Vérité au Sud de la Loire
Chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander
B. Sylvander : "Au tout début de ma carrière professionnelle, j’avais un camarade de promo dont les parents étaient agriculteurs dans la région de... disons Châteauroux. Nos liens étaient suffisamment amicaux pour que ses parents m’invitent à dîner, un beau soir de septembre. Or il se trouve que j’étais amoureux de sa petite sœur (... appelons la Claire), qui devait assister à ce repas. Pour ces différentes raisons, je voulais apporter en cadeau quelque chose de vraiment exceptionnel. Malgré mon faible budget de jeune fonctionnaire débutant, je suis allé chez le meilleur des éleveurs de palmipèdes que je connaissais, j’ai acheté le meilleur des foies gras que j’ai pu y trouver et je suis parti pour ... disons Châteauroux.
Le cœur débordant et le porte monnaie vide, je présente mon cadeau à la maîtresse de maison et le repas commence. Les convives, membres de la famille et quelques amis du coin, sont assez nombreux (une quinzaine), comme souvent dans les tablées paysannes. Tout de suite, l’ambiance devient chaleureuse et bruyante. On se raconte les petites histoires de la vie du canton, on parle de chasse de pêche, de labours, on se coupe la parole, on rebondit sur les mots des uns et des autres, on rit sans trop savoir pourquoi. Bref, un bon dîner entre amis.
Soudain, je vois la maman qui amène mon foie gras sur une assiette et je sens mon cœur battre en regardant Claire. L’assiette commence à passer de main et main, de couteau en couteau et je sens l’inquiétude monter en moi. Les conversations ne tarissent pas et l’assiette continue son trajet. Personne n’y accorde la moindre attention, ni à son contenu. On s’interpelle, on s’interroge, on se charrie, mais de vraiment goûter à mon foie gras, point. On se contente de bâfrer. Je regarde Claire, qui participe à ce crime en toute innocence, sans éprouver la moindre gêne.
Lorsque l’assiette m’arrive, je me découpe une tranche de ce foie gras et je goûte en silence, puisque je ne dispose manifestement d’aucun commensal avec qui partager mon émotion gastronomique... Sachez qu’il faut avoir une certaine force de caractère pour déguster seul une telle finesse d’arôme, sans pouvoir mettre des mots et construire une parole élaborée, à partir des sensations qui se présentent en nombre. Je ferme les yeux et me concentre sur elles.
Claire remarque mon silence et ma délectation réfléchie. Peut être inquiète pour notre relation naissante, elle me demande si ça va. Je ne sais quoi lui répondre : Oui, ça va, parce que je déguste un mets délicieux, non, ça ne va pas, parce que je le fais seul.
L’assiette a fini son trajet et revient vide en tête de table, sans qu’un seul mot n’ait été prononcé à son sujet. Et voici que la maîtresse de maison s’adresse à moi, au milieu du brouhaha général :
- "Il est très bon vot’pâté, Bertil !"
Je la remercie avec modestie.
En ce début de vie professionnelle et en l’espace d’un repas, je viens de découvrir la relativité du goût selon les régions françaises, ses déterminismes socioprofessionnels, ainsi que la prégnance de la culture du partage dans sa construction sociale."Chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander, Ça ne mange pas de pain ! " de Novembre 2008, émission spéciale "Au goût du jour"
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Comment le foie gras de nos grands-mères est-il passé, en moins de 30 ans, des cours des fermes à une production industrielle de masse ?, entretien avec René Babilé, professeur des universités à l’Ecole nationale supérieure agronomique de Toulouse et Daniel Gestas, Président de l’Association Gersoise de promotion du foie gras, dans le cadre l’émission de"Ça ne mange pas de pain !" novembre 2008
- Histoire de... Science et Alimentation. Les abbés du foie... Gras (La saga technologique du foie gras), une chronique "Histoire de..." réalisée par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences
- Alimentation :La naissance du goût, par Natalie Rigal, psychologue et chercheur
- L’éducation alimentaire est une forme d’humanisme !, entretien avec Jean-Pierre Corbeau, professeur de sociologie à l’Université François Rabelais de Tours
- Les produits de terroir entre cultures et réglements, le cahier du café-débat de Marciac avec Laurence Bérard, Unité mixte de recherche en Eco-anthropologie et ethnobiologie (Cnrs-Muséum national d’histoire naturelle)
- Le confit détrôné par le magret : une révolution des années 60, chronique "Histoire de...", par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences
- L’industrialisation de la production des viandes : marketing, transparence, traçabilité..., Actes des deuxièmes Rencontres Agriculture, Alimentation & Société
- L’air de rien, la figure du paysan, chronique de Jean-Marie Guilloux, Mission Agrobiosciences