Comment se débarrasser d’un Brunost ?
La chronique Le Ventre du Monde de Bertil Sylvander, octobre 2009
Bertil Sylvander : A l’occasion d’une de mes missions en Scandinavie, mon interlocuteur me donna, comme cadeau de départ, un petit paquet soigneusement emballé sous vide, de couleur brune et joliment étiqueté, avec un petit drapeau norvégien et une mention bien en évidence : « Brunost ». Il s’agit d’un petit fromage fabriqué à base de 24 % de lait de chèvre et le reste en lait de vache, de crème et de petit lait, bouilli pendant assez longtemps pour qu’il reste une pâte brune aux forts accents de caramel. Brunost signifie en norvégien : fromage brun. C’est original.
Je connaissais bien ce produit, car je l’avais rencontré dans mon enfance, en vacances en Suède, sous le nom de Mesost. C’est pourquoi, après les remerciements d’usage, je ne manifestais pas d’enthousiasme excessif. En effet, la couleur brune et le goût de caramel viennent d’un phénomène que les professionnels français de la fromagerie ont appris à nommer au cours de leurs études : la réaction de Maillard. Une réaction qui se produit lorsqu’on chauffe ensemble et pendant un certain temps les protéines et les sucres (lactose) du lait. Ces deux composés crament de conserve et ça donne cette consistance, couleur et goût qui sont considérés comme un accident de fabrication, débouchant chez nous sur un défaut rédhibitoire du produit.
Paraphrasant Pascal (je l’ai déjà dit ici : « vérité au Sud des Ardennes, erreur au-delà ».), je me méfiais de mon premier réflexe, redoutant qu’il ne s’agisse de ma part d’une étroitesse d’esprit et d’un préjugé haïssable.
Je résolus donc de le ramener à ma famille, sans rien dire. Je le mis sur le plateau de fromage et, hélas pour la tolérance culturelle que je défends pourtant ardemment, les réactions de dégoût ne se firent pas attendre. Pouah.
Mais j’étais obstiné et comme Noël approchait, je gardais mon fromage en secret. Le soir du réveillon, nous étions en train de confectionner le buffet des hors-d’œuvre et trônaient sur la table les fromages blancs battus et leurs légumes crus, la tapenade, le hoummous, le tarama, les tsatsikis, les canapés au foie gras et aux truffes, les tomates cerises, etc.. Bref, rien que de l’habituel. Sans rien dire à mes invités, j’y cachais mon Brunost, mais cette fois - astuce ! - coupé en petits dés, reposant sur une minuscule feuille de salade, munis d’un cure-dents pour mieux les saisir.
Les invités sont arrivés, on est passés au buffet de hors-d’œuvre et à l’apéro, puis on est passés à table. La soirée et la nuit se sont écoulées. Le lendemain, je suis allé relever les résultats de mon expérience, et j’ai constaté, sur la table des hors-d’œuvre, que toutes les assiettes étaient vides, sauf une, celle où tous les petits dés de Brunost se dressaient bravement, pour me signifier qu’on ne les aurait pas à ce petit jeu.
Le test était impitoyable et d’autant plus significatif qu’aucune parole n’avait été échangée là-dessus, ni avec moi, ni entre les convives (donc pas de biais méthodologique). Les gens s’étaient servis tout en papotant, sans accorder la moindre attention aux mets présentés (ce qui, soit dit en passant, relativise quelque peu le mythe du français « fine gueule »). Ils s’étaient conduits comme des animaux d’expérience.
Je regardais alors mon Brunost, avec un mélange de lassitude, de pitié et de colère. Je décidais de tenter le tout pour le tout et je le mis... à la salle de bain, pour entendre ma fille me dire le lendemain : « pas terrible, ton savon norvégien ».
Il y a donc une certaine objectivité dans les habitus alimentaires, mon cher Bourdieu.
La chronique Le Ventre du Monde de Bertil Sylvander, émission d’octobre 2009 de "ça ne mange pas de pain !", "Voix lactées : des débats et du lait"
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