentation les plus hauts observés, j’ai constaté que les touristes étaient tout à leur émerveillement de découvrir ce patrimoine unique au monde. Ils ne semblaient nullement gênés par la présence des autres visiteurs. Précisons qu’une grande partie d’entre eux viennent notamment de métropoles asiatiques, où ils sont habitués à des densités urbaines bien supérieures à celles observées à Venise.

Cette idée de « surtourisme » serait donc véhiculée par les médias ?

Tout à fait ! Pour reprendre le cas de Venise, le couple média/gestionnaires fonctionne à merveille. La municipalité a tout compris du système médiatique comme du système touristique. Elle pousse de hauts cris pour dire qu’il y a trop de visiteurs et s’empresse… de ne prendre aucune disposition permettant de réguler ce tourisme. En réalité, elle ne souhaite pas réguler ! En juin dernier, un conseiller municipal d’opposition a proposé de restreindre la possibilité de transformer les logements de vénitiens en logement touristique. Cela a été évidemment refusé par la majorité du conseil municipal.
Un exemple amusant. J’ai été interviewé par beaucoup de journalistes et certains d’entre eux m’ont interrogé sur le fameux portique installé depuis quelques années à l’arrivée de la gare Santa Julia, à Venise. Celui-ci permettrait, quand il y a trop de monde, d’orienter les touristes vers un autre itinéraire. Mais aucun des journalistes ne savait que ce portique était du toc, il a été construit pour la photo et médiatisé dans le monde entier. Ensuite, on l’a mis au rayon des accessoires et plus jamais sorti. C’était de la com’.

Tourisme de masse, hyperfréquentation… D’autres termes ont été utilisés mais quand est apparu celui de « surtourisme » ?

Pouvoir qualifier un nombre jugé excessif de touristes est une préoccupation ancienne. On pourrait même dire qu’elle est aussi vieille que le tourisme. Déjà au 19e siècle, on trouve des témoignages de visiteurs qui se plaignent d’une trop grande affluence dans certains sites. Si on se réfère à la période récente, au 21e siècle, le mot overtourism est apparu en 2008 dans un article scientifique(2). Et la popularisation du mot à l’échelle mondiale est imputable à l’une des principales plateformes d’informations sur le voyage et le tourisme, l’entreprise américaine Skift. Son directeur s’est pleinement approprié le mot et a même écrit des articles pour dire qu’il l’avait inventé. C’est évidemment faux. Or, quand une entreprise commerciale entreprend de populariser ce mot et de le breveter - ce qu’a fait Skift – c’est qu’elle a un intérêt.

Quel est l’intérêt pour cette plateforme de parler de « surtourisme » ?

Une partie du monde du tourisme, en particulier ceux qui vendent des voyages vers des destinations hors des sentiers battus, ont un intérêt manifeste à se servir du « surtourisme » comme d’un repoussoir, synonyme de tourisme de masse des classes populaires. Cela permet de vendre de la distinction à ceux qui en ont les moyens, en forfaitisant très cher des voyages le plus souvent lointains. Voilà ce qui se joue à travers la popularisation du mot « surtourisme » par une plateforme comme Skift.
Pour dire les choses de manière caricaturale, le secteur du tourisme est coupé en deux. D’un côté, il y a les professionnels de la production et de la vente de voyage. Ce sont eux qui participent à ce mythe du « surtourisme » car cela alimente leur profit. D’un autre côté, il y a tous les accueillants du tourisme qui gèrent les territoires. Par exemple, en France, on peut citer les Conseils Régionaux du Tourisme, les Conseils Départementaux du Tourisme, les offices de tourisme etc. Ces derniers sont ulcérés par l’emploi du mot « surtourisme », ils trouvent la qualification de nature à porter atteinte à la fréquentation de lieux dont ils sont chargés d’assurer la promotion.

A la sortie des périodes de confinement en 2022, notez-vous une augmentation de la fréquentation dans les espaces naturels ?

C’était déjà un peu vrai avant, mais pas au même niveau. Le déconfinement et notamment le déconfinement progressif en France avec le rayon des 100 km, a obligé les gens qui voulaient sortir à aller dans des espaces auxquels ils n’auraient pas pensé avant. Il y a donc effectivement un intérêt croissant pour des espaces de nature et de tranquillité, dont la capacité d’accueil est moindre que celle des grands lieux touristiques car ils n’ont pas été aménagés pour accueillir un nombre élevé de visiteurs.
Mais je ne connais pas d’exemple de lieu touristique excessivement fréquenté au point qu’il ait périclité. On peut en revanche donner quelques exemples de lieux qui, n’ayant pas été suffisamment fréquentés, ont disparu en tant que sites touristiques. C’est très rare, mais il y en a.
Surtout, quand on n’aime pas le nombre, on a encore toutes les possibilités d’aller ailleurs. Et il n’est pas nécessaire de se rendre à l’autre bout du monde pour être seul, y compris en haute saison.

Cela dit, des communes rurales peuvent avoir du mal à gérer ce nouvel afflux de visiteurs…

Ce qu’on pourrait leur conseiller, si elles ne souhaitent pas ou ne peuvent pas accueillir davantage de touristes, c’est de ne surtout pas augmenter les capacités d’accueil ! Après le confinement, l’engorgement était causé par des gens qui étaient venus à la journée. Ils découvraient des lieux dans lesquels il n’avaient pas l’habitude d’aller, avec parfois des comportements répréhensibles qui ont pu choquer les habitants. Notons qu’on peut être submergé avec 30 personnes ou avec 10 000, tout dépend du type de lieu ! De plus, s’il y a des lieux ou des situations à protéger véritablement, des moyens de réguler existent et demandent en général un peu de détermination, voire un peu de courage politique. C’est parfois là que le bât blesse.
L’exemple de la calanque de Sugiton à Marseille est intéressant. Dans un premier temps, en 2022, après le déconfinement, il y a eu un tel afflux de personnes que les responsables du parc national ont été pris de cours. Ils se sont demandé comment faire pour réguler la fréquentation du lieu. Certains spécialistes du marketing touristique leur ont parlé du « démarketing ». C’est-à-dire communiquer sur les effets négatifs du tourisme afin de décourager les gens d’y venir. C’est d’une grande naïveté. Parler des lieux encombrés en décourage certains, mais en fait venir davantage. Après avoir vu que cette stratégie était une impasse, ils en sont venus à une mesure de régulation intéressante via des quotas. Ceux-ci ne sont mis en place que certains jours de pointe car ils savent bien qu’en dehors des jours de forte affluence, il n’y a pas nécessité de réguler. En plus, c’est une réservation gratuite. Ils ont d’ailleurs un très bon slogan que tout le monde comprend, « réserver, c’est préserver ». Cela a permis de juguler les points de fréquentation excessive et la mesure a été très bien acceptée. Voici donc un exemple de mesure réussie quand on a affaire à des lieux « fermés », c’est-à-dire avec seulement un ou deux accès où on peut contrôler les flux.

Et dans les lieux « ouverts » ?

La situation est évidemment beaucoup plus complexe. La régulation des flux passe en premier lieu par le contrôle des capacités d’accueil. Dans le cas de Venise, les navires de croisière ont désormais l’obligation de s’éloigner de la partie historique. Ils doivent s’amarrer au fond de la lagune, mais le nombre d’escales n’a pas été réduit. Or, c’est en diminuant ce nombre qu’on peut peser sur le flux. Par ailleurs, ils ont récemment adopté une taxe de séjour pour les excursionnistes. Cela me paraît assez normal de la demander à ceux qui viennent pour la journée et qui vont concourir à salir le lieu. Mais ça n’est en rien un mode de régulation. D’autant que cette taxe ne sera applicable que les jours de pointe avec seulement des contrôles aléatoires. Vous vous imaginez bien ce que peut être un contrôle aléatoire à Venise… Cette mesure est un coup d’épée dans l’eau. On dispose pourtant de nombreux outils. Encore faut-il vouloir les mettre en place.

En résumé, il existe bien des cas où il est légitime de parler de surtourisme, mais pas aussi nombreux que ce qu’en disent les médias. Si ce sont des lieux fermés, cela signifie que l’autorité de gestion ne fait pas son travail de conservation, mais cela reste rare. Si ce sont des lieux ouverts, cela signifie que les pouvoirs publics ne font pas montre d’une détermination suffisante pour introduire une régulation des flux et, surtout, une limitation de leur capacité d’accueil.
Autrement dit, il est plus facile de gérer Sugiton que Bréhat, parce que le niveau de vie des fonctionnaires du parc national ne dépend pas de la fréquentation et parce que la société bréhatine est divisée entre ceux qui vivent du tourisme et ceux qui, attirés par le tourisme, y sont devenus des résidents secondaires ne souhaitant pas être « envahis » par des touristes très nombreux en période de pointe. Cela dit, il est quand même plus facile de gérer l’afflux à Bréhat, une île avec un seul accès, qu’à Étretat, facilement accessible en voiture, où l’on retrouve la même divergence d’intérêts entre ceux qui vivent du tourisme et ceux qui souhaiteraient sa limitation.

Propos recueillis par Bastien Dailloux, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 13 février 2024.


Rendez-vous le mardi 23 avril 2024, de 18h00 à 20H00,
Agora du Quai des Savoirs (39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse) ou en ligne. En savoir plus
Gratuit et ouvert à tous les publics sur inscription auprès de la mission agrobiosciences

Vous aussi, contribuez au débat

Pour préparer en amont la rencontre, diversifier les points de vue et les retours d’expérience, la Mission Agrobiosciences-INRAE lance un appel à contributions ouvert à toutes et tous, spécialistes du sujet comme néophytes. Plus précisément, elle soumet à votre sagacité deux questions :

1/ Que désigne selon vous le terme « Surtourisme » ? A quoi l’associez-vous ?
2/ Plusieurs expérimentations (quotas, réservations...) visant à encadrer la fréquentation touristique des sites naturels ont été mises en place ces dernières années. Qu’en pensez-vous ?

Vous pouvez également, si vous le préférez, nous partager un retour d’expérience sur ce sujet du surtourisme dans les espaces naturels. Envoyez-nous vos contributions en une page maximum (4000 signes max) à mission-agrobiosciences[@]inrae.fr , jusqu’au dimanche 14 avril 2024. Après validation, celle-ci sera publiée sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences-INRAE.

(1) « La surmédiatisation du surtourisme : ce qu’elle nous dit du tourisme (et de ceux qui en parlent) », par Rémy Knafou. Source : https://www.jean-jaures.org/publication/la-surmediatisation-du-surtourisme-ce-quelle-nous-dit-du-tourisme-et-de-ceux-qui-en-parlent/
(2) « Integrated Coastal Zone Management in Vietnam : Pattern and Perspectives », Nguyen Tac An, Nguyen Ky Phung et Tran Bich Chau.

Contribution du géographe Rémy Knafou

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