Secteur laitier en France et en Europe : l’analyse économique de Vincent Chatellier
Quels sont les grands acteurs du secteur laitier à l’échelle mondiale ?
Vincent Chatellier : La production mondiale de lait a augmenté au cours des cinq dernières années au rythme moyen de 12 milliards de litres par an, soit l’équivalent de trois fois la production annuelle d’un pays comme le Danemark. Cette croissance s’observe essentiellement dans les pays qui connaissent une forte hausse de leur consommation, à savoir les pays asiatiques et de l’extrême orient. Elle croît également à un rythme soutenu aux Etats-Unis (+1,5 milliards de litres en moyenne par an au cours des dix dernières années), avec cependant de fortes variations en fonction de la conjoncture des prix. En Nouvelle-Zélande et en Australie, la production ne se développe plus comme elle le faisait par le passé. Cette zone du monde contribue pour 2% à la production laitière mondiale et réalise 40% du commerce mondial. Dans l’Union européenne (UE), la production de lait est stable aux environs de 150 milliards de litres, soit 26% du total mondial (contre 33% dix ans plus tôt). Les douze nouveaux Etats membres de l’UE réalisent une production laitière proche de celle de la France ; ils sont 105 millions d’habitants et ont un niveau de consommation par habitant nettement plus faible qu’en France (250 kg par an contre 370).
Le marché des produits laitiers, qui porte sur 7% de la production mondiale, est dominé par deux grandes zones, à savoir les deux pays de l’Océanie (40%) et l’UE (33%). De manière simplifiée, l’UE exporte du fromage vers les Etats-Unis et du beurre vers la Russie et, dans une moindre mesure, l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Les exportations de l’Océanie sont focalisées surtout vers les pays asiatiques. Au sein de l’UE, les importations de produits laitiers représentent moins de 2% de sa consommation intérieure et les exportations s’élèvent à 10% de la production.
Quels sont les atouts et les faiblesses des exploitations laitières françaises ?
Le secteur laitier français est riche d’une diversité de modèles techniques et d’un ancrage territorial fort de la production, lequel a été encouragé par la gestion administrée des quotas laitiers. En France, on compte aujourd’hui 88 000 exploitations laitières. Les effectifs diminuent au rythme de 4% par an depuis dix ans, soit un rythme inférieur à celui observé dans tous les autres Etats membres de l’UE (11% par an en Espagne, 9% par an au Danemark, etc.). Le nombre d’exploitations était de 380 000 au moment de la mise en œuvre des quotas laitiers en 1984. La diminution des emplois dans ce secteur est cependant moins rapide du fait des regroupements d’exploitations, notamment dans le cas de GAEC [1]. Les exploitations qui produisent plus de 600 000 litres de lait par an sont encore peu nombreuses en France (environ 4 000), même si les effectifs augmentent d’une année sur l’autre. Les exploitations deviennent de plus en plus hétérogènes entre les régions car la gestion départementale des quotas conduit à ce que les gains de productivité soient plus faibles dans les zones de montagne et, dans une moindre mesure, dans les zones denses et intensives. Ils sont plus importants dans les zones intermédiaires où la restructuration est plus vive.
Les exploitations laitières françaises disposent de nombreux atouts à faire valoir dans la compétition européenne : elles ont du foncier en quantité abondante (ce n’est pas le cas aux Pays-Bas et en Espagne) ; elles perçoivent des montants importants d’aides directes et ont une diversification de produits (céréales et viande bovine) ; elles ont une bonne maîtrise du coût alimentaire, en raison notamment d’un climat propice (les systèmes espagnols et portugais sont très pénalisés sur ce plan) ; elles ont un faible coût d’acquisition des moyens de production (le foncier vaut moins cher qu’ailleurs et les quotas laitiers sont gratuits et gérés administrativement) ; elles ont eu recours à des investissements importants en bâtiments pour moderniser les installations. Elles sont, en revanche, pénalisées par des coûts élevés de mécanisation et une productivité du travail encore insuffisante par rapport aux concurrents du nord de l’UE. Il est également important de progresser dans la connaissance des coûts de production pour mieux identifier les marges de progrès et, ce, d’autant que l’hétérogénéité de l’efficacité économique est encore trop grande.
Comment expliquer la volatilité du prix des produits laitiers ?
Jusqu’en 2008, le prix des produits laitiers était peu volatil, du reste nettement moins que dans d’autres productions agricoles telles que le porc ou les fruits et légumes. De même, l’année 2008 ne peut servir d’étalon à la réflexion sur la dynamique actuelle des prix en agriculture. Elle correspond à une année exceptionnelle pour les marchés agricoles internationaux, notamment ceux des céréales et du lait. L’envolée du prix des produits laitiers observée à cette époque peut s’expliquer par la conjonction de plusieurs phénomènes : une baisse conjoncturelle de la production dans certains pays exportateurs, comme en Australie affectée par la sécheresse (c’est moins le cas aujourd’hui) ; une rareté des stocks mondiaux ; une taxation des exportations par les pouvoirs publics dans certains pays pour éviter le risque d’une dérive inflationniste (comme en Argentine) ; une augmentation spectaculaire du prix du baril de pétrole qui a conduit à ce que les pays concernés par ces ressources disposent d’une trésorerie leur permettant de surenchérir sur les cours internationaux ; une spéculation plus intense sur les biens agricoles, même si elle est moins organisée dans le secteur des productions animales que dans celui des productions végétales. L’augmentation de la consommation mondiale de produits laitiers a participé au phénomène mais ne peut suffire à l’expliquer seule car celle-ci croît (surtout dans les pays en développement) de manière régulière.
Comment a évolué le prix du lait ? L’année 2009 est-elle plus catastrophique que les autres années ?
En 2008, le prix du lait payé au producteur s’est élevé, en moyenne nationale, à 335 euros par tonne. Ce montant, qui correspond à un prix de base, toutes qualités confondues, est cependant supérieur pour les exploitations qui fournissent un lait plus riche (taux protéique et taux butyreux [2] ) ou celles qui s’inscrivent dans une filière fromagère sous signe de qualité (comme en Franche-Comté ou en Savoie). Par ailleurs, les producteurs de lait bénéficient, chaque année, d’une aide directe de 35,5 euros par tonne de quota laitier, laquelle est désormais intégrée au montant du paiement unique découplé [3]. Cette aide a été attribuée suite à la décision des autorités communautaires d’abaisser le prix d’intervention du beurre et de la poudre de lait écrémé, en 2003. En 2009, le prix du lait devrait s’établir, en moyenne, aux environs de 274 euros par tonne, soit un recul de l’ordre de 18% (ou -61 euros par tonne) par rapport à 2008. Cette moyenne masque cependant une hétérogénéité de prix entre producteurs car les entreprises de collecte peuvent, au nom du principe dit de la flexibilité, attribuer un prix inférieur à cette moyenne (dans un maximum de -18 euros par tonne) lorsqu’elles ont une forte proportion de produits laitiers industriels (beurre et poudre de lait). Le prix du lait de 2009 sera donc, en moyenne nationale, proche de celui qui avait été payé en 2007 et 2006.
La situation difficile de trésorerie rencontrée par certains producteurs de lait tient donc moins à la dynamique des prix au cours des cinq dernières années qu’à l’augmentation importante de certaines charges, notamment les engrais et les aliments du bétail. En 2008, les coûts de production ont, en effet, progressé plus vite que les gains de productivité et certains producteurs ne sont pas parvenus à profiter pleinement de l’opportunité offerte d’un dépassement du quota laitier. En septembre 2009, le prix des engrais et des céréales a cependant fortement baissé par rapport à l’année précédente ce qui suggère que les coûts de production dans le secteur laitier devraient repartir à la baisse en 2010.
Quelles perspectives , pour ce secteur, à l’horizon 2015, avec la suppression des quotas laitiers ?
Le bilan de santé de la PAC prévoit une suppression des quotas laitiers à horizon 2015. Pour y parvenir, les autorités communautaires ont décidé d’augmenter les quotas laitiers de 1% par an entre 2009 et 2014 afin de les rendre progressivement moins contraignants. Cette décision n’était pas indispensable.
En France, la suppression des quotas pourrait conduire à des déplacements géographiques de la production laitière et, ce, au détriment des bassins cumulant plusieurs handicaps : des coûts de collecte du lait élevés (du fait de la faible densité de vaches laitières au km2 ou de la mauvaise qualité des infrastructures routières) ; une faible valorisation commerciale des produits laitiers ; une productivité du travail limitée dans les élevages. Le maintien d’une répartition territoriale assez équilibrée de la production laitière semble pourtant souhaitable pour au moins deux raisons : elle permet d’offrir aux consommateurs une large diversité de produits laitiers, ce qui stimule la consommation ; une concentration excessive de l’offre impliquerait une accentuation des risques de pollution et des coûts supplémentaires pour entretenir les zones abandonnées. Dans l’hypothèse d’une suppression des quotas laitiers, la régulation de l’offre devra se faire par l’intermédiaire de contrats entre agriculteurs et industriels. Ces deux acteurs de la filière sont interdépendants et devront travailler encore plus ensemble dans les années à venir. Au-delà de la crise du moment, l’enjeu principal est donc de trouver les termes futurs d’une contractualisation qui s’inscrive dans une démarche « gagnant-gagnant ».
La réaction de Vincent Chatellier, économiste, ingénieur de recherches à l’Inra, Département « sciences sociales, agriculture et alimentation, espace et environnement », du 18 septembre 2009, à la revue de presse de la Mission Agrobiosciences "Pour 100 briques, t’as plus rien" (retour sur la grève du lait).
A propos de la la grève du lait, on peut lire aussi :
- 30% d’agriculteurs mobilisés, cela peut faire du barouf, la réaction de Pascal Massol, président de l’Association des producteurs laitiers indépendants (APLI)
- Entre désespoir et recomposition du paysage syndical, une lecture sociologique de la grève du lait, Entretien avec Jacques Rémy, sociologue, chercheur au sein de l’équipe MONA, Inra.
Vincent Chatellier était l’invité, mardi 15 septembre, aux côtés de Pascal Massol, président de l’APLI, Philippe Chalmin, économiste, et Henri Brichart, Président de la Fédération nationale des producteurs de lait, de l’émission de France Culture « Du Grain à moudre » : « Crise du lait : faut-il maintenir le système des quotas contre Bruxelles ?. L’émission peut être écoutée par podcast en suivant ce lien.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Lait : de mal en pis ?. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, juillet 2009
- Le prix imposé par les industriels fait bouillir les producteurs de lait. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, août 2008.
- A l’heure du laitier, le calme régnait en Côtes d’Armor. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, août 2008
- Réforme de la PAC : un compromis délicat, des ambitions revues à la baisse. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, novembre 2008
- Agriculture et territoires ruraux : quelle politique agricole européenne voulons-nous ? Les Actes de la 13ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale. Marciac (Gers)
- Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ?. Le billet de la Mission Agrobiosciences, par Jean-Claude Flamant, novembre 2008
- Roquefort : une performance scientifique, technologique et humaine. Entretien conduit avec Francis Barillet, chercheur à l’INRA et Stéphane Murcia, fromager à Toulouse.