13/06/2008
Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !", avril 2008
Mots-clés: Mondialisation

Marcel Mazoyer : A qui profite la flambée des prix au niveau mondial ? (article original)

M. Mazoyer. Copyright P. Assalit

L’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosciences, "Ça ne mange pas de pain !", abordait, en avril dernier, la question de la flambée des prix agricoles. L’un des invités de cette émission spéciale "l’alimentation en bout de course", n’était autre que Marcel Mazoyer, économiste, ingénieur agronome, et fin connaisseur des agricultures du monde.
Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, lui a demandé à qui profitait réellement cette flambée des prix. Sur ce point, Marcel Mazoyer est clair. Si les agriculteurs bénéficieront un temps de la hausse, les vrais bénéficiaires seront les capitaux financiers, c’est-à-dire ceux qui ont réellement la possibilité de réinvestir les gains engendrés par celle-ci. Car n’oublions pas que ces hausses succèdent à des périodes de baisse des prix, lesquelles ruinent, avec le système actuel de libre échange agricole international, des millions de paysans aux quatre coins du monde. Un cercle vicieux dont il nous détaille le mécanisme sans oublier de nous donner quelques pistes pour en sortir.

A qui profite la flambée des prix au niveau mondial ?
L’interview de Marcel Mazoyer, par Valérie Péan

V. Péan : "Quelques chiffres pour commencer. Rappelons que l’index des prix alimentaires, selon la FAO - l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation -, a augmenté de 47% en janvier 2008. Il s’agit d’une moyenne : certains produits, comme les céréales et l’huile végétale, ont par exemple, respectivement, augmenté de 60% et 85%. Au-delà de cet aspect, une question se pose : à qui profite cette flambée des prix ? Les paysans voient-ils leurs revenus augmenter ?
Pour y voir plus clair, nous avons souhaité poser cette question à l’un des meilleurs spécialistes de l’agriculture mondiale, Marcel Mazoyer. Economiste et ingénieur agronome, il a notamment présidé le comité des programmes de la FAO et est co-auteur, avec Laurence Roudard, d’"Histoire des agricultures du monde, du néolithique à la crise contemporaine", une "bible" en la matière, éditée au Seuil, en 1997.

Marcel Mazoyer bonjour. Vous avez longtemps tiré la sonnette d’alarme dans les années 80 et 90, alors que les prix mondiaux ne cessaient de chuter. Vous signaliez à l’époque que ce phénomène ruinait bon nombre des paysans des pays émergents. Aujourd’hui, ces prix explosent. Le président du conseil de la FAO a récemment déclaré que cette envolée allait profiter aux petits producteurs. Il parle même d’opportunité de relance de l’agriculture dans les pays en voie de développement. Pensez-vous que ce soit le cas ?
M. Mazoyer : Les hauts prix sont nuisibles pour tous les consommateurs-acheteurs, en particulier les plus pauvres. Qui sont-ils ? Ce sont d’abord des chômeurs. Leur nombre a été multiplié par trois ou quatre pendant la dernière période de baisse des prix. Seconde catégorie : les salariés mal payés des quatre coins du monde. En période de chômage, les salaires baissent. Dans nombre de pays, ceux-ci ne sont pas réglementés. Enfin, il y a les paysans eux-mêmes. Avec la baisse des prix, donc celle de leurs revenus, une forte proportion d’entre eux est partie vers les villes. Mais, beaucoup de ceux qui restent sont dans une situation précaire. Ils ne possèdent pas d’outillage efficace, voire dans certains cas, aucune semence. Certains sont même devenus, entre la fin d’une campagne et la récolte suivante, des consommateurs acheteurs de nourriture. Les paysans les plus pauvres du monde, au même titre que les chômeurs et les salariés mal payés, vont donc souffrir de cette explosion des prix.
Dès lors, qui va en profiter ? Les paysans moyens, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été anéantis par la période de baisse de prix, vont sans doute pouvoir investir en Europe et en Amérique. Mais ils ne pourront le faire qu’en proportion limitée. D’une part, ils peuvent difficilement s’agrandir, les seules surfaces cultivables disponibles étant les jachères, lesquelles sont d’ailleurs déjà plus ou moins remises en cultures. D’autre part, ils peuvent difficilement intensifier leur production car celle-ci a déjà atteint des niveaux très élevés. On peut dire que, jusqu’aux années 70, ces fluctuations des prix profitaient aux agricultures les plus compétitives de l’époque - américaine, canadienne, australienne - qui disposaient de terres et d’une certaine avance technologique. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
Quant aux paysans pauvres des pays en développement, seuls ceux qui sont restés vendeurs nets de produits alimentaires pourront en profiter, à condition que les prix restent élevés assez longtemps. Cela étant, les vrais gagnants sont les capitaux financiers, les fonds d’investissement en tout genre (qu’ils soient d’origine agro-business comme Monsanto et Cargill ou non), qui comme en 1974-1975, vont en profiter pour conquérir de nouvelles parts de marchés en défrichant d’énormes quantités de terres, dans les forêts vierges les plus fertiles du monde - celles que l’on ne devrait justement pas défricher- en Amazonie, en Indonésie, au Congo.... Leurs gains de productivité vont être encore plus importants que précédemment, et, si on laisse faire le libre échange, si on leur permet d’exporter leurs produits dans les pays d’agriculture familiale ou paysanne, sans protection aucune, on va, à nouveau, par la baisse des prix au cours des 25 prochaines années, continer d’appauvrir et de ruiner des millions de petits et moyens paysans aux quatre coins du monde.
A ce jour, tout le monde parle de l’explosion des prix, comme s’il s’agissait là d’un phénomène nouveau. Mais l’explosion des prix se produit tous les 25 ou 30 ans ! C’est du moins ce que l’on observe depuis près de 200 ans. La seule différence entre aujourd’hui et hier, c’est que le libre échange agricole international existe désormais à peu près partout. Dès lors, une baisse des prix agricoles ruine des centaines de millions de paysans aux quatre coins du monde, tandis qu’une hausse, affame les chômeurs et les paysans en déficit alimentaire que l’on a fabriqué dans la période précédente.

V. Péan : Pensez-vous qu’il soit probable, ou possible, qu’il y ait à nouveau une politique de régulation des marchés ?
M. Mazoyer : Je pense que nous ne pouvons pas nous en passer et attendre la prochaine crise, lorsque les prix auront de nouveau chuté. D’ailleurs, ils peuvent grimper bien au-delà des cours actuels. En 1975, les prix avaient été multipliés par 3, passant de l’équivalent de 200 à 600€ la tonne. Il y a environ un an et demi, la tonne de céréales classiques se vendait une centaine d’euros ; elle coûte aujourd’hui 200 à 300€. Autant dire que si les prix peuvent retomber, ils peuvent grimper beaucoup plus haut.
On pousse ces jours-ci un cri d’alarme parce que la famine touche les villes alors qu’il y a 10 ou 15 ans la majorité des paysans du monde crevaient de faim...
Mais, pour répondre à votre question, je ne pense pas que l’on puisse continuer ainsi. La raison en est simple : cette machine à fabriquer trois milliards de pauvres, qui nous conduit aux extrémités dans lesquelles nous sommes, bloque l’ensemble du système. Je m’explique. Quand vous baissez les prix agricoles pendant 25 ans, vous fabriquez une masse de chômeurs et de salariés mal payés, alors que parallèlement, à l’autre bout du système, vous maximisez l’épargne et le capital financier. Ce qui est problématique, car ce capital ne peut plus s’investir utilement ni dans les productions agricoles, ni dans l’industrie et les services, et il ne peut donc créer le plein emploi. Dès lors, il est condamné à des spéculations, qui, on le sait, conduisent tout droit à la crise financière globale. Ce qui n’a rien de nouveau. Nous l’avons écrit, avec Laurence Roudard, en 1994 et publié en 1997. Cela fait donc près de quinze ans !

V. Péan : Actuellement on parle du MOMA, un mouvement qui prône l’organisation mondiale de l’agriculture et de l’alimentation pour sortir ce domaine de l’OMC. Pensez-vous que ce soit une solution ?
M. Mazoyer : Nous devons considérer le secteur agricole et alimentaire comme un secteur exceptionnel. Cela signifie qu’il y a un droit à l’alimentation et que les gouvernements ont le devoir de mener de vraies politiques agricoles et alimentaires pour garantir la sécurité alimentaire de leurs ressortissants. Or cela s’avère impossible avec ce marché complètement volatil, fluctuant et même meurtrier. Quand les prix sont bas, les paysans s’appauvrissent et meurent de faim ; quand ceux-ci remontent, on affame des masses d’acheteurs pauvres. Il faut arrêter le massacre. En outre, ce mode de fonctionnement mine complètement l’équilibre économique et financier mondial.
Avec cette flambée des prix, tout le monde se pose des questions qui vont, je pense, nous amener à ré-organiser les échanges agricoles et alimentaires internationaux. Mais cette décision est d’ordre politique. Il faut d’abord que Washington, Bruxelles et une demi-douzaine d’autres pays qui gouvernent finalement les organisations internationales, FMI, Banque mondiale, FAO, etc. décident de reconstruire des politiques agricoles. Ce n’est pas chose impossible. On construit des politiques agricoles depuis 200 ans. On l’a fait à l’issue de la seconde guerre mondiale. Mais celle qui consiste à faire de l’agriculture la roue de secours au capital financier international est une erreur, elle peut jouer son rôle mais avec une politique différente, axée sur l’organisation de la protection des agricultures qui ont besoin d’être protégées. Tous les paysans du monde doivent pouvoir gagner leur vie. C’est à cette condition que l’on pourra cultiver raisonnablement toutes les terres et nourrir ainsi convenablement toute l’humanité en 2050, lorsque nous serons 9 milliards d’êtres humains. Outre la protection de certaines agricultures, l’OMC doit également gérer le marché international, c’est-à-dire ne plus le laisser fluctuer et garantir ainsi la régularité des prix dont les exportateurs et les importateurs ont besoin.
Le MOMA prône une organisation spécifique à l’agriculture. C’est une position avec laquelle je suis en accord. J’ai d’ailleurs soutenu le MOMA. Mais à mon sens, il s’agit fondamentalement d’organiser les échanges agricoles internationaux d’une manière plus efficace, solidaire et équitable."

Entretien réalisée par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences

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Entretien avec Marcel Mazoyer, économiste et ingénieur agronome, par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences

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