03/05/2010
Vient de paraître. Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Mai 2010

Cuisine du Maghreb : quand le design en fait tout un plat ! (interview originale)

Théière Blidi. Une création Younes Design

En janvier dernier, à l’occasion de l’émission spéciale de "Ça ne mange pas de pain !" Arts et alimentation : le festin des muses, Lucie Gillot, de la Mission Agrobiosciences, se rendait à Nègrepelisse pour assister au vernissage de l’exposition Design Maghreb #2, organisée par le Centre de création Art & Design appliqués à l’alimentation, "La Cuisine". En écho à l’exposition réalisée en août 2009 à la galerie Croix-Baragnon de Toulouse, Design Maghreb #2 présentait des créations contemporaines de jeunes designers maghrébins autour de la thématique "S’asseoir et manger". Parmi eux, le designer Younes Duret s’est associé au chef étoilé Fabrice Vulin pour revisiter des objets culinaires emblématiques du Maroc. Une démarche qui interroge - et bouscule - les codes de la gastronomie marocaine... pour mieux la sublimer.

Cuisine du Maghreb : quand le design en fait tout un plat !
Chronique Sur le pouce de "Ça ne mange pas de pain !". Emission de février 2010 "Arts et alimentation. Le festin des muses".

L. Gillot. Younes Duret, vous exposez ici différents objets d’essence marocaine que vous avez revisités. Parmi eux, dans le champ de l’alimentation, vous présentez une théière et un tajine, objets emblématiques de la cuisine du Maroc.
Y. Duret. Il s’agit effectivement d’objets du quotidien. Or c’est bien là, selon moi, le rôle du designer : proposer, pour un objet qui est connu et reconnu, de nouvelles alternatives qu’elles aient trait à sa forme – l’esthétique – ou à sa manipulation - l’utilisation que l’on peut en faire. Mais parmi les créations présentées ici, d’autres sont moins communes. Ainsi, par exemple, la bibliothèque est une forme de déclinaison d’un motif géométrique traditionnel au Maroc, le Zellige, élément décoratif qui est ici détourné pour un autre usage, une autre fonction. Autre exemple, les chaises Atlas, en référence à la chaîne de montagnes. Ces chaises, en forme de vagues comme une succession de deux monts, se composent de plusieurs formes positives et négatives qui s’imbriquent les unes dans les autres. A partir de ces différents modules, on peut créer à loisir une méridienne, un fauteuil ou une simple chaise. L’idée étant de concevoir un produit dont le coût de fabrication est raisonnable et qui peut être utilisé de différentes manières.

Arrêtons-nous un instant sur ce tajine. Quel est son principe ?
Y. Duret. Il s’agit d’un travail que j’ai réalisé avec le chef Fabrice Vulin. Classiquement, un tajine est un plat dans lequel on cuisine, pêle-mêle, des légumes accompagnés de viande, d’épices, etc. Notre objectif était de concevoir un plat qui permette de séparer les différentes saveurs. Le modèle présenté dans cette exposition n’est qu’un prototype : nous avons encore toute une phase de mise au point et de perfectionnement à opérer.
Ce prototype a été confectionné par un artisan de Safi, spécialisé dans la céramique. Ces artisans ont un savoir-faire et une grande capacité à trouver des alternatives permettant de réaliser les objets que les designers ont dans la tête. C’est, pour nous, une facilité d’exécution très agréable lorsque l’on veut créer de nouveaux objets.
F. Vulin. Ce plat à tajine se compose de trois compartiments distincts que l’on empile les uns sur les autres, le tout étant fermé par un couvercle en forme de cloche. Les compartiments sont de tailles différentes, le premier situé à la base étant le plus grand, celui placé à l’extrémité haute, le plus petit. L’intérêt est de proposer une nouvelle forme de préparation du tajine : les produits sont cuisinés ensembles mais dans des compartiments séparés. La cuisson se fait sous cloche, à l’étouffée. Il en résulte un autre mélange des saveurs. Par exemple, dans le test que nous avons réalisé et qui est retracé ici par un film, nous avons préparé un tajine à trois saveurs : en bas, les légumes ; dans le compartiment médium, une tanjia – un plat traditionnel de Marrakech à base de viande ; au sommet, un tfaya, un confit d’oignons au miel et aux épices.

Aujourd’hui samedi 23 janvier se déroulait le vernissage de cette exposition. Pour cette occasion, vous avez conduit un projet de design culinaire autour, pourrait-on dire, de l’acte de déguster des plats marocains. Pouvez-vous nous en parler ?
Y. Duret. J’ai travaillé à l’élaboration d’un plat compartimenté – de la taille d’une assiette – reprenant l’apparence d’un motif traditionnel : le zellige. On retrouve ce motif géométrique typiquement marocain sculpté dans le bois, le plâtre, les mosaïques. L’idée était de le transposer sous forme d’assiette conçue et pensée pour une dégustation, en ce sens que celle-ci se compose de différents éléments dissociables les uns des autres. Chaque élément de ce motif devient une petite coupelle, laquelle peut être détachée de l’ensemble. En totalité, l’assiette se compose de neuf compartiments différents, tous de couleur blanche, l’ensemble étant placé sur un support noir afin de créer par un jeu d’imbrication des différents éléments et d’opposition de couleurs, le motif dans son intégralité [1].
Sur ce plat, Fabrice Vulin est venu déposer, à l’image d’un artisan, des bouchées dont les couleurs offraient un contraste avec celles du support et dont les saveurs, tantôt sucrées, tantôt salées, présentaient différents visages de la cuisine marocaine. Il y avait donc un jeu entre la forme, la couleur et la saveur.
F. Vulin. J’ai composé neuf petites salades : le confit de tomates – plat typiquement marocain – accompagné de gambas ; un tfaya, une tombée d’oignons confits avec un foie de veau ; un taktouka de poivrons [2] avec un filet de rouget ; un zaalouk – un caviar –d’aubergines ; une salade de carottes au cumin ; une salade de courgettes et de chipirons ; un batbout, un pain marocain, farci avec du klii, de la viande séchée et marinée technique utilisée pour conserver la viande ; enfin, il y avait un mhancha [3] aux fruits de mer. Il s’agit de plats traditionnels que l’on retrouve dans différentes régions du Maroc et qui étaient ici rassemblés dans une seule et même assiette [4].

Quelle place tient le design culinaire dans la gastronomie marocaine ?
Y. Duret. Au Maroc, on prépare la nourriture pour manger. Rares sont les chefs qui, à l’instar de Fabrice Vulin, intègrent cette dimension dans leur cuisine. Par ailleurs, la cuisine marocaine a quelques similitudes avec celle française en ce sens que chaque région a sa spécialité. C’est vraiment très particulier.
F. Vulin. Disons que la situation est analogue à celle de la France il y a une trentaine d’années. On fait de la cuisine de terroir et il y a des spécialités par région. Un plat de telle région peut se retrouver ailleurs sous une forme légèrement différente.
Y. Duret. Reste que la recherche et l’expérimentation culinaires telles qu’on les rencontre en France, demeurent anecdotiques au Maroc. Et comme je l’ai dit, rares sont les chefs qui s’inscrivent dans une démarche d’expérimentation. C’était donc pour moi une aubaine de travailler avec Fabrice Vulin, véritable référence au Maroc.

Avant de présenter à Nègrepelisse ce concept de dégustation, vous l’avez, je crois, testé au Maroc. Comment les invités ont-ils réagi ?
Y. Duret. Les participants étaient très surpris. Pour vous donner une idée du décalage produit par cette démarche, je citerai cette phrase de ma mère : « Au début, on ne percevait pas trop le Maroc. Mais dès qu’on le met en bouche, c’est le Maroc. ». Voilà la réaction que nous avons observée. Si la forme géométrique de l’assiette était d’inspiration marocaine, la préparation des aliments, leur dressage évoquaient plutôt la gastronomie occidentale. Mais une fois en bouche, tout un chacun retrouvait des saveurs bien connues. Or c’était bien là notre objectif : proposer quelque chose de nouveau qui respecte, néanmoins, les saveurs traditionnelles. Il ne s’agissait nullement de faire de la cuisine moléculaire mais de présenter sous une forme différente, décalée, des plats emblématiques.
Finalement, l’accueil a été très positif pour une raison relativement simple : chacun pouvait retrouver ce qui fait l’essence même de la cuisine marocaine, ses saveurs. Même si c’était la première fois qu’ils appréhendaient l’art culinaire sous cette forme, une fois la surprise passée, tout le monde s’est accordé pour dire qu’il s’agissait là de plats profondément marocains.
F. Vulin. Par ailleurs, au niveau culinaire, les choses bougent au Maroc. Lorsque je me suis installé à Marrakech, j’étais le seul chef à pratiquer ce type de démarche. Aujourd’hui de nombreux chefs étoilés ouvrent eux-aussi leur restaurant au Maroc et, de fait, la cuisine évolue. Et si nous avons pour ce vernissage mis l’accent sur la cuisine traditionnelle, peut être reviendrons-nous l’an prochain avec un tout autre concept.

Chronique Sur le pouce de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" de février 2010, "Arts et alimentation : le festin des muses".

Illustration. Théière Blidi, une création Younes Design présentée lors de l’exposition Design Maghreb #2.

Younes Duret. Né au Maroc, d’origine franco-marocaine, Younes Duret est diplômé de l’Ecole nationale supérieure de création industrielle de Paris (ENSCI) ; il possède sa propre société de design, Younes Design. En savoir plus
Fabrice Vulin. Chef doublement étoilé au Guide Michelin, Fabrice Vulin est au Maroc depuis quatre ans. Il y dirige Dar Ennasim et El Karmoussa, respectivement un restaurant gastronomique français et un restaurant gastronomique marocain. En savoir plus
La Cuisine. La Cuisine est un Centre de création Art & Design appliqués à l’alimentation situé à Nègrepelisse (Tarn-et-Garonne). En savoir plus

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[2Entrée à base de poivrons grillés, épluchés, découpés en lanières souvent accompagnés de tomate.

[3La mhancha désigne une pastilla de forme spiralée. La garniture est roulée dans des feuilles de brik, le tout étant disposé sous forme de serpentin.

[4Les plats préparés ce jour-là ont été concoctés en collaboration avec le Lycée Hôtelier de Montauriol (Montauban).

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