Agriculture et biocarburants : une rencontre cœur à cœur
5ème Journée Interrégionale des Ingénieurs Agros - Rouen, 15 Octobre 2005. Une analyse de Jean-Claude Flamant, directeur de la Mission Agrobiosciences (Midi-Pyrénées) "Grand Témoin" invité de la Journée.
Attractivité d’un sujet d’actualité
Les « Agros » de France, fédérés au sein de leurs associations d’anciens élèves, ont eu du nez il y a près d’un an en choisissant le thème des biocarburants comme celui de leur rencontre annuelle : « Les Bioénergies : alternative réelle ou utopie pour nos campagnes ? ». Ils ne pouvaient imaginer que cette 5ème Journée Interrégionale des Ingénieurs Agronomes allait se trouver au cœur de l’actualité. Plus un siège libre dans l’amphi de l’ESIGELEC . Sur la tribune comme dans la salle, du « beau monde », cadres de divers organismes agricoles, consultants, dirigeants de groupes industriels, membres de l’Académie d’Agriculture, le Président du Conseil Régional de Haute-Normandie et des élus de collectivités locales. « Il est venu des gens qui ont fait 300 ou 400 km » souligne, satisfait, Benoît Hornecker, Président du Groupe des Agros de Haute-Normandie, organisateur de la Journée...
Je crois au symbole des lieux. Il n’est pas anodin en effet que cette réunion nationale sur les biocarburants se tienne à Rouen sur le site de la Technopole du Madrillet, au cœur de la première région française de raffinerie pétrolière. Cette question actuelle des bioénergies est aussi au cœur d’une autre préoccupation majeure, celle de l’avenir de l’agriculture en France et en Europe. Ainsi, les agriculteurs, désarçonnés par les réactions de la société à leur égard et par les transformations de la politique agricole, envisagent les bioénergies comme « un nouvel eldorado ». A moins qu’il ne s’agisse que d’une utopie ? C’est la question posée.
L’actualité certes, mais j’entends évoquer pêle-mêle la situation de l’agriculture des années 30, les équipements industriels des raffineries qui datent des années 60, la crise de l’énergie de 1985, et les prévisions de consommations de pétrole à horizon 2030, 2050 et plus ! Parcours sur une durée de plus d’un siècle ! Egalement, voyages aussi la planète : on ne parle pas que de la France ou de l’Ile-de-France, mais aussi du Brésil et de la production d’éthanol à partir de la canne à sucre, des Etats-Unis et de leur capacité de raffinage, ou de la Chine et de son poids potentiel sur la demande, sans oublier la politique européenne - la Directive cadre sur les carburants comme la Politique Agricole Commune.
D’une culture agricole à une culture industrielle
Beaucoup, dans l’assistance, sont venus comme moi pour apprendre et pour comprendre, pour tenter de trouver des repères sur un problème que les médias traitent de manière simplificatrice et réductrice, sur le ton de l’alarme, comme d’autres sujets d’ailleurs tels que l’agriculture, l’alimentation, les technologies du vivant... et aussi l’environnement, la qualité des eaux et de l’atmosphère, la grippe aviaire, etc.
Alors, nous avons eu à absorber quantités de chiffres, des chiffres et encore des chiffres ! J’ai peiné à tout noter sur mes fiches. Ce qui me frappe, derrière cette avalanche, c’est l’ordre de grandeur des volumes évoqués par les intervenants. Avec des unités industrielles de production d’éthanol ou de biodiesel dont le tonnage s’élève à plusieurs centaines de milliers de tonnes - 200.000 tonnes, 500.000 tonnes... - nous sommes loin des volumes qui nous sont familiers lorsqu’il s’agit d’exploitations agricoles ou même des petites et moyennes entreprises de l’agroalimentaire. L’assistance reprend pied lorsqu’il est question des rendements en biocarburant par hectare cultivé. Ainsi 1 hectare de colza, avec un rendement de 35 quintaux de grains, aboutit à 1,3 tonnes de biocarburant et 2 tonnes de tourteaux ; et 1 hectare de betterave a un potentiel de production de 7.500 litres d’éthanol, le double de ce que l’on obtient avec le blé. Car on peut aussi produire de l’éthanol avec cette céréale « noble » qu’est le froment pour le pain, et aussi avec le maïs dont on fait du très bon foie gras dans le sud-ouest. L’agriculture pour le non alimentaire fait moins terroir que pour l’alimentaire !
Mais il n’y a pas que des chiffres et des quantités. Ce dont je prends conscience à la lecture des organigrammes présentés par les intervenants dans leur introduction, c’est la rencontre qui s’est réalisée sur les biocarburants entre le secteur de l’agriculture et celui de l’industrie chimique au cours de ces vingt dernières années. Je me demande si l’on a suffisamment accordé d’attention à l’engagement de certains groupes coopératifs agricoles dans cette voie « non alimentaire ». S’agit-il du signal d’une mutation industrielle de l’agriculture et d’un engagement fort pour le futur ? Difficile de répondre à cette question de manière définitive... Mais de fait, cela signifie que certains leaders agricoles ont intégré une culture industrielle. Je pense à quelques uns d’entre eux que je côtoie dans le sud-ouest, tout particulièrement à Jean-Claude Sabin, fondateur de Sofiprotéol, outre les fonctions qu’il a exercé comme Président de Chambre d’Agriculture et vice-président de l’APCA.
Il faut pointer aussi le rôle de cet acteur particulier qu’est l’Etat, facilitateur de ces évolutions technologiques et de ces investissements économiques - les usines de production d’éthanol ou de biodiesel - qui ne sont possibles que dans la mesure où des décisions de défiscalisation sont prises. D’où les plans « Raffarin », « Villepin 1 » puis « Villepin II » qui sont mentionnés, alors que les réponses à l’appel d’offre du gouvernement auraient permis de produire des quantités nettement supérieures au volume encadré. Alors, Etat facilitateur ou frein des initiatives ? Nous avons entendu dire aussi qu’il n’y avait pas de politique européenne de l’énergie - seulement une Directive cadre sur le pourcentage de biocarburant à inclure dans la dépense énergétique. En fait, contrairement à la Politique Agricole Commune, chaque pays est libre de prendre les mesures qui lui sont propres pour satisfaire les objectifs de la Directive-Cadre. D’où par exemple les différences qui sont soulignées entre la France et ses voisins, l’Allemagne et l’Espagne notamment, beaucoup plus favorables à la production et à la commercialisation de biocarburants. Il me vient à ce propos à l’esprit ce que l’un des dirigeants agricoles d’un grand groupe coopératif toulousain me disait : les agriculteurs allemands peuvent vendre leur huile de colza en bord de route, pas nous !
Des chiffres et des controverses
Alors, oui, nous avons entendu ce matin beaucoup de chiffres - j’y reviens. Et en support à ces chiffres, les experts ont exprimé leurs certitudes. Et les controverses ont surgi à ce propos entre les membres de la table ronde ou de la part de l’assistance. Au fur et à mesure de notre initiation, le sujet des biocarburants est devenu de plus en plus complexe... En fait, comme le souligne Olivier Godard, nous vivons dans un univers de controverses, à la rencontre des controverses scientifiques et des controverses sociétales. C’est pourquoi, nous considérons, à la Mission Agrobiosciences, que l’instruction des controverses a une valeur positive et dynamisante, permettant d’aller plus loin dans la connaissance, pour nous inciter à interroger et à vérifier, pour mieux identifier la nature et la portée des enjeux.
Controverse par exemple sur l’échéance du « peak-oil » . Son principe n’est pas mis en cause : on nous dit avec force qu’il s’agit d’un phénomène inéluctable, que c’est vraiment ce qui va nous arriver... un jour : « J’ai des mauvaises nouvelles à vous annoncer ! » déclare Maurice Dohy, directeur de l’Agrice-Ademe . D’accord, mais alors c’est déjà maintenant comme certains l’affirment sur un ton dramatique ? Ou sinon demain... en 2030 ? ou après-demain... en 2050 ? ou même encore plus tard ? Thierry Vexiaux, directeur de la stratégie au Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable, nous présente un schéma particulièrement significatif de différents scénarios possibles de survenue du « peak-oil », avec des échéances qui présentent des écarts de cinquante ans ! Pas facile pour la décision publique à l’échelle d’un mandat d’élu !
Et puis, la conscience progresse dans la tête de l’assistance que les orateurs se réclament de deux enjeux différents pour le futur qu’il importe de distinguer : d’une part celui de la limitation des ressources d’énergie fossile, d’autre part celui de l’émission de CO2 avec ses conséquences sur le climat ? Evidemment les deux sont liés, mais ce n’est pas la même chose quant aux mesures à prendre !
Quelques questions concrètes pour accompagner les grands enjeux par des pratiques d’utilisation :
- « Quelle quantité de biodiesel peut-on inclure dans le carburant de monsieur tout le monde ? »
- « On ne peut pas dépasser 5 à 10% ».
- « Faux, à 30% ça marche ! ».
- « En fait, comme on ne veut pas prendre de risque avec les moteurs, c’est pourquoi on se limite à un taux bas pour du carburant disponible à la pompe ».
- « Mais s’il s’agit d’un parc « captif », on peut aller à 30%, comme par exemple le parc de transport en commun d’une ville, à l’exemple de Strasbourg ».
Mais peut-on dire ça à propos de tous les moteurs ? Non, car apprend-on, il n’y aurait pas de problème avec les moteurs d’une certaine marque française. Mais sur les tracteurs on a plus de problèmes avec ceux de la dernière génération. Pour les anciens modèles, on peut mettre tout ce que l’on veut dedans. Et même, rappelle-t-on, nombreux sont les agriculteurs qui avaient l’habitude d’utiliser ainsi leur huile de vidange ! Le débat se déplace en évoquant un autre sujet sensible pour la société : la pollution atmosphérique. Si, comme il y a trente ou quarante ans, on n’avait pas aujourd’hui ce souci, ça serait sans problème pour une utilisation directe des huiles de toutes origines :
- « Sinon, vous allez avoir un nuage de fumée noire à l’arrière ! ».
- « Finalement, pour progresser dans l’introduction d’un plus grand pourcentage d’huile ou de biodiesel, ce n’est pas tant le moteur qui est en cause que les pompes ! Et donc la solution est en Allemagne qui a un quasi monopole de conception des pompes à injection ! ». C’est le « motoriste » de la table ronde, Jean-Jacques Milési (directeur général ETSM ) qui nous introduit ainsi à la technologie des véhicules d’aujourd’hui .
Mais, attention, cette question relative à la quantité d’huile admissible dans les moteurs révèle qu’il est indispensable de faire la distinction entre l’huile brute, le biodiesel, et l’éthanol, tous certes des biocarburants mais avec des technologies de production et des conditions d’utilisation totalement différentes. On apprend vraiment beaucoup de choses dans ces débats ! J’entends même, au détour de ces échanges, que les biocarburants pourraient être de bons débouchés pour les déchets animaux dont on ne sait plus que faire depuis la crise de la vache folle.
Pourquoi produire des biocarburants ?
Et l’agriculture dans tout ça ? Yves Egal (Groupe Environnement des Agros) déclenche des remous dans l’assistance en s’interrogeant à haute voix sur les vraies raisons de cet intérêt pour les biocarburants. S’agit-il vraiment d’un problème énergétique ou bien les mesures actuelles ne sont-elles prises que pour sauver la Politique Agricole Commune ? - Je me demande : « Serait-ce alors la raison pour laquelle certains dirigeants agricoles se sont fait les avocats de la production d’énergie par l’agriculture ? » - Quelqu’un lui rappelle, depuis la salle, qu’à l’origine, effectivement, l’instauration de la jachère, au cours des années 80, avait fait surgir dans la tête des négociateurs agricoles que ces surfaces réputées « inutiles » pour la production alimentaire pourraient être valorisées à d’autres fins, afin de lever une contrainte qui apparaissait scandaleuse à une profession qui s’était construite et organisée dans une logique de servir la société - d’où la notion de « jachère énergie ». Mais aujourd’hui, les enjeux et les nécessités des économies d’énergie rejoignent ceux de l’agriculture. Et si les prévisions à moyen terme sont exactes, il faut se préparer à ce que les prix respectifs du pétrole brut et des biocarburants se rejoignent à terme. La question des exemptions fiscales ne se poserait donc plus.
Ce dont il s’agit, c’est en quelque sorte « d’amorcer la pompe ». Certains considèrent que la hausse actuelle des prix pourrait être seulement conjoncturelle et que les prix du pétrole pourraient redescendre à court terme, avec un apaisement politique au Venezuela ou en Irak ou encore la réalisation de nouveaux investissements industriels de raffinage du brut, mais les investissements industriels pour les biocarburants auraient été réalisés et cet acquis se révélera essentiel dans une perspective de plus long terme. L’élévation rapide de ces derniers mois a agi comme catalyseur d’une prise de conscience des enjeux fondamentaux, prise de conscience que n’avait pas provoqué la crise des années 80 avec un prix du pétrole pourtant plus élevé que le prix actuel en dollars constants. En fait, il ne s’agit pas aujourd’hui de substituer les biocarburants au pétrole : la vocation de ceux-ci est d’abord d’introduire un élément de souplesse dans l’approvisionnement énergétique : ce que l’on recherche c’est une capacité de meilleure régulation. Et déjà, les cours du colza sont en relation avec les cours du pétrole. L’approche systémique révèle bien qu’il faut s’intéresser aux propriétés générales des systèmes en envisageant à la fois le niveau de performance, la capacité d’adaptation aux aléas, la durabilité...
Question : « La production de biocarburants n’est-elle pas coûteuse en carburants fossiles ? ». « Non, répond le directeur d’Agrice car, dans les calculs, on fait l’hypothèse que la production de biocarburants est réalisée en faisant appel à des biocarburants ». Prenons conscience que, par conséquent, nous nous retrouvons dans la situation qui était celle de la culture attelée où la force de traction pour réaliser les cultures nécessitait qu’une portion de la surface de l’exploitation soit consacrée à l’alimentation du cheval ou de la paire de bœufs ! Parmi l’assistance, un ancien élève de l’Agro de Toulouse met pourtant en cause les paramètres du calcul du Ministère, et donc les conclusions quant à l’efficacité et à l’intérêt de l’option en faveur des biocarburants. Toujours la controverse !
J’ai pointé tout à l’heure qu’une particularité de cette question des biocarburants était qu’elle était portée par des groupes coopératifs agricoles s’investissant dans une logique industrielle. Mais cette logique industrielle ne va-t-elle pas devenir dominante, en ce sens que c’est la recherche de la matière première à moindre coût qui prédominera par rapport aux besoins d’une agriculture locale portée par les groupes coopératifs liés au territoire tout autant qu’au marché ? Pour aller dans ce sens, remarquons que les sites des usines de trituration sont choisis plus en rapport avec des facilités d’importations portuaires qu’avec des bassins d’approvisionnement agricole en colza ou en tournesol. De même, « nous sommes passés de l’usine au bout du champ à l’usine à côté de la raffinerie » nous explique le patron du Groupe agricole « Terreos », Georges Alard. Logique industrielle qui a conduit son groupe à investir au Brésil après le rachat de Béghin-Say qui avait là-bas des actifs. En fait, avec cette production de biodiesel et d’éthanol, nous restons du point de vue agricole dans une logique de « filière longue » au même titre que les grandes productions agro-alimentaires de masse. Et en contraste avec cette logique de filière longue, on trouve, comme pour l’agro-alimentaire, des logiques de filière courte, se traduisant par des choix individuels de production de son carburant sur l’exploitation agricole elle-même, avec des transformations des tourteaux par un élevage. Et on parle même de l’utilisation d’huile de colza achetée en bouteille en super marché !
Rouler ou manger ?
Alors comment cette question des biocarburants interfère-t-elle dans le débat sur le futur de l’agriculture ? Faudra-t-il choisir : « Rouler ou Manger » ? Non répond Pascale Lautecaze (ONIC) : « Dans les limites d’une contribution de l’agriculture à la diversification des ressources énergétiques, les surfaces actuellement en jachère apportent les contributions nécessaires ». Guy Paillotin (Académie d’Agriculture) vient en appui en faisant appel aux calculs relatifs à l’efficacité de la photosynthèse. Car dans cette logique des biocarburants c’est bien la valorisation de l’énergie solaire actuelle qui est en jeu et non plus celle accumulée au cours des ères qui nous ont précédé sur terre.
Dans un contexte où les agriculteurs s’interrogent sur leur place dans la société, dans l’état d’esprit qui est aujourd’hui le leur, marqué par le désarroi, par les incertitudes de la politique agricole, je remarque que cette question des biocarburants est souvent évoquée dans les débats tels que ceux de Marciac comme constituant un facteur éminemment favorable, un horizon redonnant du tonus à la prise de parole des agriculteurs .
Je crois aux symboles, je le disais en ouverture. Et bien le biocarburant fonctionne comme le symbole d’une possibilité d’avenir meilleur pour les agriculteurs... S’agit-il d’un rêve, d’une utopie ou d’un nouvel eldorado ? « Un eldorado ? Non ! Une opportunité à saisir ? Oui ! » commente Guy Paillotin. Quelles que soient les questions non résolues et la complexité des problèmes évoqués, finalement je ne peux m’empêcher de conclure : « Les biocarburants, ça fait chaud au coeur... c’est bon pour le moral ! ».
(1) ESIGELEC : Ecole supérieure d’ingénieurs en génie électrique, Technopole du Madrillet (Saint-Etienne du Rouvray)
(2) Peak-oil : Le « peak-oil » est le moment où le volume d’extraction de pétrole dans le monde atteint son niveau le plus élevé et commence à décliner-
(3) Agrice : GIS « Agriculture pour la Chimie et l’Energie »
(4) ETSM : Expertises Technologies et Services
(5) Ceci permet de mentionner au passage que Rouen a été sélectionné comme Pôle de Compétitivité dans la technologie des moteurs : une « Motor Valley » a été labellisée.
(6) Voir à ce sujet la note de conjoncture agricole de l’APCA de juin 2005 : « Colza, le triomphe ». :-
(7) Lire « Marchés et Territoires » par Philippe Lacombe, Quatrième Université d’Eté de l’Innovation Rurale, Marciac, août 1998- Publication Mission Agrobiosciences.
Pour en savoir plus via le Web :
Ingénieurs de l’Agro-
Union Nationale des Ingénieurs Agronomes (UNIA)-