29/11/2010
"Ça ne mange pas de pain !". Novembre 2010
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Cuisine , Goût , Obésité

Goût y es-tu ? La construction du plaisir alimentaire chez les enfants

Au cours de l’émission de novembre 2010 de la Mission Agrobiosciences "Ça ne mange pas de pain ! " consacrée au goût des aliments, Sylvie Berthier recevait Natalie Rigal, psychologue chercheure, spécialiste de la construction du goût chez les enfants. Un entretien au cours duquel il fut question des préférences et des aversions universelles des bambins, de la manière de les amener à goûter divers aliments, afin d’enrichir leur palette gustative, mais aussi, fort de l’échec des recommandations nutritionnelles, de la place grandissante de la notion de la plaisir au coeur des politiques de santé publique.

“Goût y es-tu ? La construction du plaisir alimentaire chez les enfants
Un entretien "Les pieds dans le plat" de Natalie Rigal, réalisé par Sylvie Berthier, de la Mission Agrobiosciences, lors de l’émission "Ça ne mange pas de pain ! " de novembre 2010.

Si partager un repas avec son enfant peut être une vraie partie de plaisir, l’expérience, quotidiennement renouvelée, s’apparente davantage à un fardeau dans certaines familles. Sortis du poulet-frites, du jambon coquillettes et du hamburger, impossible de faire goûter quoi que ce soit d’autre - sans même parler de betterave, de roquefort ou de céleri - à certaines chères têtes blondes ou brunes.
Il faut dire que la construction du goût chez les pitchouns est une affaire complexe, combinant inné, sensibilité sensorielle, environnement familial, social et culturel.
Que faut-il savoir, comment s’y prendre et quelles attitudes éviter pour que la table ne se transforme pas en véritable lieu de conflit ?
Réponses avec Natalie Rigal, psychologue chercheur à l’Université Paris X, auteure de « La naissance du goût » paru en 2000 aux éditions Agnès Vignot, et d’un cahier au titre éponyme téléchargeable, sur le site de la Mission Agrobiosciences.

Sylvie Berthier. Natalie Rigal, que faut-il absolument savoir de la construction du goût chez les enfants ? Par exemple ont-ils, tous, les mêmes préférences ou aversions alimentaires ?
Natalie Rigal. On retrouve chez l’ensemble des enfants des aliments favoris ; en général, des aliments très denses sur le plan énergétique, qui ont donc la capacité de rassasier durablement. Dans cette catégorie, on trouve des desserts avec, en priorité, les glaces, mais aussi les gâteaux et, dans une bien moindre mesure, les yaourts et les fruits. Ces derniers, s’ils ont l’avantage d’être sucrés, manquent de densité pour contenter les enfants. on y trouve également les féculents, qui, en raison de leur forte teneur en sucres lents, ont la capacité durable à calmer la faim.
Concernant les aliments les moins appréciés des enfants, un certain consensus concerne deux catégories de produits : d’abord, ceux très forts en bouche – les fromages forts, le poisson et les condiments, par exemple- ; ensuite, les légumes très certainement en raison de leur très faible densité énergétique. Une étude de terrain a montré que le corps des enfants de 2-3 ans (ce n’est pas intellectualisé) est capable de reconnaître les aliments rassasiants de ceux qui ne le sont pas. Au-delà de ces préférences, qui sont assez universelles, il existe évidemment des différences entre enfants. Elles sont liées, d’une part, à des expériences culturelles particulières – selon les familles, on ne mange pas les mêmes aliments et on a l’habitude d’apprécier les aliments que l’on consomme souvent -, mais aussi à un facteur génétiquement déterminé : la sensibilité gustative et olfactive. On sait que dès les premiers jours de vie, des enfants sont très réceptifs à l’amertume et sont capables, par exemple, de percevoir la quinine à très faible concentration, alors que d’autres ont besoin d’une concentration beaucoup plus forte pour distinguer cette tonalité amère. Les enfants les plus sensibles sur le plan gustatif, notamment à l’amertume, seront les plus difficiles, ultérieurement, dans leurs choix alimentaires.

On connaît l’intérêt de faire goûter aux enfants afin qu’ils enrichissent leur palette gustative. Mais s’ils ne veulent pas goûter, que faut-il faire ou ne pas faire ?
Déjà, il faut savoir qu’il est normal que les enfants aient du mal à goûter ce qu’on leur propose, notamment les aliments nouveaux, car comme toutes les espèces omnivores, le petit de l’homme est réticent à ingérer des produits qu’il ne connaît pas. C’est une façon de se protéger d’une potentielle intoxication. Goûter les aliments, notamment les végétaux qui ont un fort potentiel toxique, relève d’apprentissages. Cette difficulté à goûter est donc normale, au sens de la protection, au sens adaptatif, mais aussi au sens statistique : 75% des enfants entre 2 et 6 ans sont difficiles dans leurs choix alimentaires. Il ne s’agit pas de caprice, d’opposition, de refus ou de rejet familial, mais d’une période normale du développement. Le savoir rassure un peu les parents. Cela permet de mettre un peu moins de drame dans les repas.
La littérature scientifique nous enseigne un certain nombre de stratégies qui semblent efficaces pour aider les enfants à dépasser leurs dégoûts. La méthode la plus simple et la plus efficace reste la consommation répétée, car plus on goûte un aliment plus on l’apprécie. C’est d’ailleurs, certainement, avec ce mécanisme de consommation répétée que nous-mêmes, adultes, en sommes venus à apprécier des sensations que nous rejetions au départ telles que l’alcool, le café, l’amertume du chocolat noir. A force d’en goûter, on a oublié que ces produits nous semblaient déplaisants.

Vous dites qu’il ne faut pas punir ou faire chanter l’enfant sur l’air : « si tu ne goûtes pas ça, tu n’auras pas de dessert ». Y-aurait-il un danger à adopter une telle attitude ?
Non, il ne faut pas exagérer ! Tout ce dont nous parlons jusque-là relève du développement normal, pas de troubles psychiatriques ou de pathologies très particulières que sont l’anorexie ou la boulimie. Alors, danger non, puisque si l’enfant craint de ne pas avoir de dessert, il va goûter, et plus il goûte, plus il apprécie. Cependant pour que cet effet d’une consommation répétée marche bien il faut qu’elle se déroule dans un contexte positif. Les pratiques dont vous parlez se déroulent dans un contexte coercitif de punition, de chantage, de pression… qui risque vraiment de diminuer l’impact positif de cette consommation répétée.
Par ailleurs, il faut essayer, en général, de ne pas décentrer l’enfant, quand il mange, de ses sensations alimentaires, à savoir le goût de l’aliment, son croquant, son odeur, son apparence, mais aussi les sensations de satiété qu’il procure. Car plus on mange avec son corps, avec son sens, avec son ventre, plus on risque d’avoir un comportement alimentaire adapté. Et toutes ces pratiques qui sont « Mange pour faire plaisir à papa, pour faire plaisir à maman, pour avoir du gâteau, pour éviter une punition… » sont des messages qui détournent l’enfant des propriétés même de l’aliment et qui risque de perturber, mais pas au sens de la pathologie, de déréguler le comportement alimentaire de l’enfant.

Après les crises sanitaires comme celle de la vache folle, dans les années 2000, les discours et les débats s’étaient centrés sur la question de la sécurité des aliments. N’avez-vous pas l’impression que la notion de plaisir est remise au goût du jour depuis assez peu finalement. Et pour quelle raison ?
Absolument. Il y a eu une évolution progressive en 10-20 ans, qui a remis au centre des discours la notion de plaisir, de sensorialité et de convivialité autour de l’alimentation. Même les médecins sont d’accord, aujourd’hui, pour dire que la recherche doit surtout se développer sur le comportement alimentaire, et non plus sur les questions nutritionnelles. Pourquoi le plaisir revient au centre des débats ? Très certainement parce qu’on constate que la seule information nutritionnelle ne marche pas. Selon certains auteurs, elle aurait même un effet contre productif. Aux Etats unis, par exemple, plus il y a d’obésité, plus il y a d’informations nutritionnelles. On peut traduire cette réalité par plus il y a d’informations nutritionnelles, plus il y a d’obésité, car on ne sait pas dans quel sens marche le lien. Finalement n’est-ce pas à force d’embêter les gens avec des questions nutritionnelles, qui sont de l’ordre cognitif et non du plaisir, de la sensation, de la faim, de la convivialité, que l’on perturbe les comportements alimentaires des mangeurs ? En revanche, cette notion de plaisir est surtout centrale en France, car la culture française l’a toujours mise cela au centre de son art culinaire. Et puis parce, contrairement à ce qu’on a longtemps pensé dans notre société judéo-chrétienne, le plaisir ne serait pas régulateur. C’est à dire que si on apprend à manger avec plaisir sans culpabilité en respectant ses sensations alimentaires sa faim sa satiété ça ne serait pas le meilleur moyen d’avoir un comportement alimentaire le plus adapté possible : plaisir inné à consommer ce qui est nourrissant et plaisir appris à manger les aliments au départ rejetés, tels que les légumes.

Vous avez récemment travaillé sur le goût d’adolescents obèses. Quelles en sont les grandes conclusions ?
Que l’on peut leur apprendre à apprécier les légumes à force de leur en proposer, de façon répétée, et bien cuisinés. Mais cet apprentissage est plus difficile pour les adolescents les plus sensibles aux composés amers.

Discussion avec les chroniqueurs
Valérie péan. Quand l’enfant est dans l’utérus, est-ce que ce que mange la mère peut avoir une influence sur le comportement alimentaire de l’enfant, plus tard.
Quelques études ont effectivement montré que si, au cours du dernier trimestre de grossesse, la maman consomme de l’ail ou de l’anis, des molécules olfactives très fortes, l’enfant, à sa naissance et quelques temps après, se tournera préférentiellement vers ces odeurs par rapport à des enfants qui ne les auraient pas connues durant leur vie intra-utérine. Ce niveau d’étude est très intéressant parce qu’il montre que l’exposition répétée aux odeurs fonctionne dès la vie intra-utérine. Néanmoins, on n’en est pas à un niveau de preuves pour demander aux femmes enceintes de manger le plus varié possible et être sûr que leur enfant aura un comportement alimentaire très varié.

Lucie Gillot. Concernant les femmes qui allaitent, un certain nombre d’aliments sont proscrits, comme le persil, au risque que le lait aurait un goût trop amer, un drôle de goût. Est-ce prouvé ou de l’ordre de préconisations hypothétiques ?
Un drôle de goût ? Cela dépend dans quel sens on entend le mot goût. Le goût au sens pur comprend quatre saveurs de base : sucré, salé, acide, amer. Effectivement, tous les bébés du monde aiment la saveur sucrée et rejettent l’acidité et l’amertume. Alors, oui, le lait de la maman se parfumant de ce qu’elle consomme, si elle mange des aliments très amers, il pourrait être difficile pour le petit de téter ce lait là. Mais ce n’est pas si simple que cela, parce que l’amertume, finalement, on ne sait pas très bien ce que c’est. Il n’existe pas de molécule de l’amertume, comme il en existe pour l’acidité. On ne sait pas bien ce qui est réellement amer de ce qui ne l’est pas, et on n’est pas vraiment sûr que manger une endive donne un goût amer au lait. Voilà pour la saveur. Mais, finalement, dans les aliments la saveur représente une toute petite quantité de la formation du goût : seulement 20% en moyenne. Les 80% restants sont dus à l’odeur. Prenez l’ail : il a une odeur très forte, mais très peu de saveur. Et là, on sait, qu’il n’y a aucune bonne ou mauvaise odeur universelle, à part peut-être la vanille qui suscite des réponses de plaisir, et les odeurs de protéine en décomposition du déplaisir. Mais le chou, l’ail, tout ce qu’on demande aux mamans de ne pas consommer ne sont pas des odeurs rejetées a priori par le nouveau-né. C’est à force d’apprentissage qu’il va apprendre à les rejeter.. Au contraire, on pourrait dire que si la maman veut habituer son enfant au goût du chou, de l’ail, etc., elle peut commencer à le familiariser à travers l’allaitement. De nombreux travaux scientifiques montrent qu’un des facteurs permettant de d’augmenter les chances qu’un enfant ne sera pas difficile est l’allaitement. Cela ne s’explique pas par une catégorie socioprofessionnelle plus élevée, mais bien parce que le bébé qui boit le lait de sa mère est soumis à un univers olfactif très varié, alors que celui nourrit au biberon a toujours le même goût et la même odeur en bouche, pendant 3 mois voire 6 mois de sa vie.

Gérard Garrigues, cuisinier. Une question sur l’apprentissage des enfants – et peut être des adultes aussi. Est-ce que le fait de faire participer les enfants aux préparations culinaires – je ne parle pas que de la pâtisserie-, pourrait donner envie aux enfants de manger des produits qu’ils ne mangeraient pas sous « la menace » ?
C’est un point très intéressant. Malheureusement, il n’y a pas de travaux scientifiques qui peuvent répondre à cette question. Cependant, de nombreuses observations empiriques ont montré que quand les enfants participent à la préparation des repas, ils ne vont pas forcément aimer ce qu’ils ont confectionné, mais au moins ils vont goûter. Et on a vu combien c’est important. Sachant que l’enfant n’aime pas ce qu’il ne connaît pas, le fait de l’impliquer dans la préparation du repas, est une manière de le familiariser avec l’aliment et tout l’univers qui lui est lié : le contexte dans lequel on l’a acheté, le toucher, les odeurs qui se dégagent pendant la préparation, un partage affectif avec l’adulte, la curiosité de l’expérimentation… Toutes sortes de sensations très importantes pendant l’enfance sont mises à participation pendant la préparation du repas et permettent de familiariser le petit avec le produit. Une fois que l’aliment sera cuisiné, ce n’est plus comme s’il était totalement inconnu. Cette expérimentation lors de la préparation est une autre stratégie que la consommation répétée.

Donc le lien familial est très important
Le partage des savoir-faire… Concernant cette notion de plaisir, on parle beaucoup de la réintroduction de la cuisine à la maison. Mais ce n’est pas si simple, par manque de temps ou le choix de consacrer du temps à d’autres activités… Et parce que de nombreuses personnes ne savent plus faire la cuisine, pour toutes sortes de raisons. Nombre de programmes notamment en faveur des personnes défavorisées, essaient d’inciter les gens à retourner dans la cuisine… avec tout ce que cela peut impliquer sur le plan idéologique et le féminisme comme sous-entendus.

Avec Natalie Rigal, psychologue chercheur

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