05/06/2008
100 Grands entretiens de la Mission Agrobiosciences : l’actualité des questions de société éclairées par les Sciences Humaines.
Nature du document: Entretiens

Jean-Marc Moriceau : Le loup à la fois révélateur de l’histoire des hommes et de l’histoire de la ruralité

Au cours de cet entretien, le premier de 100 Grands entretiens(1) sur l’actualité des questions de société éclairées par les sciences humaines, Jean-Marc Moriceau, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, aujourd’hui professeur d’histoire moderne à l’Université de Caen, Directeur de la revue internationale Histoire et Sociétés Rurales qui anime avec le géographe Philippe Madeline le séminaire Pôle rural de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’Université de Caen, s’intéresse aux rapports entre la société et la faune sauvage. Jean-Marc Moriceau revient sur la problématique soulevée par son ouvrage Histoire du méchant loup. Il montre en quoi le loup est révélateur de notre propre histoire, de notre relation avec l’espace dans le temps et de nos jours. Dans un deuxième temps, Jean-Marc Moriceau aborde la méthode et le métier d’historien, il décrit l’importance et la place de l’histoire rurale en France et en Europe.

Jacques Rochefort  : Qu’est-ce qui a motivé cet ouvrage sur le loup ?

Jean-Marc Moriceau : Les raisons sont multiples. La première raison c’est de vouloir contribuer à un dialogue social. Faire entrer l’historien dans l’arène de la vie publique en montrant que son travail peut avoir un intérêt pour l’actualité sur les questions de l’environnement et les rapports de l’homme et la société aujourd’hui. Une place qui n’est pas réservée qu’aux historiens du très contemporain, mais que peuvent occuper des historiens d’époques plus anciennes et notamment ceux de l’époque moderne et de d’Ancien Régime.
la seconde raison est circonstancielle. Le débat autour des grands prédateurs a pris de la virulence avec le retour du loup dans les Alpes en 1992 - 1993, et dans ce débat passionnel les points de vue opposés ont en quelque sorte instrumentalisé le passé au service d’une cause. Soit pour soutenir le retour du loup, soit pour l’éradiquer. Dans ce contexte, le passé fait l’objet d’une appréciation singulière : soit il a été nié en bloc soit il a été utilisé à partir de travaux ponctuels, et souvent de seconde main, qui ont été jetés sans contextualisation et de façon fragmentaire dans le débat. C’était là l’occasion de faire une synthèse nationale des travaux existants depuis plus d’un siècle et d’apporter un regard vraiment scientifique, éloigné de tout parti pris.
Une troisième raison est liée à l’image du loup qui a traversé les siècles, notamment en France et qui est une image négative. Le loup a longtemps été considéré comme le pire ennemi du bétail et même comme un prédateur dangereux pour l’homme. Pour des raisons que l’on peut comprendre, un certain nombre de défenseurs du loup ont voulu combattre cette image, et dans ce souci quelques-uns sont allés jusqu’à la nier, avec des arguments fallacieux et quelquefois à l’emporte pièce. Leur remise en cause a été jusqu’à contester le travail de l’historien, la crédibilité des sources de l’histoire et la légitimité du discours d’un historien sur cet animal sauvage.
Pour ces trois raisons, j’ai voulu prendre à bras le corps ce problème dans son angle le plus délicat qui est celui quasiment tabou : Quelle a été la dangerosité réelle du loup vis à vis de l’homme, quelles en ont été les conséquences et les manifestations ?

J.R. : Dans l’imaginaire actuel que représente le loup ?

J.-M.M.  : Le loup représente une image bivalente. Il y a une image qui se développe depuis vingt à trente ans, qui a pignon sur rue, celle de la biodiversité, une image positive. De l’importance de la présence de canis lupus dépend la qualité des relations entre l’homme et son environnement. Le loup est donc un marqueur de la qualité de la biodiversité. C’est une image tout à fait récente, politiquement correcte, largement plébiscitée par les défenseurs de l’environnement. Au sein de l’opinion publique, un décalage croissant s’instaure avec la perception traditionnelle du loup dangereux pour l’économie comme pour la société. Notre imaginaire est donc très contrasté.

J.R. : Vous n’en faites pas un bouc émissaire ?

J.-M.M. : Non justement, je pense que le rôle de l’historien est de considérer le loup dans son contexte social et environnemental. Dans cette perspective le loup est bien plus un révélateur des tensions et des relations entre l’homme et l’espace qu’un simple bouc émissaire.

J.R. : Dans votre ouvrage l’on parle du loup, de la bête, des chiens-loups... est-ce que vous pourriez préciser ces multiples dénominations ?

J.-M.M. : Ces différentes dénominations correspondent en fait à la double signification du loup dangereux. D’une part, ce loup dangereux est un loup enragé, perturbé par la maladie avec un comportement totalement anormal. Il se jette alors sur tous les êtres vivants qu’il rencontre pendant quelques heures, causant des lésions terribles qui ont entraîné la rage, maladie incurable pendant très longtemps. Mais il y a un autre type de loup dangereux qui est le loup prédateur, qui occasionnellement a pu attaquer l’homme pour le consommer, pour le dévorer. Alors que le premier ne faisait que le mordre et le défigurer. Et ce loup prédateur frappait de stupeur les populations dans la mesure où son importance était relative, peut-être 1% ou 2% des loups pouvaient attaquer l’homme, ce qui était faible, 98% ne l’attaquaient pas. Et, dans des situations où l’on rencontrait ces loups prédateurs les populations étaient désemparées et considéraient qu’il y avait une anomalie avec le rapport naturel entre l’homme et l’animal. Pour désigner l’agresseur et le mettre à part des loups ordinaires qu’ils connaissaient et qui attaquaient le bétail et pas l’homme, ils préféraient recourir dans certains cas à une autre dénomination. Quand ces attaques de loups étaient répétées et qu’on n’arrivait pas à y mettre fin la désignation de bête s’imposait. Cela avait une connotation un peu mystique, montrant d’une manière anthropologique une sorte de transgression grave de l’ordre de l’univers entre l’homme et l’animal sauvage.

J.R. : En quoi le loup est-il le révélateur de l’histoire des hommes ?

J.-M.M. : Par ses attaques le loup s’insinue dans les maillons fragiles de l’organisation sociale et de l’organisation spatiale. En effet, pour pouvoir subsister et se développer, il sait que l’homme est son premier concurrent, son premier adversaire, qu’il lui est généralement supérieur, mais dans des contextes particuliers il sait mettre à profit les situations de vulnérabilité de son concurrent. Et les attaques du loup sur l’homme sont révélatrices des dysfonctionnements de la société rurale et en même temps des contradictions de l’occupation de l’espace. Par exemple le fait d’utiliser des enfants comme aides familiaux entre 4 ans et 15 ans non seulement pour des tâches artisanales et commerciales, mais surtout pour des tâches culturales et de gardiennage du bétail. Ce gardiennage s’effectue dans des pâturages qui se trouvent souvent en moyenne montagne et en région de plaine. Ils sont entourés par des bois à l’écart des maisons et ils assurent une situation de vulnérabilité à l’homme qui apparaît derrière des catégories faibles. Les attaques du loup mettent à jour un fonctionnement de la société, une situation concurrentielle dans l’occupation de l’espace où les situations de faiblesse de l’homme apparaissent au premier plan.

J.R. : Cela veut-il dire que suivant les époques, notamment l’Ancien régime que vous évoquez, les représentations du loup ont évolué ?

J.-M.M. : L’occupation de l’espace qui a été maximale à partir du XIIIème siècle, et avec des fluctuations jusqu’au milieu du XIXème siècle, de 1300 à 1850, le calendrier agropastoral pour expliquer les activités dans l’année et en même temps l’étendue des activités agraires, d’élevage et industrielles a été très dense dans les campagnes pendant cette période très longue. La situation de rencontre, de conflit entre l’homme qui occupait l’espace rural, davantage qu’aujourd’hui, et le loup, qui était beaucoup plus dense car il y avait entre 15 000 et 20 000 loups en France, était sinon permanente, du moins très fréquente.

J.R. : Si le loup ne constitue plus une menace de nos jours, lorsque votre ouvrage a paru avez-vous pu mesurer les réactions des pro et des anti-loups ?

J.-M.M. : L’ouvrage avait été précédé d’articles scientifiques. Dans la revue L’Histoire « le loup mangeur d’hommes » qui avait suscité des échos, un article dans la Revue française de généalogie parce que beaucoup de généalogistes m’ont aidé dans mes recherches en traquant les archives paroissiales en recherchant des victimes de loups ; et cet article de revue avait été publié sur un site internet déchaînant une sorte de hantise des pro-loups à l’égard de l’ouvrage. Quand le livre a paru, il y a eu un moment de silence où l’importance de la démonstration, le fait qu’il y est 87 départements concernés, plus de 3 000 attaques enregistrées, a imposé un moment de réflexion. Après ce court moment de réflexion, les pro-loups se sont partagés en deux. Une partie, a considéré que dans l’ouvrage avec sa contextualisation, il y avait matière à reconnaître la dangerosité du loup dans un certain contexte et certains d’entre eux la connaissaient sans l’avoir mesurée et sans avoir bien mesuré les conséquences sur le plan européen. En revanche, des pro-loups, souvent non scientifiques, des amateurs au sein de l’opinion publique mais fervents défenseurs de l’animal, ont refusé tout discours et tout débat en condamnant à l’avance toute analyse sur la dangerosité de l’animal parce qu’elle risquait de compromettre à leurs yeux le retour naturel du loup aujourd’hui. Une partie des défenseurs du loup ont associé la place de l’animal aujourd’hui à un discours systématiquement positif sur l’animal à travers tous les contextes. Et donc, une critique très sévère du travail des historiens.

J.R. : A travers votre démarche, si nous reprenons les discussions autour de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, nous nous retrouvons devant un véritable débat de société ?

J.-M.M. : Il apparaissait intéressant d’aborder cette question en tant qu’historien. Ce sont souvent des sociologues, parfois des géographes qui l’abordent mais rarement des historiens. Et surtout pas des historiens d’époques anciennes, en dehors des historiens de la seconde Guerre mondiale, des historiens de la décolonisation, qui s’exposent quand ils font des conférences, quand ils présentent leurs travaux aux réactions de survivants aux témoins. Les autres historiens, 80% de notre « tribu », peuvent travailler en circuit fermé, sans risques de contradictions puisque les seuls contradicteurs seront leurs pairs ou leurs élèves. Il m’apparaissait intéressant ici de m’exposer pour montrer l’intérêt de l’histoire et en même temps de préciser les règles de la méthode, c’est-à-dire quelles sont les sources dont on dispose comment les utiliser, les rassembler et les analyser.

J.R. : Il est intéressant d’observer la manière dont un historien de l’époque moderne peut susciter un écho autour d’une question devenue contemporaine.

J.-M.M. : Le pari était d’abord de sortir l’historien de sa propre discipline, avec un objet qui l’oblige à travailler avec d’autres disciplines. D’abord les sciences humaines, avec des sociologues et des géographes, mais aussi les sciences de la vie, comme la biologie, la médecine ; et en faisant ce livre, un biologiste m’a aidé à relire et interpréter une série de données et des vétérinaires m’ont relu dans la partie consacrée à la rage. En partant du terrain propre à une science dite humaine le loup permet de briser les clivages interdisciplinaires au-delà même des sciences humaines. Et puis, autre préoccupation, celle d’élargir la réception en touchant des publics qui ne liraient pas nécessairement les historiens, et encore moins les historiens professionnels. de fait, ce nouveau public, a réagi, dans des sens contraires. La plupart des lecteurs ont apporté des éléments de réflexion, des interrogations et surtout des données documentaires dont je viens de tenir compte dans la seconde édition de L’Histoire du Méchant loup. Mais certains, surtout sur les sites internet où la liberté de ton est très grande, ont réagi impulsivement, sans avoir lu le livre, ni même jeté un oeil à la 4è de couverture ou au sommaire. Malgré tout, même parmi ces réactions qui me paraissent les plus épidermiques et les plus injustifiées je trouve qu’une partie de ces critiques convient le scientifique honnête à préciser davantage son discours de façon claire et ouverte.

J.R. : Avant d’aborder une partie davantage consacrée à la méthode et au métier d’historien, vous allez publier à la fin du mois de juin 2008, un ouvrage consacré à la Bête du Gévaudan, thème que vous aviez abordé dans l’ouvrage sur le loup. Quelle continuité et quelle différence par rapport au livre sur le loup ? Et quoi de nouveau sur la Bête ?

J.-M.M. : L’ouvrage sur la Bête du Gévaudan me permet de reprendre la question des rapports entre l’homme et le loup dans une autre perspective. Dans L’Histoire du méchant loup, j’ai fait une synthèse nationale et j’ai vu à un échelon interrégional sur le temps long ces questions d’une manière quantitative, cartographiée et comparative. En revanche, pour la Bête du Gévaudan j’ai voulu envisager une affaire très médiatique, très localisée, correspondant à trois années dans une région bien particulière de l’Auvergne qu’on oublie trop souvent, le Gévaudan à l’époque de Louis XV. Il s’agit de la même question mais vue d’en bas alors que je l’avais abordé sur de multiples échelles dans le « Méchant loup » . Il y a donc un déplacement de la prise d’observation. Le deuxième intérêt, était de comprendre pourquoi au milieu du XVIIIème siècle, cet événement avait pris tant de place dans l’opinion et dans son exploitation médiatique par la suite. C’est en regardant, en relisant avec mes yeux d’historien les sources qui existaient que j’ai pu comprendre finalement l’originalité de l’événement. J’étais parti de la banalisation de l’événement à travers toute une série d’attaques de grandes bêtes que j’avais évoquées précédemment et mon point de vue de départ était qu’il fallait relativiser. En ayant retravaillé sur ce dossier qui est l’un des plus sérieux et des plus complets dont on dispose chez les historiens concernant les attaques des loups sur l’homme, je me suis rendu compte qu’au contraire, il y avait une originalité profonde de cette Bête du Gévaudan et qu’elle était un révélateur des rapports entre l’homme et le loup mais aussi d’un état de la société et de l’environnement dans un secteur bien particulier de la France du XVIIIème siècle lancé dans les Lumières et le progrès agricole mais qui dans le cadre de l’Auvergne et du Gévaudan demeure dans un secteur très replié, extrêmement écarté. Nous sommes dans un pays oublié de la croissance, où l’on parle le patois, où les communications sont très mauvaises, où les conditions environnementales sont infectes, où la population est aux limites de la misère. Et cette Bête du Gévaudan est révélatrice des écarts culturels de la France en voie de développement.

J.R. : Vous revisitez tout ce qui a été dit sur le phénomène de la Bête du Gévaudan ?

J.-M.M. : Mon premier propos est une relecture en tant qu’historien de la documentation, une histoire au ras du sol, épisode par épisode, étape par étape pour comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans l’histoire, les enjeux, mais également les acteurs, les relais d’influence, et les transformations de l’affaire du début jusqu’à la fin. Dans un second temps, qui fait l’objet d’un important chapitre conclusif, c’est de voir ce que cette Bête nous apporte pour comprendre une époque, une société du XVIIIème siècle mais aussi la perception que nous en avons au XXIème siècle, notamment avec la transformation des rapports que l’on a avec l’imaginaire du loup puisqu’à partir de la fin des attaques du loup sur l’homme suite à l’extermination de l’animal à la fin du XIXème siècle, l’imaginaire est devenu de plus en plus détaché des réalités à telle enseigne qu’au XXème siècle il n’avait plus de raison d’être négatif puisque depuis deux ou trois générations aucun exemple de nocivité sur l’homme n’avait pu être attesté.

J.R. : Venons-en à la méthode et au métier d’historien : à quelle école historique vous rattachez-vous ? Quels sont vos grands maîtres, vos grands ancêtres ?

J.-M.M. : Ils sont de deux types. D’une part, je dirais Marc Bloch, Ernest Labrousse, Jean Meuvret, les historiens de l’économie de la société qui quantifient, ce qui me paraît vraiment important. Il faut relativiser, il faut voir la représentativité des évènements dans le temps et dans l’espace. D’autre part, des historiens comme Lucien Febvre ou Fernand Braudel qui essayent de mettre les faits économiques en relation avec des faits de mentalité. Enfin une troisième source d’inspiration très forte, c’est la géographie, parce que dans tous mes livres et particulièrement dans ceux là je ne peux pas raisonner sans faire référence à l’espace et à différentes échelles d’explications. A une très grande échelle : le loup dans les villages, les loups dans les vallées, ... jusqu’à la très petite échelle, celle de l’interrégional ou de l’international, les zones les plus sensibles, les départements les plus vulnérables à ce risque en passant par une échelle d’analyse locale et régionale. Donc ces trois éléments l’histoire socio-économique, quantitative, l’histoire socioculturelle qualitative et la géographie historique, rurale correspondent à mes trois directions les plus fortes.

J.R. : On perçoit bien évidemment à travers vos travaux l’interpénétration avec la géographie et l’on pense aux travaux que vous menez avec Philippe Madeline.

J.-M.M. : Philippe Madeline joue un rôle actif depuis plusieurs années dans le renouvellement de la géographie rurale et, plus largement, dans la valorisation des études rurales. Comme ami, il est le premier relecteur de mes ouvrages. Ensemble nous discutons régulièrement de nos analyses réciproques. Le séminaire que nous codirigeons, et qui arrive à sa 15è année de fonctionnement, assure des croisements de perspectives féconds. La dynamique que l’on essaye d’impulser au Pôle Rural de l’Université de Caen, en développant une culture commune historien-géographe autour de la ruralité, résolument interdisciplinaire, est très attractive. Elle n’est pas étrangère aux préoccupations que l’on trouve dans mes livres.

J.R. : Vous réhabilitez dans votre livre le rôle des archives et l’action des plus remarquables du clergé d’Ancien Régime souvent oublié a de nos jours. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

J.-M.M. : Le fait que je sois un historien de l’Ancien Régime me permet de réévaluer cette place du clergé. Le clergé constitue une grande partie de mes informateurs. Il s’agit de curés de paroisses ou de vicaires qui ont rédigé des registres de mariages, baptêmes ou sépultures. Ils étaient des acteurs les plus attentifs aux réalités rurales et étaient souvent bons connaisseurs de l’environnement. Ce rôle du clergé n’est plus à une époque où le clergé s’est cantonné à une mission spirituelle et où la déchristianisation a réduit son impact sur la société. Du XIIIème au XVIIIème siècle le clergé a joué un rôle social sans commune mesure avec celui d’aujourd’hui. Et d’autant plus important, qu’il y avait entre 30 et 40 000 paroisses en France qui étaient administrées non seulement par un curé, quelques vicaires et des prêtres. Ce noyau d’ecclésiastiques était au courant de tout ce qui se passait dans les villages et en même temps était ancré dans la vie rurale comme percepteur de grains, de bétail ; il recevait des fermages ou des dîmes, en mouton, en veaux, en cochons et puis ce clergé rural était souvent chasseur, certains ecclésiastiques possédaient un fusil, participaient aux battues, et on leur doit même quelques traités de chasse au loup. A la campagne, le curé était au contact de la faune sauvage et il connaissait infiniment mieux les loups que la plupart de nos contemporains. Enfin ce clergé était lettré et cultivé, il lisait et il constituait un intermédiaire culturel entre les campagnes et les villes. Enfin en tant qu’administrateur des sacrements, leur position spirituelle est très utile aussi à l’historien. En effet, quand il y avait des cas de morts subites ils ne pouvaient pas donner la communion ni l’extrême onction et ils expliquaient souvent les raisons de ces morts accidentelles. Les crimes ou bien les chutes ou les noyades qui constituent les mortalités les plus importants apparaissent dans les registres depuis le XVIème siècle, mais aussi les attaques de loups, loup enragé ou loup prédateur. Dans 40 000 paroisses, les curés tenaient des registres et même si nous avons beaucoup de disparitions, nous avons des millions d’actes à dépouiller et je pense que, grâce aux généalogistes j’ai pu entrevoir 5 à 6 millions d’actes pour retrouver plus de 3 000 actes de sépultures.
La richesse et la concordance des sources de l’historien assurent la crédibilité du discours. Ce que j’essaye de montrer au grand public dans l’ouvrage c’est le sens de la vérité en histoire. Or, un fait historique c’est une donnée qui s’appuie sur des sources, en général manuscrites, parfois imprimées, parfois orales mais qui sont critiquées, comparées, corrélées, et qui sont souvent associées. J’ai donc exposé dans le livre l’éventail des principales catégories de sources et leur évolution dans le temps pour que le public puisse savoir que l’historien travaille sur des sources administratives comme les primes de chasse, comme les ordonnances qui permettaient la lutte contre les loups mais aussi des sources médicales comme les entrées dans des Hôtels Dieu après des attaques de loups enragés, les sources paroissiales évoquées à travers les curés. Mais il y a d’autres catégories de sources : les chroniques narratives, les journaux, les livres de raison évoquent les attaques de loups ; et puis j’y ajouterai la presse, la presse locale, la presse régionale que l’on voit apparaître dès le XVIIème siècle comme organe d’information et qui devient beaucoup plus importante au XIXème siècle.

J.R. : Votre livre est à la fois une défense et une illustration du métier d’historien. Comment, compte tenu des sources et de leur utilisation, des nouvelles technologies mises en œuvre, comment le métier d’historien a-t-il évolué ?

J.-M.M. : Le métier d’historien a évolué dans la mesure où l’humanité s’interroge de plus en plus sur son avenir et sur sa place dans l’environnement. On recherche un équilibre. Cette recherche d’un équilibre à une époque de croissance effrénée de population et de la consommation remet à l’honneur toute une série de perspectives historiques qui permettent de mieux comprendre les rapports entre l’homme et l’espace. Je pense que par rapport à l’histoire traditionnelle, qui a pu fonctionner comme outil culturel, comme exercice d’intelligence sur la mémoire du passé, l’historien, peut avoir désormais une autre utilité sociale. Notamment pour participer à des débats d’actualité sur l’environnement mais également sur la gestion de l’espace. Je pense qu’il y a là un changement perceptible depuis vingt à trente ans. Le loup est un bon exemple de l’intérêt d’associer l’historien à ce débat. Mais il y a d’autres domaines où son intervention est profitable comme le climat,la forêt, l’organisation du bâti, la croissance urbaine, les questions de l’aménagement de l’espace... Tous ces sujets trouvent dans le champ historique un éclairage nouveau.

J.R. : Quelle est la place et l’importance de l’histoire rurale au sein de la discipline historique aujourd’hui, en France et en Europe ?

J.-M.M. : Depuis une quinzaine d’année l’histoire rurale a connu un renouveau important. Marqué notamment par la revue internationale « Histoires et sociétés rurales » qui a 1200 abonnés dont 200 à l’étranger et qui est le fer de lance de ce renouveau. Une autre revue établie sur Lyon « Ruralia » , contribue à développer l’histoire rurale en liaison avec d’autres disciplines. La première, ouverte aux géographes, aux archéologues et aux agronomes organise l’interdisciplinarité à partir de la longue durée. Une association internationale en constitue le soutien depuis 1993. la seconde beaucoup plus contemporaine, conserve des liens étroits avec la sociologie, car elle reste liée à l’association des ruralistes français. Ces deux revues témoignent d’un renouveau important de l’histoire rurale. Par le développement de réseaux à travers des colloques nationaux et internationaux et le décloisonnement interne des historiens toutes périodes confondues, l’association d’histoire des sociétés rurales qui est l’éditrice d’ « Histoire et sociétés rurales » a ouvert les frontières : autour du rural se rassemblent spécialistes de l’Antiquité, du Moyen Age, de l’époque moderne et contemporaine. Sur ce terrain l’histoire s’est ouverte à la géographie mais aussi à l’agronomie. A l’étranger, des manifestations se sont développées plus sur le terrain des sciences dures à travers d’une part en Espagne une association d’histoire agraire adossée à une revue qui fonctionne depuis une quinzaine d’année plus à caractère universitaire, qui a décloisonné les périodes, ouvert l’histoire à l’économie et qui intéresse toute la péninsule espagnole. En dehors de la péninsule ibérique, en Angleterre il y a deux vieilles revues « Rural History » et « Agricultural History Review » qui montrent l’intérêt que portent les britanniques à leur histoire des campagnes. En dehors de l’Angleterre, l’Espagne et la France il n’y a pas de revue qui canalise de manière identitaire une forte attractivité pour l’histoire rurale mais des réseaux qui dans le cadre européen associent des chercheurs en Italie ou en Allemagne. Malgré le dynamisme qui est important, académiquement, la discipline historique est restée très traditionnelle. Dans nos Universités la division s’effectue toujours par périodes académiques. Et à la différence de la géographie l’histoire rurale n’existe pas officiellement, elle n’a pas de reconnaissance institutionnelle au sein de la discipline.

J.R. : Il y a beaucoup de pluridisciplinarité mais la transversalité est-elle reconnue ?

J.-M.M. : Elle est reconnue surtout à l’extérieur. L’Histoire est une vieille science humaine, qui dans le cadre universitaire, reste un peu frileuse, attachée aux catégories définies par Guizot au début du XIXème siècle. L’histoire rurale, pas plus que l’histoire urbaine, n’a eu droit à un statut particulier. C’est en contournant les clivages internes de la discipline par le dynamisme propre des ruralistes à travers les revues, le pôle rural de Caen, la pluridisciplinarité, que les historiens ruralistes ont joué un rôle important. L’une des manifestations de ce rôle a été la délocalisation de la bibliothèque du Ministère de l’Agriculture de la rue de Varennes à Paris avec 13 500 ouvrages du XVIII ème, XIXème siècles et du premier XXème siècle. L’ensemble est parti à Caen il y a trois ans pour y être valorisé par le Pôle rural et actuellement la période 1960-1990 est en cours de délocalisation. Il s’agit là d’une reconnaissance par le Ministère de l’Agriculture, par les canaux des Maisons de la Recherche ou les Maisons des Sciences Humaines, de l’interdisciplinarité.
Quand en 1993 nous avons créé l’Association d’histoire des sociétés rurales on nous a dit que la revue ne marcherait pas et que l’on ne serait pas soutenu. Finalement, le CNRS nous a soutenu, la revue Histoire des Sociétés Rurales a marché et elle compte parmi les rares publications qui tirent leur épingle du jeu dans les comparaisons internationales. Cependant, au niveau international la prime reste dévolue aux revues anglophones. Cette action collective a même fait bouger la spère académique. On a pu cependant remettre la question de la ruralité à l’honneur des concours du CAPES d’Histoire et Géographie en 1999-2000 : La Terre et les Paysans en France et en Angleterre au XVII - XVIIIèmes Siècle. Ce qui était hors de question cinq à six ans auparavant. Et puis il y a deux ans en Histoire contemporaine : Les Européens et les campagnes en matière sociopolitique au XIXème siècle. Ce qui montre que les choses bougent et que l’action collective peut être fructueuse.

Propos recueillis par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences. Mai 2008.

Un entretien de la Mission Agrobiosciences avec Jean-Marc Moriceau, Professeur d’Histoire moderne, Directeur de la Maison de la Recherche en Sciences humaines de Caen, Président de l’Association d’histoire des sociétés rurales, Université de Caen.

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