15/04/2001
Note de lecture.
Nature du document: Notes de lecture

Tais-toi et mange !... l’agriculteur, le scientifique et le consommateur

Tais-toi et mange ! Derrière ce titre à l’impératif amusant, écho à nos repas d’enfant sommé d’avaler sans discuter, Guy Paillotin se met à table et nous donne en pâture ses réflexions d’expert et de citoyen sur la modernisation de l’agriculture, le rôle de la recherche agronomique, le formidable essor de l’industrie agro-alimentaire, la standardisation de l’image du consommateur et autres bouleversements qui, en quelques dizaines d’années, ont certes modifié le contenu de nos assiettes, mais aussi, plus largement, notre rapport à l’alimentation, à la nature et à la science. Autant de changements rapides, dont la prise de conscience interviendra brutalement à l’occasion des affaires telles que la « vache folle », les OGM, le clonage et autres plats de résistance.

Conséquences : l’inquiétude, certes, mais aussi une véritable « crise de foi » du consommateur envers les acteurs économiques, politiques et scientifiques, soupçonnés de faire leur cuisine en secret. « Il ne sera pas facile de restaurer la confiance » précise Guy Paillotin. « En premier lieu, parce que les explications apportées ne sont pas convaincantes ». Scénario médiatique mal ficelé pour certains, ignorance ou incompréhension des consommateurs à l’égard des avancées scientifiques pour d’autres... des arguments que l’auteur réfute en partie, pointant la légitimité de certains questionnements de tout un chacun et les responsabilités en jeu. Celles, par exemple, que doit assumer la recherche agronomique, qui a trop longtemps fui le nécessaire débat entre science et société, mais aussi les dérives d’un système agricole nourri aux seuls critères de la rentabilité, sans oublier l’opacité et l’uniformisation des aliments concoctés par les industriels et distribués par les grandes enseignes. Rappelant à quel point manger ne consiste pas seulement à ingérer, mais marque un acte individuel riche de liens à la nature, de rites culturels, d’échanges sociaux, demeurant un îlot de liberté qui échappe à la fois au diktat de la prescription et de la normalisation, l’ancien président national de l’Inra, aidé de la journaliste Dominique Rousset, retrace le parcours des 50 dernières années, décrypte les crises actuelles et développe ce que doivent être, selon lui, « les enjeux agricoles et alimentaires du prochain millénaire ». En clair, les nouvelles missions que doivent se donner l’agriculture, la recherche et l’expertise dans un nouveau contrat avec le citoyen.

Note de lecture par Jean-Claude Flamant.
Il ne s’agit pas d’un traité de recherche agronomique, ni même un ouvrage de vulgarisation scientifique. Il ne s’agit pas non plus d’un livre d’histoire bien qu’il retrace les grandes étapes de la recherche agronomique dans ses rapports avec la politique agricole. On y lira d’abord un témoignage où Guy Paillotin, sollicité par la journaliste Dominique Rousset, s’interroge « en humaniste autant qu’en scientifique » sur « les avantages, conséquences et risques éventuels pour la société des évolutions en cours dans l’agriculture et l’alimentation », évolutions dans lesquelles la recherche agronomique a des responsabilités importantes.

En 1982, Guy Paillotin est nommé à la direction scientifique de l’Inra par Jacques Poly, Président
Directeur Général de l’Inra. Il a reçu pour mission d’impulser le développement des biotechnologies et de moderniser le dispositif de recherche. Pourtant, celle-ci est alors mal comprise par des agronomes chercheurs qui ont contribué largement aux succès de l’Inra depuis sa création : ils lui reprochent alors de raisonner d’abord science et technique et de connaître insuffisamment les questions spécifiques à l’agriculture et à l’agro-alimentaire. Le débat sur l’équilibre entre « l’excellence et la pertinence » est ouvert à ce moment-là. Et le successeur que Jacques Poly se préparait retourne en 1989 au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) où il avait commencé sa carrière. Mais, trois ans après, le même groupe agit pour obtenir son retour à l’Inra en tant que Président, car commente Guy Paillotin, « le paysage intérieur de la Direction Générale de l’Inra a fortement changé et la leçon des pionniers oubliée ». Dans les couloirs de la rue de l’Université, on fait alors peu de cas des problèmes posés par l’évolution de la Politique Agricole Commune ou par la transformation des filières agro-alimentaires. « Est-il possible que la science et les chercheurs se replient dans une insouciante neutralité vis-à-vis du monde au sein duquel leurs travaux ont eu des impacts aussi importants », s’interroge Guy Paillotin ? Il s’agit également d’une réflexion de prospective. Guy Paillotin discerne dans l’évolution des attitudes des consommateurs, intervenue à l’époque de la guerre du Golfe, une bifurcation très significative en faveur de produits de qualité payés à des niveaux beaucoup plus élevés que les produits standards.

S’appuyant aussi sur l’épisode de la « vache folle » et sur les polémiques liées au clonage ou aux
OGM, il met l’accent sur la force de la représentation que se font désormais les consommateurs de leur alimentation, sur leur réticence face au « risque technologique additionnel ». Il y voit les signes de la rupture du contrat entre la société et une agriculture modernisée qui avait fonctionné pendant plusieurs décennies. Il en évalue les conséquences pour la recherche agronomique car elle a permis techniquement une modernisation d’abord souhaitée et attendue, qui lui est maintenant reprochée.
C’est pourquoi ce livre doit se lire aussi comme un appel aux chercheurs de l’Inra. Guy Paillotin exprime sa conviction que la puissance d’action des sciences du vivant conduit à explorer la voie d’une « co-responsabilité » des décisions en matière de choix technologiques. Cette co-responsabilité passe par l’exigence que doivent avoir les scientifiques de « comprendre le monde ». Voie difficile, car elle doit trouver la balance entre des intégristes du principe de précaution et les tenants de la confiance absolue dans la technologie, entre le besoin de qualité intrinsèque de la recherche scientifique qui ne souffre évidemment aucun compromis, et l’obligation de négocier la mise en œuvre des résultats. Cette prise de distance pourrait susciter des « grincements » dans certains labos de l’INRA qui ne se reconnaîtraient pas dans les jugements portés sur l’attitude des chercheurs. Mais elle est celle de quelqu’un qui s’est passionné pour un domaine de la science qui n’était pas le sien à l’origine, et qui a vécu au sein du CEA une crise importante des rapports entre les certitudes des techniciens et l’incrédulité des citoyens. L’auteur lui-même a des expressions balancées comme pour rogner des aspérités qui pourraient être mal comprises. Quelque chose comme : « je suis convaincu de ce que je dis, mais ai-je totalement raison ? je m’engage dans cette direction, mais n’était-il pas plus sage de ne pas bouger ? ». Cela fait certainement partie de sa personnalité. Témoignage, prospective, appel... L’ouvrage ne peut laisser indifférents tous ceux qui sont convaincus de la nécessité de construire de nouveaux rapports entre science et société. La recherche scientifique joue un rôle moteur irremplaçable, mais son activité doit être associée à une attitude d’écoute et de doute de la part des chercheurs.

Par Guy Paillotin et Dominique Rousset. Bayard éditions. 1999
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