Mondialisation et poissons
Chronique Le Ventre du monde du sociologue et économiste Bertil Sylvander.
Emission d’avril 2010 de "Ça ne mange pas de pain !" : "Les dents de la mer".
Bertil Sylvander. Savez-vous que la mondialisation est ancienne et qu’elle est en marche ? On peut s’attendre à tout, de nos jours, en matière de poissons. Voici un début énigmatique, destiné à créer le suspense.
Pendant mes années de coopération franco-algérienne, nous avions un but assez classique, pour les promenades du Dimanche : un petit port de pêche, nommé, du temps de la France, « La Madrague », et après l’indépendance « El Djamila » (c’est-à-dire, « la belle »). Et en effet, quel joli petit port, construit au bas de falaises noires, à côté d’une immense plage de sable.
Nous arrivons à ce petit port, moi et ma femme suédoise à mon bras. Il est 18h, les bateaux viennent de rentrer et se balancent mollement, solidement arrimés à leur corps morts. Chalutiers en bois peints de couleurs vives, c’est magnifique. C’est la criée. Tout contre le mur de la jetée, des caissons de bois sont jetés sur des tables hâtivement dressées. Et les pêcheurs attirent le chaland en arabe et en français.
Nous nous approchons de l’un d’eux et admirons un magnifique poisson effilé d’au moins un mètre de longueur. Désirant éprouver mon arabe, je demande alors au marchand le nom du poisson. Il me répond alors dans un français parfait qu’il s’agit d’un brochet. Comme ma femme ne connaît pas encore bien le français, elle me demande de traduire en suédois, ce que je fais illico :
- « Han säger att det är en gädda ».
- « Nej », me répond tout de suite Ann-Britt, « Inte alls, det kan inte vara en gädda. Det ser inte alls ut så här » (c’est-à-dire : « mais, non, ça ne peut pas être un brochet, ils ne sont pas du tout comme ça »).
Nous regardons alors l’algérien d’un air soupçonneux, tout en continuant notre conciliabule, dans une langue pour lui mystérieuse, ce qui, je le reconnais, est peu convenable. A ce moment, celui-ci se penche vers nous d’un air vexé et s’exclame, fougueusement :
- « Jo visst, det är en riktig gädda ! »
Juste au moment où nous nous apprêtons à continuer la polémique en suédois, nous réalisons ce qui est en train de se passer : ce pêcheur algérien vient de s’adresser à nous dans un suédois impeccable !
Après quelques minutes d’incrédulité, nous sortons de la déchirure du continuum spatio-temporel qui affectait notre vie terrestre à cet instant et notre nouvel ami nous explique en suédois qu’il a habité de nombreuses années en Suède, où il travaillait chez Abba, une grande conserverie mondialisée.
Comme à l’accoutumée, je tire quelques enseignements de cette anecdote. Premièrement, il ne faut jamais parler devant un tiers dans une langue supposée inconnue de lui. Deuxièmement, les déplacements de main-d’œuvre et de populations ont été et sont encore beaucoup plus fréquents et intenses qu’on ne le pense et ce, depuis plusieurs siècles. Troisièmement, il existe deux sortes de brochets, le brochet de mer ou "barracuda" (sphyraena sphyraena de la famille des Sphyraenidae), qui a deux nageoires dorsales, des barres sombres peu ou pas visibles sur le dos et des écailles sur tout le préopercule [1], et la "bécune à bouche jaune" (sphyraena viridensis), qui a 20 à 23 barres sombres bien visibles sur le haut du dos et le bord postérieur du préopercule lisse, sans écailles. Voilà.
Chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander, sociologue et économiste. Emission d’avril 2010 de "Ça ne mange pas de pain !" "Les dents de la mer".
Illustration. "Parisiens à la pêche aux crevettes", Eugène Feyen.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Pêche au thon : de l’Europe au Japon, tout le monde voit rouge. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 12 avril 2010.
- Bort med Sillen !. Chronique Le ventre du monde, de Bertil Sylvander. Dans le cadre de l’émission de décembre 2008, Manger, c’est pas sorcier mais.... Télécharger l’Intégrale
- "Amour et crustacés". Chronique Le ventre du monde, de Bertil Sylvander.
- L’estofinado : la morue au fil du Lot. Une chronique de Muriel Gineste, EFISA.
- Environnement et alimentation : gare à l’empoissonnement aux PCB !. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 15 avril 2009.
- Les quotas de pêche : un débat qui ne manque pas de sel . Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 17 avril 2009.
- Le mercure, poison du poisson. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, mars 2007.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.