14/06/2011
Ravignan

Hommage à François de Ravignan. Des chercheurs témoignent

A l’annonce du décès de François de Ravignan, les témoignages de collègues n’ont cessé de parvenir à Jean-Claude Flamant. Relayant ces messages empreints d’émotion, Jean-Claude rappelle, ici, l’itinéraire d’un chercheur atypique, dont les manières de faire et de penser continuent d’inspirer bon nombre de ceux qui l’ont côtoyé. Aller sur le terrain, sur "son" terrain, c’était forcément ouvrir des voies, à la "recherche d’une vérité (qui lui paraissait) toujours aller avec celle de la simplicité" (ainsi qu’il l’écrivait dans l’Avant-propos de "La faim, pourquoi ?"). Loin du discours des experts comme des chemins tout tracés, cet homme doux mais sans concession et de conviction, a contribué à montrer les envers du décor, à dépasser ce qui semble aller de soi, à confronter la pensée à la pratique et à la rencontre avec les hommes. A l’image de ses lectures paysagères, rassemblés dans le livre "Comprendre le paysage". Où comprendre signifie aussi "prendre avec", "partager".

François est arrivé à Toulouse au début des années 80, peu après son retour de plusieurs années passées en Afrique, notamment au Cameroun. Aux côtés de René Dumont, il avait réalisé les Nouveaux voyages dans les campagnes française (Le Seuil, 1977) renouvelant, vingt-cinq ans après, les Voyages en France d’un Agronome. A l’époque, il rejoint l’URSAD (Unité de Recherches sur les Systèmes Agraires et Développement) nouvellement créée au sein du Centre INRA, une unité atypique… Son apport à notre jeune équipe fut inattendu et singulier et a marqué bien des esprits encore jusqu’à ce jour. Plutôt que de se couler dans le moule des enquêtes de terrain suivies d’une analyse multifactorielle laborieuse, il nous initia à une approche mise au point en Afrique : le transect paysager. Il nous démontra sur le terrain du canton d’Aurignac (Haute-Garonne) combien la lecture du paysage pouvait constituer une introduction aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux d’un territoire, dans un dialogue entre chercheurs de diverses disciplines. Conceptuellement, il ne s’agissait pas d’une nouvelle théorie du paysage, mais d’une « lecture » permettant de situer les activités agricoles dans un cadre plus large que le seul système famille-exploitation. Et qui permettait de repérer des signaux d’évolution dans les territoires sur le temps long, introduisant à de nouvelles questions sur le futur, motivant de nouveaux chantiers de recherche.
Les membres de l’équipe de l’unité de recherche de Toulouse qui ont vécu ces trois journées de terrain à parcourir une ligne droite tracée sur la carte, à travers champs, prairies, forêts et villages, témoignent encore aujourd’hui de la force des leçons qu’ils en ont tirées. Cette expérience, combinée à celle de ses parcours en Afrique et à d’autres prospections en France avec Bernadette Lizet, a fait l’objet d’un ouvrage, Comprendre un paysage (éditions INRA). Dans ce même esprit, il y a quelques années, se souvient Bertrand Hervieu, François était venu assister la Fondation du Prieuré de Marcevol pour la mise en œuvre d’une action de reconquête paysagère : il avait « lu et interprété », pour et avec ses initiateurs, le paysage du « balcon du Canigou ».
François était quelqu’un qui interrogeait ce qu’il observait : il ne pouvait pas rester face à une situation sans que son esprit entre en effervescence et mette en rapport des domaines jusqu’alors disjoints dans la tête de la plupart des analystes « disciplinaires ». Pour Bernard Hubert, ancien directeur scientifique de l’INRA, « François avait su être l’un des initiateurs d’une vision intégrée et critique des questions agricoles, en éclairant les interdépendances entre niveaux d’organisation ». Ce faisant, François ne pouvait se satisfaire du formalisme des institutions, INRA ou autres. C’est ainsi qu’il me fit part de son projet d’être mis à disposition d’une association de développement rural, ici, dans l’Aude. Je le défendis auprès de notre tutelle qui, en premier abord, exprima sa réticence. Puis il obtint gain de cause. A la suite de quoi, il me demanda pourquoi ce dispositif ne serait pas généralisé à d’autres chercheurs. Ma réponse fut que lui seul était capable de conduire un tel projet. François, personnage atypique et singulier, inspirait la confiance. Quelqu’un dont on acceptait les interrogations embarrassantes. Elles avaient d’autant plus de force qu’elles étaient exprimées avec beaucoup de gentillesse, cherchant à associer son interlocuteur à leur pertinence. « Mais tu ne crois pas Jean-Claude que l’on pourrait faire autrement que… ?  ». En 2005, il avait été l’invité de la Mission Agrobiosciences dans le cadre des Cafés Débats de Marciac dans la série « Comprendre les Agricultures du Monde » pour une soirée débat sous le titre Faut-il en finir avec le développement durable ? qui caractérisait bien son état d’esprit : questionner les idées reçues.
Son positionnement ne l’avait pas empêché d’être sollicité par la Direction Générale de l’INRA. Celle-ci avait engagé un travail de longue haleine avec l’INSEE, produire un Atlas de la France Rurale rassemblant les connaissances disponibles sur l’ensemble des régions de France et selon plusieurs thématiques. Un volume considérable ! François s’engagea à la demande de l’INRA dans la production d’un ouvrage « grand public » qui faisait suite, L’Atlas de la France Verte (éditions De Monza), qui eut un beau succès.
Tout ceci est probablement accessoire en regard de son engagement constant en faveur de la lutte contre la faim dans le Monde. Au côté de René Dumont, d’abord. Ainsi les Nouveaux Voyages dans les campagnes françaises consacrés à la situation de l’agriculture française se terminent par un chapitre significatif de cette préoccupation : L’agriculture française contre la faim dans le monde ?. Un état des lieux suivi d’une interrogation pour le futur. Plusieurs ouvrages jalonnent cet engagement. On retiendra notamment : Le nouvel ordre de la faim (avec Albert Provent), Le Seuil, 1977 ; Les sillons de la faim, (avec Jacques Berthelot), L’Harmattan, 1980. Mais surtout, parmi ses ouvrages destinés à sensibiliser l’opinion, La faim pourquoi ? constitue un ouvrage de référence publié en 1983 dont il me disait avoir été surpris de son succès lors de sa réédition en 2099 (La Découverte). Son originalité : exprimer ses doutes quant aux pertinences des solutions économiques et techniques proposées de manière récurrente par les institutions internationales et les experts depuis cinquante ans, pour mettre l’accent sur la dimension humaine de la faim, « Car la faim n’est que le symptôme le plus accusé de notre déshumanisation  ».

Derrière les concepts et les théories, ce qui le préoccupait au plus haut point était la situation faite aux petits paysans. Ce qui l’amenait à parcourir le monde, encore récemment en Inde et en Pologne, pour saisir concrètement les mécanismes qui maintiennent la majeure partie de la paysannerie du monde dans une situation de domination et de pauvreté.
Je me fais ici le porte-parole de plusieurs amis parmi tous ceux, nombreux, qui m’ont transmis leurs témoignages (outre ceux que j’ai rapporté plus haut) :
« François aura eu le mérite et l’honneur de traduire à sa manière les interrogations d’une génération d’agronomes entièrement tournée vers le développement du monde rural et l’atténuation de la pauvreté », Jean-Paul Chassany, INRA Montpellier.
« Arrivant comme jeune chercheur, je trouvais tellement nécessaire et rafraîchissant son esprit militant pour explorer de nouveaux chemins et sa conviction tranquille face aux agitations institutionnelles pour indiquer, voire imposer, les routes balisées de la recherche », Christophe Albaladejo, INRA Toulouse.
Caroline Auricoste, INRA Toulouse, se souvient notamment aussi « de son agacement à propos de certaines de nos réunions ».
« Il savait voir les hommes sous la science... Qualité qui est devenue si rare. Je suis sûr qu’elle fut rappelée lors des obsèques et qu’elle servira de boussole aux jeunes chercheurs », Bertil Sylvander, INRA Toulouse.
Je terminerai par ce message de Bertrand Hervieu, ancien président de l’INRA : « Nous venons de perdre un ami chez qui le malheur du monde venait profondément contrarier le bonheur d’exister ».
Je m’associe à tous pour rendre hommage à François, pour tout ce que nous avons appris à ses côtés, pour les chemins qu’il a ouverts, pour son regard et sa chaleureuse humanité.

Jean-claude Flamant. 14 juin 2011.

Par Jean-Claude Flamant. 14 juin 2011.
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