L’épicerie mozabite
Chronique "Le ventre du monde". Emission de mai 2012 de "Ça ne mange pas de pain !" Comme une indigestion de frugalité…
Bertil Sylvander. A Alger, beaucoup d’épiceries sont encore tenues par des mozabites. Descendants de berbères repoussés par les arabes dans les zones les plus pauvres : Kabyles dans les montagnes, Zénètes dans le Gourara, Chaouias dans les Aurès et .. Mozabites dans le M’zab, contrée désertique à 600 km au Sud d’Alger. Les mozabites sont connus, encore aujourd’hui, pour être d’excellents commerçants. Tout ce qui est possible d’avoir dans leurs magasins, ils l’ont et s’ils ne l’ont pas c’est qu’on n’en trouve pas. « Makan’ch ! Redoua inch’allah ! » (c’est-à-dire : « il n’y en a pas, demain, peut-être ? »). Frugalité ?
Dans les années 50, comme en France à l’époque, l’assortiment était limité : à l’entrée, à droite, un sac de riz (d’une seule sorte), un sac de farine (d’une seule sorte), un sac de sucre en poudre (id), un sac de semoule, un sac de lentilles, un sac de pois chiches, parfois des fèves sèches, etc... Sur les étagères : bidons d’huile (id), boîtes de concentré de tomates (id), lait en boîte Gloria, savons de Marseille, lessive, … épices diverses. Frugalité ?
Dans un meuble soi-disant réfrigéré, du beurre en motte, du lait en bidon, quelques fromages (dont l’inévitable « Vache qui rit® »), du fromage frais Gervais (dits « petits Gervais ») et des pots de yaourt en verre, … Frugalité ?
Et c’est à peu près tout. Pas de viande (aller chez le boucher), pas de fruits et légumes (chez le marchand idoine), pas de pain (boulanger), pas de vin (cave).
Quand ma mère m’envoyait faire quelques courses, par exemple du sucre, la seule question de choix qui pouvait me faire douter était : « une livre ou un kilo ? ».
Lorsque je suis revenu en Algérie, après quelques années passées en Suède, on comprend la distance et le choc culturel entre deux pays, deux époques, deux niveaux de développement, deux manières de concevoir la vie et l’alimentation ! Frugalité ?
Mais je n’étais pas seul ! Non, j’étais accompagné de ma fiancée de l’époque, la douce Lilian, dont j’ai déjà parlé dans cette rubrique. Lilian, qui n’avait jamais quitté la Suède et presque jamais le grand Nord, avait quelques difficultés avec la langue française, qu’elle avait du mal à apprendre. C’est pourquoi je lui servais de traducteur.
Dès notre arrivée à Alger, nous voici en train de faire des courses. Et nous entrons chez Abderrahmane, épicier mozabite (celui qui dit lorsqu’on s’en va : « aussoi-eussieu-erssi », c’est-à-dire « Bonsoir Monsieur, Merci ! ». Nous achetons ce dont nous avons besoin et Lilian me demande avec aplomb : « Fråga om dom har blåbär soppa ? ».
Je dois dire que je suis abasourdi. Je n’ose pas traduire. Lilian insiste et Abderrahmane, désireux de faire quelques affaires complémentaires, attend la traduction qui ne vient pas. Acculé, je lance craintivement : « Ma femme me demande si vous avez de la soupe de myrtilles ? ».
Triple, quadruple incompréhension ! Il faut d’abord se mettre d’accord sur ce que sont les myrtilles dans un pays méditerranéen du Sud, puis sur l’idée bizarre d’en faire de la soupe, puis sur la manière mystérieuse dont on pourrait la mettre en poudre et la régénérer, puis sur les voies et moyens de s’approvisionner de Suède à Alger, puis sur le coût exorbitant de cette denrée si on allait jusque-là ; et enfin sur le nombre de clients éventuels qui l’achèteraient (environ un tous les vingt ans). Profonde perplexité dans les yeux d’Abderrahmane. Profonde attente dans ceux de Lilian. Profonde détresse dans les miens. En Suède, c’est une base culturelle et cultuelle : pas de course de ski de fond, par moins trente, sans soupe de myrtilles ! Ici, c’est une énigme, un luxe, l’exotisme absolu. Là-bas, même les gens les plus pauvres en boivent ; ici, à part la semoule, on ne voit pas. La frugalité, ce serait de se passer de soupe de myrtilles en Algérie ... Méditons cela !
Chronique "Le ventre du monde" de Bertil Sylvander, sociologue et économiste. Emission de mai 2012 de "Ça ne mange pas de pain !" Comme une indigestion de frugalité….
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Retrouver les autres chroniques et interviews de cette émission spéciale frugalité :
- La sobriété heureuse ou comment rester sur sa soif ?. Entretien avec Jean Gadrey, professeur émérite d’économie à l’Université de Lille.
- La frugalité pour nouvelle religion ?. Entretien avec Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions (EHESS).
- Aux tables de la frugalité. Entretien avec Bruno Laurioux, Professeur en histoire médiévale à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, président du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.