30/10/2010
Vient de paraître dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Octobre 2010 (entretien original)

“Faut-il revenir à l’âge de pierre, pour résoudre les problèmes qui sont les nôtres actuellement ? Je ne le crois pas. »

Au cours de l’émission d’octobre 2010 de la Mission Agrobiosciences "Ça ne mange pas de pain ! " consacrée aux décryptages des nouveaux primitivismes, Sylvie Berthier recevait Jean-Loup Amselle. Dans cet entretien passionnant, l’anthropologue explique pourquoi l’espérance n’est plus orientée vers l’avenir mais vers le passé de l’humanité, comment ces valeurs et ces croyances sont portées par des scientifiques et par des élites, aussi bien dans les pays occidentaux qu’au Sud.
De la mise en scène grotesque de la primitivité par certains médias, au développement de représentations figées de leur propre culture par certains peuples pour satisfaire les touristes occidentaux, en passant par la destruction du lien social et la main mise du marché… quels sont les dangers et les dérives de cette idéologie New Age et comment sortir de ce piège identitaire ? Réponses avec Jean-Loup Amselle.
Photo : Jean-Loup Amselle, Copyright Annie Assouline

“Faut-il revenir à l’âge de pierre, pour résoudre les problèmes qui sont les nôtres actuellement ? Je ne le crois pas. »
Un entretien "Les pieds dans le plat" réalisé par Sylvie Berthier, de la Mission Agrobiosciences, lors de l’émission "Ça ne mange pas de pain ! " d’octobre 2010.

Sylvie Berthier. Nous sommes confrontés tous les jours, à la Mission Agrobiosciences, à des discours qui invitent à un ressourcement à la nature, qui font la promotion des produits de terroir ou des savoirs indigènes, et qui valorisent un retour en force de la religiosité dans les pratiques alimentaires. Je pense au halal par exemple… Parfois, nous sommes inquiets de certains propos étriqués, aux relents maurrassiens, sorte d’appels au repli identitaire…
La défiance envers les sciences semble se durcir, faisant le lit des nostalgies ou, pire, des obscurantismes, sur lesquels fleurissent les stages de spiritualité, les semaines de jeûne ou les séminaires de découverte personnelle.
Pour nous, une des explications de cette défiance remonte aux récentes crises sanitaires (Tchernobyl, l’amiante, le sang contaminé, la vache folle, les Ogm, aujourd’hui le retour du procès de l’hormone de croissance) couplées à la mondialisation, à la perte de repères, au sentiment de dépossession.
Afin de mieux comprendre et déjouer les dérives et dangers de discours politiquement corrects, vantant les mérites du Bon sauvage et de la Gentille nature, nous avons invité Jean-Loup Amselle, anthropologue, directeur d’études à l’Ehess, l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il vient de publier chez Stock, un livre très érudit, mais qui ne manque pas d’humour, sous le titre : Rétrovolutions, essais sur les primitivismes contemporains.
Vous avez-envie de passer un week-end dans une yourte ou de partir découvrir les peuplades encore sauvages d’Amazonie ? Attention, au réac qui est en vous !

Sylvie Berthier. Jean-Louis Amselle, vous dites que nous vivons une période réactionnaire, mais pas au sens politique du terme. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? La même chose que le primitivisme ?
Jean-Loup Amselle : Oui, il s’agit d’un retour en arrière. Pendant longtemps, nous avons vécu selon un principe d’espérance tourné vers l’avenir. Nous croyions dans le progrès et certains, de gauche, espéraient beaucoup dans le socialisme ou le communisme, dans une utopie tournée vers l’avenir. Aujourd’hui, c’est terminé. Notamment parce que mai 68 a signé la fin des grands récits, du marxisme notamment. On ne se tourne plus vers une espérance orientée vers l’avenir, mais vers le passé de l’humanité ou ce qui correspond à ce passé. C’est-à-dire, les sociétés ou les cultures exotiques les plus primitives, par exemple les Pygmées d’Afrique centrale, les sociétés de chasseurs collecteurs (1) ou les Indiens d’Amazonie.

Existe-t-il des signes de ces primitivismes contemporains dans notre rapport à l’alimentation, à l’agriculture, aux relations homme-animal ?
Tout à fait. Regardez la vague de céréales comme l’épeautre, qui était consommée par les Romains, ou le quinoa cultivé et consommé par les Indiens de l’Altiplano en Bolivie ou au Pérou. Il s’agit de céréales des origines soit parce qu’elles étaient consommées dans le passé, par nos ancêtres romains, soit parce qu’elles sont consommées aujourd’hui encore par des sociétés qui sont censées être nos ancêtres contemporains.

Si je vous dis authenticité, tradition, terroir, identité, origine… s’agit-il, pour vous, de mots liés à un certain primitivisme ?
Oui, d’une certaine manière. Se référer de façon exclusive à ce type de notions, c’est du primitivisme. Cela ne veut pas dire, pour autant, que tous les gens qui se réfèrent à cela sont des réactionnaires, au sens politique du terme. Si certains écologistes sont réactionnaires au sens politique du terme, d’autres ne le sont pas.

Il y a aujourdh’ui un manque d’espoir global, un désenchantement dans des partis dits de progrès social. Vous le datez de mai 68. On pourrait y rajouter mai 98 et la naissance d’Attac, révélatrice du manque d’espoir d’une alternative politique. Objectivement, dans nos sociétés et partout dans le monde, des écarts se creusent entre les plus riches et les plus pauvres, avec ce sentiment de ne plus avoir de prise sur rien… Et puis les hommes ont toujours eu besoin de ritualisation, de croire en quelque chose. Est-ce que tout cela n’explique pas, d’une certaine façon, ce retour au primitivisme ?
Oui, mais je crois que ce retour est illusoire parce que les sociétés auxquelles on se réfère – j’évoquais les Pygmées d’Afrique centrale ou les Indiens d’Amazonie-, ne sont plus des sociétés de l’âge de pierre - pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’anthropologue américain Marshall Sahlins, influencé par les idées anarchistes, qui a décrit les sociétés de chasseurs collecteurs comme des sociétés d’abondance (2). Ces sociétés-là où ces cultures ont elles-mêmes évolué. Elles ne sont pas restées figées à l’âge de pierre, elles se sont adaptées à l’histoire, à la contemporanéité : elles représentent donc de mauvaises références, pour ce qui concerne un retour à l’origine. Alors qu’il y ait une crise, bien sûr. D’ailleurs elle n’est pas nouvelle, qu’il s’agisse de l’opposition Nord/Sud, de la famine, de la croissance démographique, et plus récemment du changement climatique, etc. Mais, faut-il, pour autant revenir à l’âge de pierre pour résoudre les problèmes qui sont les nôtres actuellement ? Je ne le crois pas.

Qui porte ces valeurs du primitivisme ? Des partis politiques, à droite, à gauche ? Des intellectuels ? Chacun d’entre nous ? Et avez vous l’impression qu’elles sont également relayées par les scientifiques ?
Bien sûr. Il y a, dans les pays occidentaux, en Europe, aux Etats unis, ce que l’on pourrait appeler les couches ethno-éco-bio. Mais on ne trouve pas ces intellectuels au Nord uniquement, mais aussi au Sud. Ainsi, les élites de certains pays d’Amérique du Sud, comme la Colombie, sont également ethno-éco-bio. Regardez au Brésil, ce week-end (3) la candidate écologiste a obtenu 20% des voix au premier tour de l’élection présidentielle, ce qui est considérable. Et puis on observe chez les scientifiques, en particulier chez les physiciens, une croyance de plus en plus grande en Dieu. Le boson est nommé la particule de Dieu par certains, selon l’idée qu’on ne peut pas tout expliquer, que la science ne peut pas venir à bout de toutes les énigmes de la vie et de l’Univers. Dans mon livre, je cite aussi l’exemple de Kary Mullis, prix Nobel de chimie en 1993 qui a fait une découverte sur l’ADN. Il dit qu’il n’a pu concevoir cette représentation de la molécule qu’en prenant du LSD...

Quels sont à votre avis les dangers et les dérives de ce genre de postures ?
Nous sommes, là, grosso modo, dans l’idéologie New Age dont je crois qu’elle a pour effet d’opérer un repli, une sorte de cocooning de l’individu qui débouche, finalement, sur l’absence de lien social. Il n’y a plus de lien social autre que le marché. Je pense que cela a un effet anesthésiant, de dépolitisation des individus et de repli sur soi qui est dommageable, alors que l’on a besoin, me semble-t-il, de liant, d’un lien social qui permette de mener une action politique, syndicale de façon à se confronter à des régimes qui ne sont souvent pas très brillants.

Qu’est-ce qui pourrait faire que l’on bascule à nouveau vers une certaine confiance dans le progrès, dans l’avenir et que l’on recrée ce fameux lien social ? Un projet politique doit-il se mettre en place ?
Je crois qu’il ne faut effectivement plus avoir cette croyance aveugle dans le progrès qu’on pouvait avoir aux 18ième et 19ième siècle, mais faut-il pour autant récuser tous les travaux scientifiques et leurs débouchés techniques ? C’est abusif. Le problème des sciences et techniques, c’est qu’actuellement il existe une espèce d’opacité, car les décisions sont prises en petits comités, par des experts, sans aucun contrôle démocratique. Je pense donc qu’il faut un contrôle citoyen et démocratique de la recherche scientifique et de ses applications techniques. C’est notamment ainsi que l’on sortira de cette impasse.

Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs
Valérie Péan. Je voulais revenir à l’anthropologie. Vous égratignez pas mal certains de vos confrères dans votre ouvrage. On voit aujourd’hui la mode des BD, des livres et des films préhistoriques, et comment certains chercheurs surfent sur cette vague… Je me dis qu’il y a une responsabilité des anthropologues qui sont incapables de penser le présent, et qui se réfugient, eux-aussi, dans la période préhistorique. Là où il me semble que c’est un peu grave, c’est que l’anthropologue a remplacé, dans l’éclairage de la pensée, les philosophes et les sociologues. Aujourd’hui, on entend facilement dire qu’un sociologue est anthropologue, et non plus sociologue.
J-L.A. Il y a une responsabilité de certains anthropologues. L’anthropologie qui domine actuellement, surtout en France mais pas seulement, est une anthropologie primitiviste, parce que les disciples de Lévi-Strauss occupent le devant de la scène. Ceci d’autant plus, qu’a vu le jour, en 2006, le musée du quai Branly, un musée primitiviste qui dispose de crédits considérables et dont la section recherche est contrôlée par des disciples de Lévi-Strauss. Cela renforce cette pente primitiviste d’une certaine anthropologie partiellement valorisée par certains médias. Je pense à « Libération » notamment, qui est un journal primitiviste, qui a publié récemment quatre pages sur un ouvrage qui vient de paraître sur les Yanomami du Brésil (4), illustrées de photographies de Raymond Depardon. Cela donne un impact particulier à une certaine anthropologie au détriment d’une autre, qui serait celle à laquelle je me rattache : une anthropologie de la contemporanéité qui étudie les gens, les Indiens, les Pygmées, mais aussi les Africains, les Amérindiens en général, les Océaniens comme des gens qui vivent dans notre temps, dans notre contemporanéité, qui ont des Toyota, qui se servent de portables, d’ordinateurs, etc. Parce que - c’est aussi le problème – les médias opèrent une mise en scène de la primitivité. Je pense en particulier à l’émission de télé réalité sur TF1 « Bienvenue dans ma tribu » qui donne une image complètement fausse des Papous de Nouvelle Guinée ou d’autres peuples, africains ou autres. Ils organisent une véritable mise en scène, en faisant se déguiser les gens chez lesquels sont envoyées des familles françaises, selon un phénomène de primitivisation de l’exotique.

Sylvie Berthier. Cela fait penser au phénomène de folklorisation chez nous, quand on met des bérets, des baguettes et des sabots aux paysans.
J-L.A. C’est exactement du même ordre.

Jacques Rochefort. Vous êtes spécialiste de l’anthropologie africaine. Comment les Africains voient-ils cette notion de primitivisme ? Comment la reçoivent-ils ?
J-L.A. Je crois qu’il ne faut pas se leurrer, les Africains jouent de cela aussi. Ils savent de quel côté leur tartine est beurrée. Si l’on prend l’exemple des Dogons du Mali, dans la zone la plus touristique du pays, à Sangha, les artisans qui réalisent des masques dogons s’inspirent de photographies tirées des livres de Marcel Griaule (5), qui ont 50 ou 60 ans, parce qu’elles correspondent à l’image que les touristes se font des Dogons. Résultat : les Dogons développent des représentations figées de leur propre culture à destination des touristes. Une mise en scène de la primitivité est opérée par les « primitifs », les Africains eux-mêmes, à destination du public occidental parce qu’il y a une attente du public occidental, c’est ce qui marche. L’Afrique est l’objet d’investissements complètement contradictoires. D’une part, elle est vue comme le continent des guerres tribales, de la pauvreté, du Sida, de la misère, etc. ; d’autre part, comme une source de régénération, de jouvence. En dehors des céréales de la préhistoire, nous consommons des produits de beauté réalisés en grande partie avec du beurre de karité, qui est censé être une substance primitive, donc à même de régénérer nos corps d’Occidentaux fatigués.

Sylvie Berthier. Le discours de Sarkozy à Dakar, qui disait que les Africains n’étaient pas rentrés dans l’Histoire, n’a peut-être pas arrangé les choses…
J-L.A. Ce discours est contradictoire parce que, à la fois, il reproche aux Africains de pas être rentrés dans la modernité tout en louant leur négritude, la sagesse ancestrale de l’Africain qui pourrait venir rajeunir notre Occident fatigué. On ne sort pas de ce piège identitaire dans lequel tous les continents exotiques sont plongés.

Valérie Péan. Ce regard porté sur ces sociétés exotiques serait-il aussi une forme d’interdiction d’accéder à la modernité, au développement ?
J-L.A. Oui. Le discours de Sarkozy à Dakar est d’ailleurs révélateur de cela : vous ne pouvez pas accéder à la modernité mais, au fond, ce n’est peut être pas plus mal : restez là où vous êtes et vous - nos ancêtres contemporains- nous servirez de témoins d’un monde que nous avons perdu.

Sylvie Berthier. Des réservoirs de la biodiversité humaine en quelque sorte ?
J-L.A. C’est une bonne formule.

Une interview de Jean-Loup Amselle, anthropologue

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