Gould s’est fait connaître du monde savant en 1972 par un article retentissant signé avec Niles Eldredge. Les deux jeunes paléontologistes demandaient qu’on prît enfin au sérieux le désaccord manifeste qui existait entre la vision darwinienne "gradualiste", lente mais continue, de la genèse des espèces nouvelles et les données des archives fossiles qui font au contraire apparaître de longues phases de stabilité (stases) précédées et suivies de brusques épisodes de spéciation. Tel fut le premier mot de la fameuse théorie dite de "l’équilibre ponctué" à laquelle l’auteur consacre ici un chapitre étincelant de quatre cents pages (Ch. 9. T. II). Darwin le premier, suivi par tant d’autres, explique-t-il, avait commis l’erreur d’esquiver la difficulté présentée par les archives fossiles en l’imputant à leur "imperfection". Gould attribue cette erreur à un préjugé philosophique - une vision continuiste du progrès - et au conformisme intellectuel d’une profession qui a paradoxalement accepté de tenir pour nulles et non avenues les plus constantes de ses données.
La théorie de l’équilibre ponctué a d’emblée suscité de furieuses polémiques, parce qu’elle paraissait atteindre les fondements mêmes de ce que la majorité des biologistes considéraient comme l’un des triomphes majeurs de la biologie contemporaine : avoir enfin adossé à une théorie scientifique de l’hérédité la conception darwinienne de la sélection naturelle opérant par tri sur les variations affectant les organismes individuels. Du darwinisme classique, Gould n’admettait ni que la sélection opère presque exclusivement au niveau des organismes ; ni que la sélection soit seule à façonner le changement évolutif, ni que des changements infimes accumulés puissent expliquer l’histoire tout entière de la vie.
Il décrétait dès 1980 "la mort du darwinisme moderne" et prophétisait l’émergence d’"une nouvelle théorie générale de l’évolution". Il donnait ainsi une impulsion à des recherches audacieuses qui ont trouvé des appuis jusque dans la "biologie du développement", laquelle s’interroge elle aussi sur la stabilité des formes vivantes. Mais de son propre aveu, il péchait par arrogance. Au terme de son parcours, Gould tient plutôt à souligner que son travail ne porte nulle atteinte à la charpente, la "structure", de la théorie darwinienne, du moins affranchie de sa philosophie initiale.
Pour ce faire, il prend appui sur l’histoire. D’où la première partie du présent ouvrage : "L’histoire du darwinisme : sa logique et sa critique" qui va d’une exégèse de L’Origine des espèces (1859) à un examen détaillé de la dite "théorie synthétique de l’évolution", base d’une orthodoxie marquée par un déterminisme génétique exclusif avec lequel il propose de prendre ses distances. Cette histoire n’est pas décorative ; fondée sur un examen direct des textes originaux, elle vise à éclairer les embarras du présent pour dessiner un avenir qui ne serait pas le simple prolongement du passé. Comment ne pas souhaiter que sur ce point Gould fasse école chez ses collègues scientifiques ?
Professeur à Harvard depuis 1977, on a pu le considérer à la fin des années 1980 comme le plus populaire des scientifiques américains. On a vu son visage en couverture de Newsweek, il a même figuré comme personnage de la célèbre série télévisée des "Simpson". Il ne doit évidemment pas cette renommée à son seul travail théorique dont l’ouvrage de 1977 Ontogeny and Phylogeny a marqué le premier point d’orgue, ni à son exceptionnelle compétence en histoire des sciences, mais à son talent d’écrivain scientifique tenant sans interruption dans la revue Natural History une rubrique ("This View of Life") chaque mois pendant vingt-cinq ans. Autant de brefs et brillants essais qui furent rassemblés au fil des années en dix ouvrages, dont certains, comme Le Pouce du panda ou La vie est belle, sont des best-sellers internationaux. En 2002, parut le dernier recueil qu’on a traduit en 2004 sous le titre Cette vision de la vie : dernières réflexions sur l’histoire naturelle.
Nombre de ces petits essais témoignent de l’engagement de Gould dans quelques-uns des plus vifs débats intellectuels de son temps. Il a ainsi combattu avec une rare pugnacité, et non parfois sans injustice, la sociobiologie de son collègue Edward O. Wilson qu’il considérait comme le rejeton idéologique pernicieux d’un "généticisme" obtus, gardien d’un ordre social injuste. Il s’en prit aussi avec éclat aux spéculations visant à fonder sur la mesure du "quotient intellectuel" de supposées différences d’aptitudes entre les races. En 1981, son livre traduit en français sous le titre La Mal-Mesure de l’homme : l’intelligence sous la toise des savants rencontra un succès international.
Bataille Juridique
Mais c’est peut-être son inlassable combat sur le terrain du créationnisme qui le mobilisa le plus durant les vingt dernières années de sa vie. En décembre 1981, il avait témoigné, au nom de l’American Civil Liberties Union, l’organisation de défense des droits civiques, au procès de Little Rock organisé pour juger des prétentions épistémologiques du "créationnisme scientifique", une doctrine fantaisiste élaborée sur la base d’une lecture littérale de la Bible par des fondamentalistes protestants de toutes obédiences. L’enjeu du débat était politique : il s’agissait de savoir si, conformément à une loi passée en Arkansas et dans une douzaine d’Etats, on pourrait dans l’enseignement public du second degré enseigner le récit biblique de la création comme une hypothèse de même valeur scientifique que la théorie darwinienne de l’évolution. Gould dénonçait une infraction au premier amendement de la Constitution américaine qui veut qu’aucune religion ne bénéficie d’une reconnaissance officielle dans les institutions. Et il s’était montré d’autant plus cinglant que lesdits créationnistes avaient cru pouvoir s’autoriser de ses propres déclarations contre l’orthodoxie darwinienne pour enrôler son oeuvre à leur cause. La bataille juridique dura jusqu’en 1987.
Dans un ouvrage traduit en français en 2000, Et Dieu dit : que Darwin soit !, Gould présentait une réflexion de fond sur les rapports de la science et de la religion, où il n’épargnait pas plus le scientisme de ses collègues biologistes que les prétentions scientifiques exorbitantes de certains théologiens américains. Il proposait un principe, le NOMA (Non Overlapping Magisteria), invitant chacun à exercer ses compétences dans son domaine propre sans empiéter sur les autres. Ce faisant il ne se contentait pas de proposer un cessez-le-feu, il désignait une tâche philosophique dont nul ne saurait aujourd’hui nier l’importance pour notre avenir à tous.
La Structure de la théorie de l’évolution vient couronner son oeuvre, elle porte l’écho de toutes les querelles et de tous les combats auxquels son auteur a pris part. De là sans doute qu’il irrite autant qu’il fascine aussi nombre de ses lecteurs. Il se montre, à l’occasion, partial ; il pratique outre mesure l’autocélébration. Mais c’est aussi pourquoi, malgré sa masse, ce livre est si intensément vivant.
Dominique Lecourt, in Le Monde, 15 septembre 2006.