Steak options : L’homme, l’animal et la viande en questions
Sylvie Berthier
En 2006, l’Ocha, l’Observatoire des Habitudes Alimentaires, organisait, à Paris, un colloque sur le thème « L’homme, le mangeur, l’animal ». Durant deux jours, différents spécialistes, des anthropologues, des biologistes, des historiens, ont décortiqué l’évolution du lien intime qui s’est tissé entre l’homme et l’animal, de la nuit des temps à nos jours.
Comme le rappelait alors Jean-Pierre Poulain, le sociologue de l’alimentation qui était directeur scientifique de ce colloque : « Les relations entre l’homme et l’animal se sont dramatisées avec les crises alimentaires qui se succèdent depuis 10 ans. Et leur impact est d’autant plus important qu’elles s’inscrivent dans des transformations structurelles du rapport des hommes à la nature et des mangeurs modernes à leur alimentation. »
Au cours de ce Colloque, Geneviève Cazes-Valette était intervenue pour présenter les résultats de son étude sur les rapports hommes-animaux-viandes en France contemporaine.
Geneviève, vous êtes Docteur en anthropologie sociale et ethnologie, Professeur de Marketing à l’Ecole Supérieure de Commerce de Toulouse. Et l’épouse d’un éleveur, boucher halal... En quoi ce dernier statut a-t-il influencé votre travail de recherche sur nos rapports à l’alimentation et à la viande plus particulièrement ?
Geneviève Cazes-Valette. Clairement, en matière de recherche, je ne m’intéresse qu’à ce qui me permet de mélanger vie privée et vie professionnelle. Je veux du plaisir dans ma vie professionnelle. En ce moment, je travaille sur les sportifs de haut niveau, parce que mon fils est rugbyman de haut niveau.
On entend dire régulièrement que nous serons bientôt végétariens, que ce soit pour des raisons environnementales, de production de protéines, de bien-être animal... Est-ce que les résultats de votre étude confirment cette tendance ?
Peut-être serons-nous végétariens dans plusieurs siècles, si la tendance se poursuit, mais certainement pas à court terme, en tout cas en France. Mes résultats montrent que les Français adorent la viande. Ce sont des « viandards ». Il n’y a que très peu de véritables végétariens : 1,2 à 1,3 %. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils étaient végétariens alors que, en réalité, ils mangeaient du poisson sans le moindre scrupule, voire même du jambon blanc ou du jambonneau. Pour eux, ce n’était pas de la viande. Ça m’étonnerait que cela évolue beaucoup ou du moins très rapidement. Sauf interdiction. Mais, même dans ce cas là, il y aurait un important marché noir.
Cependant, il y a une évolution des représentations des animaux consommables, des espèces socialement mangeables, celles que vous dites être à la bonne distance. Comment évoluent les représentations du mangeur contemporain ? Quelles sont les grandes tendances par rapport aux espèces disponibles sur le marché ?
L’évolution est conforme à ce qu’ont travaillé les anthropologues depuis très longtemps. On ne consomme pas les animaux très éloignés de nous donc trop bizarres, ni ceux qui sont trop proches. Vous ne mangeriez pas votre chien, en France, il n’a pas le statut d’animal mangeable. Beaucoup de personnes considèrent d’ailleurs que les animaux de compagnie font partie de la famille. Donc, l’évolution principale, que l’on constate sur les 20-30 dernières années, concerne le cheval. Cette espèce n’est consommée que par seulement 35% des ménages français et de manière furtive. On ne présente pas cette viande à des invités, de peur de passer pour un sauvage. On la mange au sein de la cellule familiale. Dans une moindre mesure, le lapin change aussi de statut. Il subit un peu, à mon avis l’effet Bugs Bunny et la mode des lapins nains. Les gens mangent moins facilement du lapin. C’est également du à l’apparence de l’animal entier dépecé. Présenté en découpe, il passerait plus facilement.
Il semble qu’on trouve de moins en moins d’animaux entiers dans les linéaires et de plus en plus en découpe.
C’est une tendance très claire qui a été identifiée par Noëlie Vialles. Cette antropologue parle de zoophages pour ceux qui acceptent de se représenter l’animal qu’ils sont en train de manger et de sarcophages pour ceux qui préfèrent ne pas reconnaître l’animal. Je pense que cette tendance sarcophage est liée à l’urbanisation, à l’éloignement de l’élevage et de l’acte de tuerie... Les gens préfèrent ne pas avoir une tête de veau qui les regarde avec reproche du fond du plat. Un steak de dinde ou du jambon, ça fait moins animal.
Vous dites aussi que la viande peut être un marqueur social. On ne mangerait pas les mêmes viandes dans les catégories aisées et dans celles moins favorisées.
Autrefois, manger de la viande était un signe de classe dominante. Ce n’est plus le cas. Ce sont même les classes dominantes qui sous-consomment la viande. Le marqueur social est inversé. On mange davantage de viande quand on est dans des classes modestes ou moyennes. Simplement, parce qu’on fait du rattrapage. Finalement, cela corrobore le statut luxueux de la viande. Ça ne le fait pas tomber de son piédestal. Simplement, les ouvriers ont d’abord cherché à gagner leur bifteck, puis à le défendre. Aujourd’hui, heureusement, ils ont leur bifteck, et j’espère que ça va durer.
Vous avez également écrit, contrairement à ce qu’on dit depuis toujours : « Dis moi ce que tu manges, je ne te dirai pas qui tu es ».
C’est par rapport à la question religieuse. Mon mari ayant tenu une boucherie halal, pendant longtemps, je peux témoigner que le fait de manger halal - donc des animaux tués selon le rite sacrificiel musulman, puisqu’on sacrifie encore en France pour les Musulmans et les Juifs - ne veut pas forcément dire qu’on est musulman. Et ne pas manger halal ne veut pas forcément dire qu’on ne l’est pas non plus. Donc, attention aux raccourcis rapides. Parfois, on mange halal simplement parce que le boucher est dans le quartier et qu’il n’est pas cher. Et tous les musulmans ne s’astreignent plus à manger halal, voire dans certains cas consomment tranquillement du porc sans que le ciel leur soit tombé sur la tête.
Pour terminer, les femmes se seraient longtemps comportées d’une certaine façon vis-à-vis de la viande et les hommes, d’une autre. Ils sembleraient qu’aujourd’hui ils se rejoignent en une sorte de troisième sexe...
En effet, la littérature décrit très bien qu’il y a eu des viandes d’hommes, les rouges, et des viandes de femmes, les blanches. Partant de l’hypothèse que les hommes s’adoucissent et que les femmes s’endurcissent un peu, je me suis demandée si un « troisième sexe » n’est pas en train d’émerger. Il s’agirait de personnes moins sexuellement marquées par les rôles traditionnels assignés, et cela pourrait se lire dans leur manière de consommer la viande.
Est-ce que les femmes dans mon style, avec une belle voix de mâle, mangent plus de viande rouge ? Est-ce que les hommes doux, non machos mangent plus de viandes blanches ? Eh bien oui. Il existe donc dans notre société des hommes très virils qui sont de gros mangeurs de viande rouge, des femmes très féminines qui sont de grosses mangeuses de viande blanche et, au milieu, des personnes qui ne sont pas dans des rôles sexués aussi marqués et dont les choix en termes de viande blanche ou rouge sont plus mitigés.
Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs et les invités
Bertil Sylvander. Avez-vous noté dans votre enquête que les consommateurs peuvent prendre en compte des facteurs plus éthiques, plus environnementaux dans leurs choix ? Certains disent-ils, par exemple, manger moins de viande rouge parce que c’est mauvais pour l’environnement ?
Geneviève Cazes-Valette. Je ne me suis pas intéressée à la question de l’environnement dans mon enquête qui était déjà énorme. En revanche, je me suis intéressée au rapport à l’animal. J’ai mesuré le degré de compassion vis-à-vis des animaux en général et l’acceptation de l’abattage alimentaire, et j’ai corrélé les deux à la consommation de viande. Le résultat est fabuleusement paradoxal. Les classes sociales modestes sont beaucoup plus sensibles au mal-être animal et les classes dominantes assument totalement la domination de l’humain sur les espèces animales. En revanche, cela ne se concrétise absolument pas dans la consommation. C’est même le contraire : les classes modestes consomment plus souvent de la viande et plus tranquillement de la viande, que les classes aisées. Je pense qu’il y a un discours socialement correct qui consiste à dire « Oh, les pauvres bêtes », mais quand on a le steak dans l’assiette... c’est bon.
Lucie Gillot. Maryse Carraretto, vous êtes allée ces dernières années à la rencontre de nombreux éleveurs des Pyrénées catalanes. Comment réagissez-vous à ce que nous venons d’entendre au regard de ces rencontres ?
Maryse Carraretto. Les éleveurs que j’ai rencontrés sont très soucieux de leurs animaux tout au long de l’élevage, de leur naissance jusqu’à l’abattoir. Jusqu’au dernier moment, ils espèrent qu’ils seront abattus dans les meilleures conditions possibles.
Geneviève Cazes-Valette. Je peux témoigner de ce souci qu’a eu également mon mari. Une vache sympa -il y en a une qui avait été baptisée Fayot, parce qu’elle n’arrêtait pas de venir le caresser- peut gagner un an ou deux de vie. Ce n’est pas mal dans une vie de vache.
>Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- Viande, Y’a bon bactéries, revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 8 novembre 2006
- Conserves de viande, contrôles efficaces ?, revue de presse de la Mission Agrobiosciences, janvier 2007
- Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ?, le billet de la Mission Agrobiosciences, par Jean-Claude Flamant
- Manger au Moyen-Age : à tout seigneur, toute humeur. Chronique Sur le Pouce suivie d’un entretien avec Gérard Garrigues, cuisinier, chef du Moaï. Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain !" de décembre 2008, "Manger, c’est pas sorcier, mais..." (Intégrale PDF)
- Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ? Serons-nous tous végétariens ?Une interview de l’anthropologue Annie Hubert, réalisée lors de "ça ne mange pas de pain !" de décembre 2007, Que mangerons-nous en 2050 ? (Intégrale PDF).
- L’industrialisation de la production des viandes. Les Actes des deuxièmes Rencontres Agriculture, Alimentation & Société de la SISQA. Un atelier animé par Philippe Baralon. Cabinet Phylum, spécialisé dans le conseil, la stratégie et l’organisation des filières alimentaires
- Retrouver aussi toutes nos publications sur le bien-être animal
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.