Slow Food à l’ère du consumérisme culinaire
Un article d’Olivier Assouly (IFM, 3 novembre 2012)
Le salon du goût de Slow Food qui s’est achevé la semaine dernière à Turin donne de solides raisons de croire en une voie alternative au modèle industriel (voir l’article paru dans Le Monde du 28 septembre 2012 : Les aliments qui changent le monde). Mais il fait craindre aussi que ce mouvement soit en voie de récupération et soit en train de devenir un secteur de consumérisme alternatif au sein d’une vaste économie des loisirs.
Indiscutablement, la force de cet événement turinois était dans le rassemblement de milliers de paysans et producteurs artisanaux, avec des produits italiens ou de dizaines d’autres pays, en plus des nombreuses conférences, toutes liées aux enjeux de l’alimentation, au goût, avec en parallèle l’organisation de nombreux ateliers (potagers, cours de cuisine, dégustation de vins, etc.).
Cependant, plusieurs détails frappent l’attention, pas uniquement l’immensité spectaculaire du lieu et le nombre intimidant des exposants avec qui, en raison de la foule et de la dimension mercantile, le dialogue est loin d’être évident. C’est l’espace de restauration des délégations de Terra Madre, mouvement de défense des paysans, qui se trouve être une concession gérée par Autogrill (le « leader mondial de la restauration au service des voyageurs »). C’est encore le groupe Lavazza qui fournit officiellement le café. Par ailleurs, des palettes d’eau minérale embouteillée sont débitées au prix d’une accumulation massive de déchets plastiques. Il faut répondre que c’est la norme habituelle en matière d’organisation et de logistique à l’occasion de tout salon. Mais elle est plus problématique pour un événement qui se veut exemplaire et alternatif.
L’intérêt de groupes industriels à être présents sur ce lieu du « bon, du propre et du juste »
On conçoit aisément l’intérêt de groupes industriels à être présents sur ce lieu du « bon, du propre et du juste » – pour reprendre les valeurs cardinales de Slow Food – en terme de communication et d’images de marques. En revanche, il semble que Slow Food ait pour sa part plus à y perdre. Pour souligner les paradoxes supplémentaires de la situation, l’espace de restauration en question bénéficiait de l’assistance de dizaines de volontaires, au service d’une entreprise avec laquelle ils étaient très loin de partager la même vision du monde.
Evidemment, ce premier constat n’enlève rien à la qualité de la grande majorité des producteurs présents, en provenance de plusieurs continents, porteurs de traditions et de savoir-faire, et d’une véritable diversité végétale, animale et gastronomique. Ce qui paraît plus inquiétant, c’est l’orientation que le mouvement donne à cette richesse agricole et gastronomique en l’inscrivant dans une économie des loisirs.
En témoigne, d’abord, le nombre important de visiteurs déambulant avec appétit, souvent équipés d’une poussette, l’avatar du caddy, qui n’est pas sans rappeler les travées d’un supermarché. Certes, les marchandises vulgaires ont été remplacées par des produits plus artisanaux et frappés du sceau de l’authentique. Mais les visiteurs avides de bons produits n’ont rien à envier à la jouissance boulimique des masses ordinaires de consommateurs.
Le savoir-faire des paysans n’apparait plus qu’à travers des produits finis, de haut de gamme et de luxe
Ensuite, il n’est que de songer à l’ouverture de supermarchés à Turin, Rome ou encore à New York sur la Cinquième avenue, sous le nom de Eataly, avec la bénédiction de Slow Food. Le savoir-faire des paysans et des artisans n’apparaissent plus qu’à travers des produits finis, de haut de gamme et de luxe, soigneusement rangés dans les étals et réservés aux classes supérieures. Le paradoxe du modèle est de défendre les plus humbles mais de satisfaire les appétits d’une population aisée.
Enfin, à un autre niveau, il y a la publication de guides pratiques notant restaurants et produits. Et, chose plus étonnante, la création d’une agence de voyages proposant des circuits oeno-gastronomiques pour découvrir le Piémont, la Toscane ou l’Ombrie, avec visites de lieux typiques et rencontres avec d’ « authentiques producteurs ». Va-t-on se rendre sur ces sites authentiques comme dans des réserves de biodiversité alimentaire transformées en attractions patrimoniales ? Quoi qu’on dise, tout ceci n’est pas étranger à la profusion contemporaine des émissions de télévision, des ateliers de cuisine et à la médiatisation de la cuisine. Tout un champ de l’économie peut compter depuis quelques années sur la cuisine et une entrée en force des loisirs culturels gastronomiques.
Le mouvement gagne en cohérence, mais tend à se normaliser
A mesure que le mouvement s’organise, il gagne en cohérence et visibilité mais tend alors à se normaliser. Il trouve sa place, au sein d’une catégorie alternative, à l’intérieur d’un système commercial déjà établi et tout en contestant certains de ses postulats. Par exemple, la vente de produits biologiques et fermiers dans la grande distribution n’a pas transformé en profondeur son système de profit et la pression commerciale exercée sur les producteurs. On a accordé un statut à part à cette catégorie de produits, mais c’est une façon d’en faire un sous-ensemble – par voie d’intégration – d’un système toujours dominant. En cela, l’intégration reste paradoxalement le meilleur moyen pour la majorité de détruire les minorités et les priver de leur singularité.
L’erreur serait de croire à la nécessité de rivaliser avec l’industrie agroalimentaire en reprenant ses techniques, ses moyens de financement, sa communication, le gigantisme de ses propres salons et ses techniques de commercialisation, ou son système de distribution qui passe par le modèle du supermarché. Aujourd’hui encore, la force de mouvements comme Slow Food est de susciter auprès de la société un fort mouvement de reconnaissance et d’adhésion morale. De ce point de vue, son poids symbolique est tout sauf négligeable. Même sans adhérer au mouvement, les citoyens considèrent que les valeurs défendues sont désirables et qu’elles dessinent un avenir que le productivisme et la spéculation autour des matières premières a détruit.
Mais le modèle en place voudrait faire de la cuisine et des pratiques alimentaires un secteur dynamique d’une économie des loisirs. Ces évolutions actuelles font tendre du côté d’un consumérisme alternatif qui, au reste, est devenu le standard élargi de la consommation. En s’érigeant en loisir, la cuisine ne remet jamais en cause la donne industrielle. Elle complète et affine l’ « offre », et elle redistribue les rôles, en partageant cette idée que la cuisine est ludique et vecteur d’hédonisme.
L’essentiel des pratiques alimentaires tient dans leur inscription au quotidien et dans des territoires
Or, l’essentiel des pratiques alimentaires tient dans leur inscription au quotidien et dans des territoires, dans la refonte des rapports entre producteurs et les mangeurs, par le besoin de vivre et de réformer les modes destructeurs de production, de créer des liens économiques et sociaux. En d’autres termes, l’essentiel n’est pas de voir des produits locaux prisés à l’autre bout du monde, après des heures de transport par avion, par des consommateurs raffolant de l’exotisme d’un sel unique fabriqué au Kenya et labellisé par Slow Food. Il faut encore ajouter que la normalisation de Slow Food se pourrait être le fruit d’une organisation extrêmement pyramidale, l’archétype de l’entreprise du 20ème siècle. Pourtant, la contestation se fait entendre, elle vient de ses membres et des sympathisants dont certains regrettent déjà le dévoiement d’une association et d’une cause à laquelle ils n’ont pas renoncé, mais à laquelle ils pourraient donner à l’avenir d’autres formes et un autre corps.
Accéder au portrait et interviews de Olivier Assouly, sur le site de la Mission Agrobiosciences.
Accéder à l’article d’Olivier Assouly sur le blog du Monde