11/04/2011
Les Actes des 16e Controverses de Marciac.
Avec : Thomas Lines

La sécurité alimentaire, condition sine qua non au développement de toutes les nations (publication originale)

T. Lines. © P. Assalit pour la MAA

Pour Thomas Lines, le constat est clair : nous sommes à un tournant historique. Celui qui marque, schématiquement, la fin de la domination économique et géopolitique de l’espace culture européen, et l’émergence de l’Asie. Invité par la Mission Agrobiosciences à réagir dans le cadre des 16e Controverses de Marciac (août 2010) aux propos l’analyste politique Sébastien Abis, cet économiste britannique rappelle combien il importe d’articuler les questions agricoles aux contextes géopolitiques. Et de considérer dans cette perspective la sécurité alimentaire non pas comme un des aspects des politiques de développement économique, mais, tout au contraire, comme leur objectif premier. C’est à cette condition que l’on peut, selon lui, non seulement saisir les bouleversements à l’œuvre dans la géopolitique mondiale mais aussi penser le devenir des nations.

La sécurité alimentaire, condition sine qua non au développement de toutes les nations
Thomas Lines, analyste économique, spécialiste des marchés agricoles

Thomas Lines. Il n’est pas évident de réagir à ce qui vient d’être dit, d’autant plus que je partage en grande partie l’analyse faite par Sébastien Abis. Tout comme lui, je pense qu’il est primordial d’articuler questions agricoles et contextes géopolitiques. L’histoire fourmille d’exemples en la matière. Lucien Bourgeois a coutume de rappeler l’impact qu’a eu la construction du Mur de Berlin dans la genèse de la PAC. De la même manière, on pourrait pointer le tournant que représente en 1962 la signature des accords d’Evian. Cette dernière sonne la fin de l’empire colonial français. Aux yeux des britanniques, c’est un tout autre événement qui a marqué l’histoire : l’échec, à raison de l’opposition américaine, de l’invasion franco-israélo-britannique du canal de Suez en 1956 [1] après sa nationalisation par Nasser. Alors, la classe politique britannique prend conscience du fait que la Grande-Bretagne n’est plus une grande puissance à l’échelle mondiale. De cet événement, elle tire des conclusions autres que les français. Ceci tient notamment dans la singularité géographique de la Grande-Bretagne : elle fait face non pas à la Méditerranée – ce qui est en partie le cas de la France - mais à l’Océan Atlantique. D’où l’hypothèse que l’avenir et la sécurité du Royaume-Uni passeraient par la nécessité de la protection des Etats-Unis. Ceci n’excluait pas l’intégration avec l’Europe ; mais cette dernière n’était pas primordiale. A mon avis, il s’agit d’une sérieuse erreur historique. Cinquante ans plus tard, force est de constater que le Royaume-Uni est un pays européen. C’est là une évidence.

Géopolitique du monde : nous sommes à un tournant historique
Nous vivons à présent un tournant historique d’une ampleur bien plus grande que celle des années 50. S’il fallait en identifier le symbole, ce serait sans nul doute la banqueroute de la banque Lehman Brothers en 2008. Cette dernière marque d’un côté la fin de la domination, depuis plus de 500 ans, de l’espace culturel européen (espace comprenant les grands pays de l’Europe de l’Ouest, mais aussi les Etats-Unis et la Russie) et, de l’autre, l’émergence de l’Asie. Tout le monde a les yeux rivés vers l’Extrême Orient : l’Europe, les Etats-Unis ou encore l’Amérique latine. A ce jour, cette ré-organisation de l’échiquier mondial a un effet libérateur car elle autorise des rapprochements autrefois impossibles du fait de l’hégémonie de certains états. Prenons l’exemple de l’alliance commerciale entre le Brésil et Cuba. Celle-ci aurait été impensable, il y a une vingtaine d’années ; les Etats-Unis ne l’auraient jamais permis. Il n’en va plus de même aujourd’hui. L’Amérique latine se tourne vers d’autres partenaires. On observe le même phénomène en Afrique. Là aussi, les liens commerciaux s’amplifient, se diversifient : les pays de ce continent ont dorénavant la possibilité d’échanger avec de nombreux autres acteurs économiques, tels que, par exemple, la Chine.
Le cas de l’Afrique est intéressant à plus d’un titre. Je viens d’évoquer la diversification des liens commerciaux. Mais d’autres changements sont à l’œuvre sur le continent africain, en Afrique subsaharienne notamment mais aussi, probablement, en Afrique du Nord. C’est ce qu’indique une récente étude conduite par Enda Tiers Monde, portant sur « le futur du commerce intra-régional en Afrique de l’Ouest » [2]. Traditionnellement, l’économie africaine a toujours été tournée vers l’extérieur, c’est-à-dire intégrée aux marchés mondiaux. Cette situation s’explique au regard de l’histoire de ce continent, marquée par le commerce des esclaves puis la colonisation. D’ailleurs, les puissances coloniales avaient tout intérêt à ce qu’il en soit ainsi. Cette forme d’intégration forcée, cette "exportation" a tout prix, qui ont longtemps guidé les politiques commerciales de ces pays, ne constituent plus le seul et unique modèle de développement : les marchés intra-régionaux, comme les liens qui peuvent être noués avec les pays voisins, sont désormais des pistes désirées. Il s’agit là d’un changement important pour l’avenir de ce continent, tout particulièrement en ce qui concerne sa sécurité alimentaire.

La sécurité alimentaire : un enjeu hautement stratégique
Comment expliquer ces changements dans les rapports de force économiques et, par voie de conséquence, géopolitiques ? L’explication tient en deux mots : excédents et déficits. C’est du moins ce que nous enseigne l’histoire des XIXe et XX siècles. Les pays qui ont dominé la géopolitique mondiale à ces époques furent ceux qui dominaient, par leurs exportations, les marchés mondiaux. Ainsi en va-t-il du Royaume-Uni au XIXe siècle, avant que n’émergent, avant la première guerre mondiale, les industries allemande, américaine et française. Ainsi en va-t-il également des Etats-Unis qui ont occupé cette place après la seconde guerre mondiale et jusqu’à une époque récente. Ces derniers se trouvent aujourd’hui en situation de déficit ce qui explique leur moindre poids. Quant aux nations appelées à jouer un rôle majeur à l’avenir, elles sont d’ores et déjà connues : la Chine, l’Inde, le Japon, le Brésil, la Russie (pour combien de temps encore ?) et l’Allemagne.
Mais en disant cela, j’aimerais surtout attirer votre attention sur l’importance que représente la sécurité alimentaire d’une nation d’un point de vue géopolitique et géostratégique. Comment expliquer que des pays tels que la Chine et l’Inde, hier fortement déficitaires, se trouvent aujourd’hui en position de force sur les marchés mondiaux ? Comment sont-ils passés du déficit à l’excédent commercial ? En se dotant de politiques agricoles solides visant à sécuriser leurs approvisionnements. C’est là un enjeu important pour le développement. Lorsque votre production est largement inférieure à la demande, vous êtes contraints d’importer une part considérable de votre alimentation. Ceci a un coût. En d’autres termes, cela signifie à l’inverse qu’à partir du moment où vous assurez votre sécurité alimentaire, où vous vous rapprochez de l’auto-suffisance, l’argent auparavant dépensé pour l’alimentation peut être ré-injecté dans des politiques de développement. C’est là, je crois, une base solide à toute politique économique d’un pays pauvre.
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un rapide coup d’œil par dessus son épaule. Je suis convaincu que la chute de l’URSS s’explique en partie par le fait que celle-ci a dû, pendant plus de vingt ans, importer massivement son alimentation. Déjà en 1950, un économiste d’origine ukrainienne écrivait dans un article universitaire consacré à l’économie soviétique que «  l’agriculture [était] le talon d’Achille de l’économie soviétique ». Il semblerait que les faits lui donnent raison. Dans un ouvrage sur Lénine écrit pas un analyste militaire russe, on trouve mention du coût lié à l’importation de denrées alimentaires. Rendez-vous compte : entre la mort de Staline et l’accession au pouvoir de Gorbatchev, l’Union Soviétique a épuisé toutes ses réserves d’or à cet effet et, ce, alors qu’elle était à cette époque le deuxième pays producteur d’or après l’Afrique du Sud. L’auteur ironise en expliquant que, finalement, l’Union soviétique a ainsi financé le développement agricole des autres pays… les Etats-Unis en tête.

PAC : n’oublions pas les fondamentaux
Tout ceci doit nous amener à considérer la sécurité alimentaire comme la base de toute politique agricole. La crise alimentaire de 2008 est venue rappeler combien le paradigme qui prévalait alors – "nul besoin de politiques agricoles solides puisque grâce au marché, vous pouvez à loisir importer les denrées alimentaires qui vous manquent" - était vain. Tout au contraire, on sait bien que la sécurité alimentaire doit être assurée à l’échelle d’une nation ou, à défaut, d’une région. L’idée n’est pas nouvelle. Garantir la sécurité alimentaire est, historiquement, l’un des objectifs premiers de la PAC.
J’ai commencé cette intervention en évoquant la nécessaire articulation entre les contextes géopolitiques et les questions agricoles. Aussi, pour terminer, j’aimerais rappeler ceci. A la veille de la seconde guerre mondiale, la Grande-Bretagne importait plus de la moitié de son alimentation. Peu dommageable jusqu’alors, cette situation s’est avérée très problématique lorsque la guerre a éclaté. Puis vînt le temps de la PAC. En 1992, juste avant les réformes Mac Sharry [3], la part d’auto-production avait considérablement augmentée : elle était de l’ordre de 80%. Depuis lors, elle a chuté de près de 10 points de pourcentage. Est-ce à dire que nous n’avons toujours pas tiré les enseignements de l’histoire ?

Thomas Lines, analyste économique, spécialiste des marchés agricoles. Intervention réalisée le dimanche 1er août 2010 dans le cadre des 16e Controverses de Marciac : "La Méditerranée au cœur de l’Europe : sonder les fractures, dévoiler les failles, révéler les accords".

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[1Le 26 juillet 1956, Nasser nationalise le canal de Suez. Son exploitation était alors aux mains des britanniques et des français, principaux actionnaires.

[2Etude accessible ICI

[3Du nom commissaire européen à l’agriculture qui a conduit ces réformes. Celles-ci ont notamment consisté en une forte réduction des prix de soutien, baisse compensée par l’introduction d’aides directes. Pour en savoir plus sur le contenu de ses réformes, lire l’article "Quelques points de repères sur la Politique Agricole Commune" édité par le Ministère de l’agriculture


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