14/12/2005
Jean-Claude Kaufmann

Casseroles amour et crises. Ce que cuisiner veut dire. (Sélection d’ouvrage)

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"Sociologie de la sauce au logis.
L’art de manger ensemble se nourrit d’impératifs de plus en plus contradictoires.
C’est une observation que chacun peut faire et qui n’a pas échappé aux fins gourmets de la Mission Agrobiosciences : le repas longuement mitonné (en général par la mater familias), puis servi (par la même) à la famille réunie autour de la table ­ une pratique naguère universelle ou en tout cas de référence, a largement disparu du paysage.

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann, qui s’était déjà intéressé au linge, au premier matin et à quelques autres aspects de la famille et du couple, s’est installé au fond de la cuisine pour observer la maison et ses habitants, et pour comprendre comment on mange aujourd’hui, quand, où, et avec qui. Après Lévi-Strauss, Kaufmann rappelle que « pour qu’un aliment soit bon à manger, il faut qu’il soit bon à penser », que les préceptes alimentaires sont à peu près aussi anciens que la pensée humaine, et que « la Bible peut être lue comme le premier grand guide alimentaire, détaillant pendant des pages ce qui est bon à manger et ce qui ne l’est pas ». Il nous rappelle aussi que la viande de chien dont la seule évocation soulève le coeur de tout Français qui se respecte, était une des viandes préférées des Gaulois. Tout ça pour dire que les préceptes alimentaires ne sont jamais ni rationnels ni diététiques, ils résultent « d’un imaginaire métaphorique régi par sa propre logique interne », et que cela vaut tout aussi bien aujourd’hui pour le « pouvoir d’attirance magique » du « naturel » et du « biologique ».
En allant voir ce qui se passe en cuisine, le sociologue constate que le travail du chef (qui reste le plus souvent une chef) consiste essentiellement à répondre à des impératifs contradictoires, « nourrir et maigrir à la fois » par exemple, ou à se sortir de pièges inextricables. Au hasard, que faire quand la question « Qu’est-ce que vous voulez manger demain ? » provoque une réponse automatique ­ « Ce que tu veux » ­, qui est évidemment un mensonge ? « Manger en famille n’est pas anodin, on n’en sort pas indemne », affirme le chercheur. Même si on cherche à en « assouplir les règles », et même si le modèle du repas organisé autour d’un patriarche tout-puissant à qui on réservait les meilleurs morceaux a été remplacé par une cérémonie qui se déroule autour d’un enfant-roi, voire tyran, le repas reste un rituel et, dans les exemples cités, on voit bien qu’il est toujours le moment où culmine la pathologie (ou éventuellement le bien-être) de la cellule familiale.
Le changement le plus spectaculaire est peut-être le passage d’une culture du fourneau à une culture du frigo. Autrefois, la famille était réunie autour de la table pour les repas, parce que la mère, « armée de ses casseroles et arrimée à son fourneau, s’était donnée corps et âme », mais dans un cadre de règles et de contraintes relativement stables. Aujourd’hui, quasiment à chaque repas, le (la) chef doit faire des choix, « entre dépense et économie, abondance et autocontrôle, plaisirs et diététique », tout en réévaluant en permanence son « degré d’engagement culinaire ». Une responsabilité qui serait insupportable sans ces produits « de plus en plus nombreux qui permettent de faire une cuisine rapide », voire de laisser chacun « se débrouiller avec des aliments individualisés. (...) Le frigo devient roi. Un nouveau modèle d’alimentation s’installe, qui diminue les tensions en même temps que le lien se délite. La vie devient plus fluide, à l’image des nourritures faciles à avaler ». Conséquence de cette déstructuration, on grignote, debout ou devant son ordinateur, et même quand on mange ensemble, on le fait autrement : la table de la salle à manger, trop formelle, a laissé place à la conviviale et polyvalente table de cuisine, ou à la table basse, devant le canapé ou la télévision. « Ne plus rien avoir à se dire n’est pas le pire qui puisse arriver : c’est de ne plus rien ressentir ensemble. C’est pourquoi la nourriture (...) est désormais une arme décisive pour fabriquer la famille, dans ce qu’elle a de plus intime et de plus vivant. »

par Natalie LEVISALLES
Libération, le jeudi 03 novembre 2005.

Jean-Claude Kaufmann, sociologue, directeur de recherche au CNRS (CERLIS, université de Paris 5-Sorbonne) est l’auteur de nombreux livres sur le couple et la vie quotidienne, qui ont connu un large succès et ont été traduits en quinze langues. Notamment La Trame conjugale, où il suit la piste du linge pour analyser le couple ; de même qu’ici il scrute casseroles et tablées pour montrer comment prend vie la famille...

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