03/06/2016
Le sens des mots

Cette catastrophe qui nous arrache au cours ordinaire des fleuves…

En boucle dans les médias à l’occasion de fortes pluies printanières, le revoilà, ce film horriblement délectable du désastre , selon l’expression du philosophe Jean-Jacques Delfour.
Enième rediffusion d’une superproduction, dont le succès réside dans la menace du pire, animant tout à la fois frayeur et fascination dans l’imaginaire individuel et collectif. Avec cette certitude qui clôt la saison : l’état de catastrophe naturelle est bel et bien reconnu pour les communes touchées.

Vous avez dit catastrophe ? Le mot agite à lui seul un cortège d’émotions, d’images, de badauds, de cris d’alertes et de théories du complot autant que de lieux mémoriaux. Sa charge dramatique, il la doit, à partir des XVI et XVIIèmes siècles, à l’influence des tragédies grecques dont le dénouement, katastrophê, tournait systématiquement vinaigre… Une coloration funeste qui a ainsi imprégné le sens initial du terme (formé des deux éléments kata, « vers le bas », « en réponse à », « conformément à » et strophê, « action de tourner », « évolution ») qui désignait simplement l’achèvement d’une action.

Mais revenons à notre « film horriblement délectable » du moment. D’abord, il y a l’efficacité du scénario et de la réalisation : une montée progressive (des eaux), une peur qui se propage et se dilue, une alerte orange devenue rouge, les cartes des zones à risques publiées en temps réel, comme ces plans d’état major indiquant l’avancée des positions ennemies et, surtout, l’annonce du fameux pic, ce paroxysme prévu à l’heure près, avant la lente décrue à venir.
Ensuite, il y a la magie de la mesure. A l’instar de la force des vents ou des échelles sismiques, l’inondation a ses échelles graduées, ses pluviomètres et son zouave de l’Alma dont on suit pas à pas l’immersion. L’avantage de cette métrique, c’est qu’elle permet la comparaison, réveillant le spectre des catastrophes passées. Mieux, elle est la condition même du record, celui à battre. De ce point de vue, on sent presque poindre l’extase à l’énoncé des centimètres gagnés à chaque heure par la montée de la Seine... Rendez-vous compte. C’est qu’à une poignée de mètres près, nous frôlons la crue centennale, même si quelques rabat-joie nous certifient que nous en sommes encore loin. Bref, nous flottons dans l’exceptionnel, de quoi vous sublimer un quotidien, arracher le présent au cours ordinaire des fleuves et des rivières.

Reste l’après catastrophe, pour lequel les tragédies grecques ne nous sont plus d’aucun secours, n’ayant prévu en leur temps ni arrêtés préfectoraux, ni taux d’indemnisation des victimes, et encore moins de déclaration de sinistre. Tiens, sinistre, c’est marrant, cela veut dire « venant de la gauche » . Pour les Grecs, encore eux, c’était de mauvais augure. Ils avaient décidément l’esprit bien mal tourné.


Sur le même sujet, lire le document tiré de la Conversation Midi-Pyrénées 2009 : Le désir de catastrophe : un pire à éviter ou un horizon qui attire ?, avec le philosophe Henri-Pierre Jeudy.

A propos des inondations. 3 juin 2016
Mot-clé Nature du document
A la une
SESAME Sciences et société, alimentation, mondes agricole et environnement
  • “L’eau n’est plus ce qui purifie, mais ce que nous faisons passer dans des stations d’épuration” Voir le site
  • Débats à vau l’eau Voir le site
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Où sont passés les experts ?
Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?

Rejoignez-nous lors du prochain débat, le mardi 23 avril 2024.

Voir le site
FIL TWITTER Des mots et des actes
FIL FACEBOOK Des mots et des actes
Top