28/09/2013
Rapport Jégouzo sur la réparation du préjudice écologique.

Des applications à la peine ?

Cela n’a pas fait encore beaucoup de bruit en dehors des milieux spécialisés et pourtant, certains parlent de « petite révolution » juridique. Pas de grands bouleversements cela dit à l’horizon, mais des avancées dans le domaine du droit de l’environnement qui ne manqueront pas d’être débattues dans les prochaines semaines et dont les effets sont loin de ne toucher que les clubs de juristes et autres législateurs. Le 17 septembre dernier, le groupe de travail présidé par Yves Jégouzo présentait en effet son rapport à Christiane Taubira : « Pour la réparation du préjudice écologique ». Définitions, régimes et mesures spécifiques, création d’une Haute Autorité Environnementale, fonds de réparation, propositions en matière d’expertise… Difficile de comprendre d’emblée la portée d’un tel texte s’il était adopté. D’autant qu’il s’inscrit dans un paysage où, entre l’Arrêt dit Erika et les lois déjà existantes, on peine à saisir les apports et les articulations possibles.
A l’heure où certains commencent à exprimer leurs réactions – dont Corinne Lepage et Arnaud Gossement- la Mission Agrobiosciences a demandé à la juriste Isabelle Doussan, spécialiste du droit de l’environnement, de nous aider à y voir plus clair, en nous expliquant les points qui lui semblent réellement novateurs, mais aussi les limites en termes d’application et les ambigüités qui restent à lever. Car déjà, controverses et polémiques se font jour.

Des propositions codées
D’un côté, si les propositions du rapport Jégouzo étaient adoptées, souligne dans le journal Le Monde le juriste Laurent Neyret, qui était membre de la commission, « l’environnement entrerait dans la Constitution civile des Français, aux côtés des personnes et du patrimoine. La force symbolique serait alors considérable ». De l’autre, la présidente de CAP21, Corinne Lepage, ne voit pas l’utilité de ce nouveau texte. Sans oublier l’avocat et militant Arnaud Gossement qui, sur son blog, écrit rester sur sa faim et ne pas comprendre l’intérêt d’inscrire le préjudice écologique dans le code civil – qui actuellement ne protège que les personnes et le patrimoine - plutôt que dans le code de l’environnement. Pour sa part, Isabelle Doussan peut comprendre les critiques d’un tel choix puisque « dès lors que le texte entre dans le code civil, cela signifie que le préjudice écologique n’est pas opposable à l’Etat. Le rapport Jégouzo aborde toutefois cet aspect, en précisant que le juge administratif peut décider qu’il s’agit d’un principe d’application générale et que l’Etat ou une personne publique peuvent donc voir leur responsabilité engagée pour un préjudice écologique qu’ils auraient eux-mêmes provoqué. De plus, faire pénétrer l’environnement au sein de notre vieux code civil est symboliquement un acte fort. ».
Mais avant même d’entrer dans le débat, reste à comprendre quelques notions. A commencer par la différence entre un dommage et un préjudice. « En droit, le dommage c’est le fait, au sens commun, et le préjudice, c’est le dommage qui est réparable », précise Isabelle Doussan. « Ainsi, le juge peut décider qu’il y a effectivement un dommage, mais que celui-ci n’est pas un préjudice au sens du droit. C’est souvent le cas en matière d’environnement en l’absence de texte reconnaissant formellement le préjudice écologique ».

Une définition du préjudice écologique à décrypter.
S’il y a mini révolution juridique, c’est donc dans la reconnaissance de la spécificité du dommage à l’environnement dont le rapport propose une définition. "Jusque là, le droit de la responsabilité était réduit à la réparation des dommages affectant des intérêts humains, qu’il s’agisse de préjudices matériel, corporel ou moral. Cela dit, le juge a progressivement accepté de réparer un préjudice écologique indépendamment des victimes humaines, notamment dans l’affaire Erika". Quant à la définition proposée, « une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement », Isabelle Doussan l’estime plutôt satisfaisante en notant que s’il n’est pas fait référence aux services écosystémiques, la notion de « bénéfices collectifs » semble les remplacer. Mais c’est surtout la mention des "fonctions des écosystèmes" qui lui parait importante, le rapport Jégouzo reprenant ici les propositions faites dans la Nomenclature des préjudices environnementaux (1)". Un point que relève également Arnaud Gossement en ajoutant, pour sa part, que cette « cohabitation » entre fonctions écosystémiques et bénéfices collectifs « ne manquera pas de susciter d’intenses et longs débats que le rapport ne tranche pas » (2).
Quant à l’expression « atteinte anormale », si elle fait sursauter le non spécialiste, elle ne semble pas vraiment troubler le juriste. « La question de l’anormalité est déjà présente dans d’autres textes de droit privé ou public, ainsi que dans la théorie des « troubles anormaux de voisinage ». Cela dit, aucun seuil n’étant défini, c’est au juge qu’il reviendra d’apprécier ce caractère anormal ou non ».
Autre zone de flou : s’agit-il là bien d’un nouveau régime de responsabilité propre aux atteintes à l’environnement comme on peut parfois le lire ou l’entendre, ou bien d’un nouveau régime de réparation ? « Le rapport Jégouzo s’en tient clairement à des règles particulières en matière de réparation. Et je trouve que c’est une bonne solution", tranche I. Doussan. "Car faire un régime de responsabilité spécifique à l’environnement n’amènerait pas grand-chose. Il y a en effet déjà beaucoup d’articles du code civil sur le régime de responsabilité avec faute, sans faute…qui proposent à peu près toutes les options possibles pour tous types de dommages et tout acte entrainant la responsabilité de l’auteur du dommage en question. Même chose en droit public pour ce qui concerne la responsabilité des collectivités publiques. En revanche, en matière de réparation, il y avait effectivement des manques dans les textes existants.

La surface de la réparation
Mais au fait, qui peut demander réparation ? Dans le rapport, il est indiqué que celui qui intente l’action le fait en tant que « représentant de l’intérêt environnemental ». Là encore, pour le néophyte, la précision paraît quelque peu vague. Après tout, n’importe quel quidam ne pourrait-il pas s’arroger un tel statut ? Pas possible, répond notre juriste. Car les individus ne sont pas habilités à agir. Normal, pourquoi untel plutôt qu’un autre et, surtout, il y aurait pléthore d’actions intentées. Il s’agit donc uniquement de l’Etat, du ministère public, des associations ou fondations ayant pour objet la protection de la nature et de l’environnement, d’établissements publics et de collectivités territoriales, auxquels s’ajoute la Haute Autorité environnementale, dont la création est proposée par le rapport Jégouzo. "Car en droit, il existe un principe général : celui qui intente l’action en responsabilité est celui qui subit le dommage et qui a « un intérêt à agir ». On comprend donc qu’en matière de préjudice écologique, la victime est l’environnement lui-même et que la personne intentant l’action en responsabilité agit à sa place, d’où l’idée de les désigner expressément comme le fait le rapport. Ce qui revient d’ailleurs à peu près à l’état du droit actuel".
Quant à la réparation en elle-même, elle doit, selon le rapport, s’effectuer prioritairement en nature. Pourquoi ce choix, quel est son intérêt ? « Cette proposition se base sur le régime de la LRE(3) et elle est adaptée à la spécificité de l’environnement, puisqu’elle prévoit en priorité la remise en état de l’environnement dégradé et, le cas échéant, la réparation des « pertes intermédiaires » survenant entre le dommage et le moment où les mesures de réparation ont produit leurs effets.. Cela permet surtout de limiter la réparation « par équivalent », en clair, en monnaie sonnante et trébuchante, qui pour l’instant prédomine aux cas où cette remise en état n’est pas possible. Il faut dire qu’il est plus simple pour un juge de fixer une somme au titre des dommages et intérêts, même s’il n’a pas la possibilité de vérifier que les sommes sont bien affectées à la réparation du dommage. Ce qui est quand même gênant... » Désormais, la remise en l’état de l’environnement atteint serait donc la règle, ce que mentionnait déjà la LRE. Des dommages et intérêts sont toutefois prévus dans le cadre de la prévention d’un dommage imminent, afin de couvrir les dépenses d’urgence engagées pour éviter ou réduire l’aggravation. De même, des amendes civiles sont préconisées en cas de faute grave, pour dissuader certains acteurs économiques qui pourraient préférer continuer de polluer s’ils en tirent suffisamment profit. Lesquelles amendes seraient allouées à un fonds de réparation environnemental et non plus aux personnes ayant intenté l’action en responsabilité.

Quid des pollutions agricoles ?
Des mesures qui ne sont pas sans rappeler le principe du pollueur-payeur. Oui, on peut considérer que c’est une application de ce principe économique. Ce dernier s’inscrit dans une vision libérale où l’environnement étant considéré comme une externalité, il s’agissait de trouver une manière de le faire entrer dans le jeu du marché. Les applications actuelles de ce principe consistent principalement en taxes. Mais, en matière de responsabilité, , le principe sur lequel s’appuie notamment le rapport Jégouzo est celui figurant dans la Constitution française (art. 4 de la Charte de l’environnement) : « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».
Toutes ces propositions ont-elles des incidences particulières pour l’activité agricole ? Pour Isabelle Doussan, pas vraiment. « Il faut qu’il y ait un lien de causalité entre le dommage et l’action d’un ou de plusieurs auteurs. Or, en matière de pollution agricole, il est très difficile techniquement de déterminer la causalité entre tel taux élevé de nitrate dans les eaux par exemple et l’action de tel ou tel agriculteur. D’ailleurs, la loi LRE, elle, exclut carrément de son champ d’application les dommages causés par une pollution à caractère diffus ».

Gagner en autorité face aux pollueurs
Venons-en à la fameuse Haute Autorité environnementale, qui regrouperait plusieurs organismes existants. Première réaction de Isabelle Doussan : « Ce qui m’a un peu troublée, c’est que le rapport ne fait nullement référence à l’Agence Française de la Biodiversité, dont la création a été annoncée en septembre 2012, lors de la Conférence environnementale. Elle a fait l’objet d’une mission de préfiguration conduite par Jean-Marc Michel et Bernard Chevassus-au-Louis. Et elle est censée être chargée, sur le modèle de l’ADEME, de venir en appui des collectivités locales, des entreprises comme des associations. Dans ce cadre là, la Haute autorité est-elle considérée comme un plus, en ayant vocation à intégrer cette agence ? Je ne sais pas ». Reste que la juriste estime que la création de cette « super agence » vient combler un vide. « Actuellement, dans le jeu, il y a les professionnels – les pollueurs potentiels, pour le dire vite - , les associations, et les représentants de l’Etat. Or cela ne fonctionne pas très bien. Une Haute autorité qui prendrait des compétences actuelles des administrations, notamment sur les questions d’expertise, permettrait de réguler également les nouveaux marchés de l’environnement (en particulier ceux résultant des obligations de compensations écologiques). Ces derniers sont suffisamment sensibles pour légitimer une Autorité Administrative Indépendante (AAI) , à l’instar de la CNIL, l’AMF ou le CSA.. Un « gendarme » qui a l’avantage d’être mixte entre les pouvoirs publics et les parties prenantes et qui aurait plus de poids que les seules administrations face aux grands pollueurs. Sauf que déjà, le ministère de l’Ecologie freine des quatre fers car cette AAI échappe à sa tutelle et risque de lui prendre des compétences.
Enfin, autre bonne idée, mais qui risque de se heurter au problème des moyens : la spécialisation du juge « environnemental ». « Les juges actuels sont déjà noyés par le contentieux. Même si les magistrats qui travaillent sur le domaine de l’environnement disent tous qu’il serait bien plus confortable d’avoir des juges spécialisés, j’ai bien peur que nous butions sur le manque de moyens affectés à l’environnement. A noter quand même que le rapport propose de désigner un nombre restreint de tribunaux spécialisés ».

Une loi en discussions
Résumons. Hormis la confusion possible réparation/responsabilité, qui reste une question de spécialiste, plusieurs points, aux yeux d’Isabelle Doussan, méritent approfondissement et débat. Celui de la causalité, où « il aurait fallu peut-être envisager une sorte de présomption de causalité en cas de dommage diffus, ce que le rapport ne fait pas ». Mais surtout le problème de l’articulation entre ce régime de responsabilité introduit par le rapport et la loi LRE. « Le rapport précise qu’il revient aux plaideurs de décider du régime qui s’applique. Sauf qu’il ne s’agit pas de comparer deux régimes de responsabilité. Car malgré son nom, la Loi relative à la Responsabilité Environnementale ne traite pas de responsabilité ! C’est en fait une police administrative qui permet au préfet d’obliger l’auteur d’un dommage à l’environnement à le réparer. Ce n’est donc pas une action en responsabilité, avec quelqu’un de la société civile par exemple, qui va pouvoir agir directement devant le juge. Tout ce que peuvent faire les gens, c’est saisir le juge administratif au motif que le préfet n’a pas mis en œuvre les pouvoirs que la loi lui reconnaît. Du coup, on ne voit pas bien comment les deux textes vont s’articuler. Admettons qu’un préjudice écologique soit réparé via la loi LRE. Peut-on pour autant poursuivre une action via le code civil ? En clair, un juge civil pourra-t-il accepter de regarder le dossier s’il estime par exemple que le préjudice n’a pas bien été réparé ? » Même problème d’articulation quant aux dommages, dès lors qui touchent à la fois des personnes et l’environnement. Comment distinguer les deux ? « Là encore, ce sera au juge de trancher mais cela risque de poser des problèmes d’application ».
Domaine complexe donc que celui des dommages et des préjudices écologiques et il semble difficile qu’un rapport suffise à résoudre tous les problèmes. Et Isabelle Doussan de conclure : « Justement, si la Haute Autorité environnementale voit le jour, ce peut être un lieu de discussion et de résolution de ce type de difficultés. » En attendant une telle enceinte, il conviendra de suivre de près les résultats de la concertation que souhaite lancer la ministre de la justice, tant avec les parties prenantes qu’avec les parlementaires, notamment sur les questions de l’évaluation des dommages et de l’expertise. Mais il serait utile de suivre aussi l’adoption par l’Assemblée Nationale d’un autre texte, en l’occurrence un amendement proposé par le sénateur Rétailleau, et déjà voté par le Sénat en mai dernier. Son objet ? L’inscription du préjudice écologique dans le code civil !...

(1) Nomenclature des préjudices environnementaux, L.Neyret, G.J.Martin (dir.), Dalloz, 2012.

(2) Voir sur le blog d’Arnaud Gossement, posté le 17 septembre : http://www.arnaudgossement.com/archive/2013/09/16/prejudice-ecologique-les-propositions-du-rapport-du-professe.html

(3) Loi du 1er aout 2008 qui transpose dans le droit français une directive européenne. Cette loi se trouve dans le code de l’environnement et est censée réparer les préjudices écologiques. Jugée trop restrictive, elle n’a jamais été appliquée.

Sources

  • Sur le site du Monde, en pages Planète, le 19 septembre 2013. « Le préjudice écologique bientôt dans le code civil ? »
  • Metronews, 15 septembre 2013. "Corinne Lepage : Une nouvelle loi sur le préjudice écologique ? C’est franchement dangereux ».
  • Journal de l’Environnement, 17 septembre 2013. « Préjudice écologique : le rapport Jégouzo précise le régime de réparation ».


28 Septembre 2013
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