Le porc épique. L’épopée du porc au Proche-Orient
Chronique Sur le pouce de l’émission de novembre 2009 "Tours de cochon : les heurts et malheurs du porc"
L. Gillot. Le porc est la viande la plus consommée en France, en Europe et dans le Monde. En France, on ne compte plus les plats dont il est l’un des aliments phares – de la choucroute alsacienne aux nombreuses potées -, sans oublier toutes les spécialités charcutières et autres cochonnailles. Dans l’Antiquité, les Grecs comme les romains s’en délectaient, à tel point que l’on retrouve l’animal dans les écrits des plus célèbres poètes antiques, d’Homère à Aristophane. En Asie, le porc occupe également une place de choix : la Chine est le plus gros producteur de porc au monde ; le Vietnam, l’un des plus gros consommateurs puisque que la viande de porc représente les ¾ des viandes consommées. Dans l’imaginaire, l’animal occupe également une place de choix puisqu’il figure parmi les différents signes astrologiques chinois avec, comme valeurs associées, la loyauté, la sensibilité, la non violence ou encore la soif de connaissance et l’obstination.
Historiquement, le Proche-Orient fut l’un des principaux foyers de sa domestication tout comme de nombreux autres animaux – chèvres, moutons... Retour sur l’épopée du porc au Proche-Orient avec Brigitte Lion, Professeur des Universités en histoire antique à l’Université François Rabelais de Tours. Brigitte Lion a dirigé, avec Cécile Michel, Directrice de recherches au CNRS, le colloque « De la domestication au tabou : le cas des suidés au Proche Orient ancien », dont les actes ont été publiés aux éditions De Boccard en 2006.
L. Gillot.Pour bien préciser les choses dans le temps et l’espace, pourriez-vous nous dire quand et à quels endroits du Proche-Orient remontent les premières traces de la domestication de cet animal ?
B. Lion. Les premières traces de la domestication du cochon, principalement des ossements, datent du IXe millénaire avant Jésus-Christ. En fait, pendant toute l’époque préhistorique, on trouve des traces de cochon domestique sur des sites d’Irak, de Syrie et de Turquie, aux frontières du croissant fertile.
Quand on arrive à l’époque dite historique, aux débuts de l’écriture (fin du IVe millénaire avant Jésus-Christ), on rencontre, dans les textes les plus anciens, un idéogramme qui désigne le cochon. A la même époque, on a également trouvé des images de suidés même si l’iconographie dépeint plutôt des scènes de chasse au sanglier que des cochons domestiques. Toutes ces traces sont datées de plusieurs millénaires avant Jésus-Christ, autrement dit bien avant la rédaction de l’Ancien Testament.
Quelle place était alors accordée au porc au regard des autres animaux domestiqués ? L’élevage était-il important ?
Le cochon n’a jamais occupé une place prédominante et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, le climat de cette région du monde, très sec, convenait mieux à l’élevage de petits ruminants, comme les moutons ou les chèvres. D’autre part, une partie de la population était nomade ou semi-nomade. Or si l’on peut se déplacer avec ses troupeaux de chèvres ou de moutons, le porc, lui, est un animal sédentaire : il ne nomadise pas.
Cela étant, pour les périodes historiques allant du IIIe au Ier millénaire avant Jésus-Christ, sur les sites fouillés par les archéologues, 5 à 25% des ossements d’animaux retrouvés étaient d’origine porcine. Si cette proportion varie selon les périodes historiques et les lieux, elle donne néanmoins une indication de ce qui pouvait être alors consommé par les populations sédentaires.
Il s’agissait surtout d’élevages domestiques de taille familiale. Y avait-il également des porcheries de plus grande dimension ?
On peut le penser. Ainsi, si les archéologues n’ont pas retrouvé de traces physiques de celles-ci, des textes anciens mentionnent néanmoins l’existence de porcheries pouvant accueillir 100 à 200 bêtes. Il s’agissait vraisemblablement d’élevages rattachés à des palais. Mais ce type d’élevage reste anecdotique : le porc était alors l’animal domestique par excellence, c’est-à-dire celui qui est dans la domus, la maison. C’est d’ailleurs pour cette raison que les archéologues n’ont pas ou peu retrouvé de traces écrites relatives à cet animal. Si ce dernier naît, grandit, est tué et consommé dans la même maison, il ne fait l’objet d’aucune acquisition ou vente. Dès lors, à l’exception des ossements, il ne subsiste pas de trace de son élevage.
On évoquait, en introduction de cette émission, tous les usages qui pouvaient être faits du cochon qu’ils soient alimentaires ou non. A-t-on une idée de ceux qui en étaient fait alors ?
Il faut savoir que, contrairement aux autres animaux élevés, le porc n’était destiné qu’à un usage alimentaire. Les brebis ou les chèvres fournissaient, outre leur chair, du lait ; les moutons, de la laine comme l’attestent de nombreux textes de transactions. Quant aux bovins, ils étaient également utilisés comme animaux de trait. De fait, alors que la documentation écrite abonde sur ces animaux d’élevage, on ne trouve rien de semblable avec le cochon. Apparemment sa peau n’était pas utilisée, encore moins son lait. Les textes qui se rapportent au suidé ne font référence qu’à sa chair ou sa graisse – le saindoux. Il s’agit là d’une singularité au regard des autres animaux élevés à la même époque.
De même, on ne sait pas vraiment sous quelle forme était consommée sa viande. Les rares recettes retrouvées et éditées par Jean Bottéro [1] sont celles de bouillons auxquels on ajoutait parfois de la viande sans spécifier pour autant de quel animal elle provenait. Par défaut, on pense qu’il s’agissait surtout de viande de mouton.
A cette époque, les populations qui résidaient au Proche-Orient étaient polythéistes ; elles vénéraient plusieurs divinités auxquelles elles offraient de la nourriture. Le cochon pouvait-il faire l’objet d’une offrande ?
A nouveau, cet animal présente une singularité. S’il était effectivement offert aux morts, aucun document n’indique qu’il pouvait être donné aux dieux. Certes, à l’occasion des fêtes religieuses, on trouvait, parmi les nombreuses victuailles, du porc. Mais, comme ces repas étaient destinés aussi bien aux hommes qu’aux dieux, il est fort possible que ce soit les premiers, et non les seconds, qui le consommaient. Cette hypothèse est d’autant plus probable que le porc ne figure pas dans les textes détaillant les nourritures présentées aux statues divines. Il en est de même, d’ailleurs, pour la chèvre.
Le Proche-Orient est le berceau des grandes religions monothéistes. Dans le judaïsme et dans l’islam, la consommation de porc fait l’objet d’un interdit alimentaire. A-t-on réussi à dater, même approximativement, le moment où la consommation de porc a été prohibée ?
En Mésopotamie, au Ier millénaire avant Jésus-Christ, l’image du cochon change. Celle-ci était, déjà auparavant, ambivalente puisqu’il n’était pas offert aux dieux. Mais à cette époque, on remarque, d’une part, un désintérêt pour sa viande et, d’autre part, un changement dans le regard porté sur l’animal : il est considéré comme sale et des textes indiquent qu’il ne doit pas s’approcher des temples. Faut-il pour autant conclure qu’il s’agit là d’un point de vue partagé ? On peut se demander si cette position n’était pas celle d’une élite lettrée et non de la population dans son ensemble. Et, ce, d’autant plus que, à la même époque, d’autres textes précisent quels jours il est autorisé ou non de manger du porc. Autrement dit, l’animal était toujours consommé.
En Israël, de nombreuses recherches ont été menées sur cette question de la consommation de viande de porc. Mais les résultats des scientifiques sont ambigus car l’animal semble disparaître de cette région au milieu du IIe millénaire avant Jésus-Christ c’est-à-dire antérieurement à l’écriture de l’Ancien Testament.
Olivier Assouly, dans une précédente émission de "Ça ne mange pas de pain !" suggérait que les interdits alimentaires avaient pour fonction de « marquer l’obéissance à la loi divine (…) de concrétiser le pacte qui lient les fidèles à Dieu ». Les conclusions de votre colloque rejoignent-elles cette analyse ?
Tout à fait. Les chercheurs invités pour aborder ces questions, Claudine Vassas [2] pour le judaïsme et le christianisme, Mohammed Hocine Benkheira [3] pour l’Islam, partageaient ce point de vue. Les interdits d’ordre religieux trouvent leur justification dans une explication d’ordre religieux. Ainsi, divers arguments ont été avancés pour expliquer l’interdit alimentaire portant sur la consommation de porc, au premier desquels le climat. Certes, celui-ci n’était pas favorable à l’élevage porcin. Néanmoins, il n’éclaire en rien sa prohibition puisque l’animal a été élevé et consommé pendant plusieurs millénaires. Il en va de même pour les arguments d’ordre sanitaire [4].
B. Sylvander : J’aimerais revenir sur la sédentarisation des populations au Proche-Orient. J’avais lu quelque part que, au moment de la sédentarisation, la mortalité et les maladies humaines avaient considérablement augmenté. Or cet accroissement serait lié en partie à la proximité entre les humains et les porcs : ces derniers leur auraient transmis certaines pathologies.
B. Lion.Les archéologues ne disposent d’aucune donnée réelle ou symbolique confirmant cette hypothèse. La sédentarisation des hommes étant antérieure de plusieurs millénaires à l’apparition de l’écriture, nous ne disposons pas de documents. En outre, cet accroissement de la mortalité-morbidité, s’il a vraiment eu lieu, n’a pas laissé de traces dans l’imaginaire collectif. Certes, à partir du Ier millénaire, le cochon est considéré comme un animal sale et glouton. Mais il n’est pas perçu comme pouvant être dangereux ou comme vecteur de pathologies. Au contraire, il était utilisé dans la pharmacopée et en médecine de toutes les manières possibles et imaginables. Ainsi les "médecins" soignaient les maladies avec de la viande, du sang, de la peau, des soies, des os et même des excréments de porc. C’est peut-être par ce biais là que l’on a attrapé des maladies.
J. Rochefort : Si je vous entends bien cela signifierait qu’il n’y avait pas de culte voué au cochon.
Effectivement. Les divinités étaient anthropomorphes et parfois associées à des animaux telle que la déesse de la médecine et son chien. Le cochon, lui, n’est associé à aucune divinité particulière. Il n’y a certainement pas de culte voué au cochon.
Chronique Sur le pouce de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" de novembre 2009 "Tours de cochon : heurts et malheurs du porc"
Lire les autres chroniques et tables rondes de cette émission consacrée au cochon :
- "Sale temps pour le cochon !". Le revue de presse de l’émission
- Aux noms du porc. La Chronique Grain de sel de Valérie Péan.
- Une vie de cochon, vraiment pas rose. Entretien avec Jocelyne Porcher, sociologue, chargé de recherches à l’Inra
- "Monsieur Besson, ce que je veux, c’est des pieds paquets". La chronique "Le ventre du monde" de Bertil Sylvander.
(1) Image : couverture des actes du colloque "De la domestication au tabou : le cas des suidés au Proche-Orient". En savoir plus
Sur ce thème, on peut lire également sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- "Viande : le nouveau péché de chair ?". L’Intégrale de "Ça ne mange pas de pain !" de juin 2009. Anthropologues et écrivain reviennent sur les rapports de l’homme moderne à la viande, entre enjeux sanitaires, environnementaux et sociétaux.
- Interdits alimentaires : aux tables de la Loi. L’Interview d’Olivier Assouly, enseignant en philosophie, responsable de la recherche à l’Institut français de la mode. Réalisée dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de décembre 2008 : "Manger, c’est pas sorcier, mais..." A propos des croyances, rituels et interdits alimentaires" (Intégrale PDF)
- L’homme, le mangeur, l’animal : qui nourrit l’autre ?. Synthèse d’une partie des interventions du colloque organisé par l’Ocha (Observatoire cidil des habitudes alimentaires) les 12 et 13 mai 2006
- Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ? Serons-nous tous végétariens ?. Interview de l’anthropologue Annie Hubert, réalisée lors de "Ça ne mange pas de pain !" de décembre 2007, Que mangerons-nous en 2050 ? (Intégrale PDF)
- L’industrialisation de la production des viandes : marketing, transparence, traçabilité.... La restitution de l’Atelier organisé dans le cadre de la Sisqa, décembre 2001.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h00-18h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.