"L’objectivité du chercheur"
La chronique Le Ventre du monde de Bertil Sylvander, février 2010
Bertil Sylvander. Pendant une partie de ma carrière, je me suis intéressé à la sociologie de l’Alimentation. Un de mes projets de recherche concernait la transformation des comportements d’achats en milieu urbain, ce qui m’a conduit à étudier le développement du rayon « traiteur » dans les supermarchés. Pourquoi et comment les consommateurs se fournissaient-ils à ce rayon ? Qui étaient-ils ? Qu’achetaient-ils ? Plus généralement, ce phénomène était-il en développement ? Appartenait-il à l’alimentation service ou au domaine du luxe ? La réponse aurait une portée très générale !
Pour répondre à cette question, il fallait justement s’en décentrer et l’aborder assez globalement. C’est pourquoi je me suis intéressé aux petits traiteurs, qui étaient censés être dépositaires d’un savoir-faire ancien en la matière. J’ai fait travailler quelques étudiants sur une enquête dans ces points de vente particuliers.
Comme vous le savez, il ne faut pas rester trop éloigné d’un terrain de recherche, même si des enquêteurs travaillent pour vous. C’est pourquoi j’ai tenu à passer moi-même quelques questionnaires. Et je suis tombé ce matin là dans un petit magasin du centre ville, tenu par deux sœurs. Je rentre dans le magasin et je tombe face à une créature de rêve. Brunette, joyeuse, aguichante. Tout en bafouillant, je sors mon guide d’entretien de ma serviette, que je repose à côté des pâtés, dans un plat regorgeant de paella. Après l’avoir nettoyé et présenté mes excuses, je commence à poser mes questions.
Au bout d’un moment, je demande à cette jeune personne qui fait la cuisine, afin de fournir le rayon. Elle se retourne vivement et appelle quelqu’un dans la pièce située à l’arrière du magasin. Je vois alors arriver une autre jeune personne, encore plus belle, plus fraîche, plus aguichante que ma première interlocutrice. Et là, j’avoue ne plus avoir de souvenir précis des évènements subséquents. Je me souviens d’une ambiance générale de plaisir, de rires et d’histoires entrecroisées, au cours desquelles il me semble avoir demandé :
"Et comment s’appelle votre magasin ? "
« Le Gourmand », me répondent-elles en chœur
Et elles me montrent leur plaquette, dont l’emblème essentiel représente la célèbre peinture d’Arcimboldo : un visage rougeaud et épanoui, fait de toutes sortes de légumes, de fruits, de charcuteries et de plats aussi succulents les uns que les autres. Alors là, je suis achevé. Tout ici respire le plaisir de la chère et de la chair. Après une conclusion confuse et bâclée, je me précipite dehors pour me calmer et je cours rédiger un compte rendu provisoire : Oui, bien sûr il y a un énorme potentiel pour ce marché, son vecteur principal étant l’hédonisme et le côté festif et convivial des repas, etc…
Heureusement, une des vertus de la recherche est que ce n’est pas une activité individuelle. Elle donne lieu à exposés, discussions et confrontations. Cela m’a permis un peu plus tard de nuancer mon propos. En fait, l’étude a montré que les clients étaient des gens habitant le centre ville : personnes âgées et étudiants essentiellement et que c’était moins la béatitude des sens qu’ils recherchaient que le dépannage et le service.
Comme quoi, on n’est jamais à l’abri du contexte, lorsqu’on fait de la recherche. Je crois même me souvenir que nous n’étions pas loin de la Saint Valentin. Mais je ne vous dirai pas la suite, ça ne vous regarde pas. En tous cas, Arcimboldo peut se vanter de m’avoir ce jour là emmené assez loin de l’objectivité scientifique.
Chronique Le Ventre du monde de Bertil Sylvander. Emission de "ça ne mange pas de pain !" de février 2010, Arts et alimentation : le festin des muses
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Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- Les malheurs du mangeur : consommateur ou citoyen, faut-il choisir ?. L’Intégrale de "ça ne mange pas de pain !". Au menu : Lecture critique de l’ouvrage "Bon consommateur, mauvais citoyen", peut-on consommer en bonne consciences ; les mangeurs français résistent à l’obésité... Télécharger l’Intégrale PDF
- "Les dualités de l’alimentation contemporaine". Par Jean-Pierre Poulain, sociologue de l’alimentation, Université de Toulouse-Le Mirail.Télécharger le cahier
- La cathédrale, le caddie®, et la caméra : les voies cachées de l’institutionnalisation de la consommation. Entretien avec Dominique Desjeux, anthropologue. Télécharger le PDF de l’intervention
- Pour entendre les signaux faibles. Par Bertil Sylvander, octobre 2007.
- Les Sciences dans la Société : Comment ré-introduire la part du sensible ?. La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées. Séance introduite par le philosophe et généticien, Jacques Lefrançois, le mathématicien François Saint-Pierre et Jean-Pierre Estrampes. Juin 2005. Télécharger le PDF
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
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