06/10/2008
Redécouvrir.... Les Actes du forum "Aux bons soins de l’alimentation". 14 Décembre 2004
Nature du document: Actes des débats
Mots-clés: Consommation , Normes , Santé

Nouvelles obsessions alimentaires : "L’orthorexie, une névrose culturelle ?" (publication originale)

Copyright G. Cattiau

Le 14 Décembre 2004, dans le cadre de la manifestation « Aux bons soins de l’alimentation » organisée par la Mission Agrobiosciences et le Conseil National de l’Alimentation, Patrick Denoux tenait une conférence sur les nouvelles obsessions des mangeurs en termes de santé. Le chercheur nous montre comment, affolés par l’effondrement des pratiques alimentaires traditionnelles, , comme une réponse identitaire au non-sens de la consommation.

Alors que la dimension culturelle a toujours été au cœur de l’alimentation, au point que le structuralisme a pu fonder une partie de ses classifications sur la symbolique et la sélection de la nourriture, le brassage culturel amène une transformation des règles et comportements alimentaires ainsi que de leur définition. Les questions relatives à l’alimentation dont il n’est plus possible d’ignorer la nature interculturelle s’en trouvent emphatisées : certes la suspicion quant aux produits (composition, traçabilité, contrôle de l’origine) mais aussi le souci croissant de soi, à travers une obsession de l’hygiène alimentaire, renvoient à l’urgence de s’interroger sur les valeurs que promeuvent indirectement les politiques nutritionnelles.

Le phénomène : présentation du comportement orthorexique

La multiplicité grandissante des troubles liés à l’alimentation (1) (anorexie, boulimie, TCA, Troubles du Comportement Alimentaire) souligne, s’il en était besoin, à quel point dans nos cultures les questions symboliques, les malaises psychologiques et leurs expressions sociales se concentrent actuellement sur l’acte de se nourrir. A ce titre, l’orthorexie (2) est tout à fait exemplaire de la nécessité ressentie par de nombreux citoyens d’élargir une pratique alimentaire segmentée à une hygiène de vie, à un système de valeurs voire à une croyance. L’orthorexia nervosa (addiction à la nourriture saine, health food junk) est définie par le Dr Steven Bratman comme une fixation quasi pathologique sur la recherche de la nourriture appropriée. « Je suis frappé par le nombre de patients déboussolés qui me demandent remplis d’inquiétude : docteur apprenez-moi à manger » affirme le Pr. Basdevant, nutritionniste à l’Hôtel-Dieu. « Il est urgent de déculpabiliser le plaisir de manger » alerte le Dr Romon, de la Faculté de Médecine de Lille.
Si le tableau clinique n’est pas établi, le comportement de recherche de la perfection diététique est bien réel. La majeure partie de l’emploi du temps d’un orthorexique est consacré à l’organisation, la recherche, la sélection et la consommation de nourriture. Quelques exemples de règles alimentaires recueillies chez ces idéalistes de la nutrition : ne pas manger de légumes qui ont quitté le contact avec la terre depuis plus de 15 mn, mâcher au moins 50 fois chaque bouchée avant de l’ingurgiter, ne jamais être rassasié. Ils mettent généralement en place un arsenal de contraintes affectant la nature, les modalités et les rythmes de la nutrition : ne manger que du poisson mais pas d’œufs, certains légumes mais pas tous, tant de fois à tel moment de telle façon, etc. Une patiente asthmatique (cité par Bratman) qui, au fil des consultations voit l’étiologie (3) de son symptôme se déplacer sans cesse d’un aliment à l’autre, en vient à ne plus manger que de l’agneau et du sucre blanc. Un autre sujet effectuait 12 petits repas par jour d’un seul aliment chaque fois et consommait quotidiennement 80 suppléments alimentaires provenant de magasins diététiques. Un tel carcan conduit inévitablement à une restriction considérable de la socialité, obligeant pour chaque invitation à se déplacer muni d’un vademecum alimentaire réduisant sa vie à un menu.
Mais au-delà de sa particularité, le comportement orthorexique, résistant à la pathologisation, présente l’intérêt de concentrer la majeure partie des interrogations posées aux politiques nutritionnelles en matière de psychisme et de culture.

La spirale du risque imaginé

La réduction du risque par le contrôle accroît la peur du risque. L’appareil législatif et réglementaire inflationniste génère un effet pervers très contre-productif de majoration du danger imaginé. Dès lors, la porte est ouverte à l’orthorexie qui redouble au niveau subjectif les contraintes sociales jugées insuffisantes. L’impact psychologique des mesures réglementaires de maîtrise des risques est d’autant plus fort que le risque, loin d’être probable, n’est que plausible. C’est autour du principe de précaution que vont s’entrechoquer les systèmes de valeurs, du seul fait que le raisonnement du consommateur est essentiellement binaire (risque ou pas risque) et non probabiliste. Alors, il excède le contrôle en le portant à une puissance supplémentaire par l’autocontrôle. Sa vigilance habituelle se voit labellisée par cette sorte de norme iso, à l’échelle individuelle, qu’est le comportement orthorexique.
Face aux effets dévastateurs sur les mentalités des alertes alimentaires et autres veilles sanitaires, l’orthorexique érige le menu quotidien en dogme, pour céder à l’hygiénisme et à la recherche d’une illusion de sécurité. Ne négligeons pas que cette inclination participe également d’une forme de réappropriation de sa santé, voire de la santé.

La saturation du contrôle par l’autocontrôle

Dans un espace social saturé de contrôle et d’autocontrôle, il n’est d’autre choix d’intégration pour le sujet que d’assimiler la saturation de ce contrôle et de cet autocontrôle. Manger dans la norme manifeste ici un appétit de la règle. Si nous envisageons l’orthorexie exclusivement sous l’angle du comportement alimentaire, nous sommes obligés de constater que celui-ci relève d’un contrôle intégré comme autocontrôle avec sa sarabande d’obèses pénitents et son cortège de mères repentantes. De manière générale, les pouvoirs dans nos sociétés ont su transformer l’exercice abrupt de la sanction en une intégration de cette sanction par le biais de l’autocontrôle.
A ce titre, qu’est l’orthorexie, sinon une volonté démesurée d’appliquer à soi-même un contrôle que la société tend à appliquer sur les aliments et leur mode de consommation, estimé totalement insuffisant ? L’orthorexie, c’est la politique de la traçabilité ramenée à l’économie du sujet. Il s’agit donc d’une conversion délibérée du contrôle de la chaîne alimentaire à un autocontrôle individuel drastique de son ancrage dans la chaîne alimentaire. La discipline de fer qui caractérise le comportement orthorexique cautionne une image idéalisée de soi qui inclut de multiples châtiments lorsqu’il a failli. La faute n’étant pas du tout identifiée sur la base des conséquences physiologiques objectives, mais au regard de critères psycho-moraux confondant morale, hygiène et goût. Il s’agit là essentiellement de contrôler ce que l’on mange, croyant maîtriser ce que l’on est.

L’aspiration à un autre rapport à la nature

Par ailleurs, un autre aspect culturel doit être relevé. La culture française plus particulièrement, contrairement à la plupart des sociétés traditionnelles et de façon différente d’autres sociétés occidentales, entretient un rapport avec la nature de séparation/domination. Il nous est beaucoup plus difficile qu’ailleurs de penser le peu d’emprise que nous avons sur elle. Cette incapacité relative à concevoir le puissant déterminisme naturel s’exerçant sur nos vies n’est d’ailleurs pas sans rapport avec notre hyper réactivité aux catastrophes naturelles. Qu’est donc l’orthorexie sinon une tentative, dont il n’est pas avéré qu’elle soit réellement pathologique, pour maîtriser les effets de l’environnement sur l’organisme. A travers elle, s’exprime une volonté d’établir un autre type de rapport à la nature dont ferait bien de s’inquiéter l’ensemble des gestionnaires des politiques d’alimentation, parce qu’elle témoigne d’un besoin exprimé sous la forme psychoculturelle d’une modification de la relation surplombante que nous entretenons avec notre environnement. Sans quoi, ce besoin pourrait parfaitement échouer sur un retour en force d’idéologies sectaires ou politiques, entretenant le fantasme d’un espace originel, naturel, virginal et un mode de pensée magique (contagion et similitude), principes effectivement toujours à l’œuvre, comme le soulignait Claude Fischler, dans le rapport entre l’homme et sa nourriture.
A une internaute qui s’exclamait « Si on mange trop on est boulimique, si on mange trop peu on est anorexique, si on mange trop sain on est orthorexique, comment ne pas tomber dans l’obsession de la nourriture ? », il fut répondu : « Revenir à quelque chose de plus naturel, le corps, lui ne se trompe pas ». Si, de surcroît, la Terre, elle, ne ment pas, alors l’immanence (4) est pour demain...

Un habillage social de pathologies de l’alimentation

Mais l’orthorexie n’est-elle pas aussi une dissimulation culturally correct de psychopathologies de type boulimique ou anorexique. En effet, entre ce refus suicidaire d’échange de flux avec l’environnement que représente l’anorexie et, d’autre part, cette extinction de soi, que représente la carapace boulimique, apparaît de façon très caractérisée le raisonnement orthorexique centré sur la qualité de l’aliment. Pour lui, la question n’est pas ou plus de se nourrir ou de ne pas se nourrir, elle n’est pas ou plus d’obturer ses vides et ses manques par l’ingestion en quantité de matières organiques, mais de choisir et de réguler son rapport aux éléments consommés dont il se nourrit. Le rapport ajusté aux aliments peut parfaitement constituer un habillage socialisé de pathologies de l’alimentation, dans la mesure où son apparence raisonnée et conformée permet une forme de reconnaissance. A tel point que certains patients affirment clairement que leur engagement végétalien transforme en principes leurs pratiques anorexiques antérieures. Cependant, cette socialisation de la pathologie conduit à une désocialisation de la personne. A une personne mangeant un steak, une végétalienne lance : « Il est bon ton cadavre ? »
L’orthorexique déploie une telle gangue de modèles, une telle forteresse de contraintes extrêmement lourdes que, d’une certaine manière, une socialisation s’y réalise puisqu’il défendra ses idéaux jusqu’à harceler son environnement pour mettre en avant à quel point la question du bien manger, du bien se nourrir est une question fondamentale pour son existence. A cet endroit, l’orthorexie nous apparaît comme une forme de socialisation de pathologies de l’alimentation, permettant de métamorphoser en une exigence outrancière de qualité, valorisée par la collectivité, ce qui par ailleurs n’aurait été que désadaptation pathologique par excès ou défaut de quantité. En quelque sorte, la jouissance du manque socialisée en orgueil nutritionnel.

Un comportement adéquat à l’offre consommatoire

Sans que nous soyons en mesure d’y répondre en l’état actuel des connaissances sur cette émergence culturelle, la question se pose de l’existence d’orthorexie dans des sociétés non développées. En effet, elle semble indubitablement liée au luxe que peuvent s’offrir les sociétés riches, celui du choix. A vrai dire, il faudrait relativiser cette remarque car, en fait, dans les sociétés traditionnelles, comme dans toute société, des choix s’effectuent en fonction de valeurs qui amènent - en tenant compte des éléments naturels fournis par l’environnement en terme de chasse, gibier, culture - à effectuer des tris entre le bon et le mauvais aliment. Mais, dans nos sociétés, nous observons une saturation du tri, au sens où il reste possible de faire vingt mini-repas dans une journée avec, chaque fois, des aliments différents. Du point de vue des opportunités matérielles qu’offrent nos sociétés, il est évident que le créneau orthorexique est beaucoup plus large que dans n’importe quelle autre.

Une réponse identitaire au non-sens de la consommation

Le comportement orthorexique témoigne d’un désir d’ordonner une offre consommatoire anarchique qui n’obéit à aucune valeur sinon celle du marché, par l’attribution d’une signification culturellement valorisée à des fluctuations marchandes qui a priori échappent à cette activité de signification dont le sujet a besoin, y compris lorsqu’il consomme. La publicité, inféodée au produit qu’elle vante et qu’elle vend, ne peut y satisfaire et, de ce fait, est tout aussi bien en mesure de défendre une valeur, son contraire ou n’importe quelle autre. En conséquence, elle n’indique rien du sens qu’il faudrait accorder à notre pratique consommatoire qui pourrait la contraindre dans son extension. A ce niveau, l’orthorexie peut être une réponse identitaire socialement adaptée à l’offre emplie de non sens que le marché déploie. Les punitions et récompenses que s’inflige l’orthorexique consolident en permanence une très forte estime de soi, confinant au sentiment de supériorité voire au prophétisme diététique. Cette réponse identitaire au non sens de la consommation par le rigorisme alimentaire s’effectue au prix de l’obsession mentale de la nourriture comme interdit, tentation et conseil ainsi que son avatar, l’autodiagnostic permanent d’allergie alimentaire.

Une recherche de l’Université de Californie à San Francisco (The Magazine of the California Academy of Sciences) a placé dans deux groupes des volontaires convaincus d’être frappés d’allergie alimentaire. Il a été injecté à un groupe une solution saline et à l’autre des aliments auxquels les participants étaient censés être allergiques. Les réactions allergènes (respiration bruyante, pouls rapide, douleurs abdominales...) se présentaient en proportion équivalente dans les deux groupes. Aucun allergique n’a présenté une réaction aux allergènes injectés.

Nourriture et aspiration à la monoculturalité

Là, réside son succès car nos pratiques alimentaires ne sont plus celles de l’enfance et cherchent à se prémunir des injonctions de l’environnement. Les orthorexiques sont l’illustration d’une interrogation majeure d’une société confrontée à cette double contrainte. Songez que d’un point de vue culturel, le comportement orthorexique, au prix d’un effort volontaire très contraignant, répond à sa façon à ce double arrachement en se distançant des pratiques et valeurs alimentaires du milieu familial et en se détachant de celles de l’environnement. L’orthorexique opère une double rupture culturelle qu’il métabolise dans une exercice disciplinaire monovalent où s’exténue une grande partie des significations de son existence.

Il est intéressant de noter, que c’est à l’occasion de ses responsabilités culinaires dans une collectivité, que Bratman a pris conscience de l’ampleur du diététiquement correct. Lorsqu’il a constaté qu’il devenait impraticable de combiner les exigences des végétariens avec celles des végétaliens pour qui le fromage est un poison, les impératifs des mangeurs d’épluchures supposées contenir tous les éléments vitaux avec les contraintes de ceux qui les évitent parce qu’elles concentrent herbicides et pesticides, les obligations des carnivores avec les nécessités des pescovégétariens ou les devoirs des ovolactovégétariens, dès lors que chaque pratique s’érigeait en mode de vie exclusif et croyance absolue.

Au-delà de la pureté, chacun déploie un rêve de retour à une monovalence culturelle supposée originelle, qui permettrait d’échapper à un univers pluriréférencé face à des pratiques alimentaires désacralisées, déritualisées (défilé des adolescents devant le réfrigérateur). L’alimentation pose au mammifère omnivore que nous sommes la question de la gestion et de la signification de la multiplicité alimentaire donc culturelle, question de psychologie interculturelle s’il en est. Fidèle à l’opposition souligné par Fischler entre néophylie et néophobie qui nous caractérise, nous nous trouvons devant une alternative : l’ouverture à la diversité de l’autre ou l’uniformisation par la standardisation internationale à laquelle répond, au niveau, individuel la monovalence nivelante de l’orthorexie.

Conclusion

Affolés par l’effondrement des pratiques alimentaires traditionnelles partagées qui étaient encadrées par des espaces monoculturels, "monorexiques", beaucoup ont cherché un abri dans l’orthorexie par une appropriation individuelle, anxieuse en réaction à la pluriréférentialité alimentaire et culturelle. A l’inverse, puissent les politiques nutritionnelles concourir, à la compréhension de l’autopoièse (5) alimentaire, des principes d’autoconstruction des pratiques alimentaires générant sur un socle d’interculturalité, les valeurs émergentes ! Alors peut-être ne s’agira-t-il plus de placer de la spiritualité dans la cuisine mais cette fois de promouvoir une cuisine des spiritualités.

(1) Auxquels nous pouvons associer la suralimentation compulsive (overeating), Pica (consommation obsessionnelle de rouille plâtre, amidon, puces de peinture, cendre, marc conduisant à des intoxications), la bigorexie (consommation effrénée d’anabolisants et de stéroïdes par recherche d’un accroissement démesuré de la masse musculaire provoquant des insuffisances rénales), le syndrome Prader-Willi (utilisation du tube nasogastrique), les troubles de l’alimentation nocturne (anorexie matinale, hyperphagie nocturne)...

(2) Etymologiquement, orthorexie signifie « manger droit »

(3) Etude des causes des maladies

(4) Philos. Principe d’immanence, selon lequel tout est intérieur à tout, ou un au-delà de la pensée est impensable. Contraire : transcendance.

(5) Du gr. Auto : soi-même, poièsis : production

Cette intervention a été effectuée dans le cadre de la manifestation "Aux Bons Soins de l’Alimentation" organisée par le Conseil National de l’Alimentation et la Mission Agrobiosciences.

LIRE les actes complets de la séance :

Par Patrick Denoux, maître de Conférences en Psychologie Interculturelle à l’Université de Toulouse-Le Mirail.

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