Un petit livre (62 pages), un petit format, une couverture d’un bleu comme la Méditerranée, pour saisir les ombres et les lumières de l’histoire du monde méditerranéen. En tableau d’ouverture, une référence à l’œuvre de Fernand Braudel dont les écrits ont largement contribué à forger la conscience que nous avons de la Méditerranée. Chaque chapitre illustre ensuite, telle une aquarelle à la fois lumineuse et précise, que l’espace méditerranéen a toujours été le lieu de mouvements, migrations, conquêtes militaires, confrontations culturelles, flux et reflux politiques tout au long de l’histoire, ce qui met à mal le rêve d’une unité du monde méditerranéen qui ne fut réalisée que durant les quelques siècles de la grandeur de Rome. Pour le reste de l’histoire, le vécu des peuples méditerranéens est associé à des transformations successives, à ses « avatars ». Mais, à travers ceux-ci, le monde méditerranéen reste lui-même ?
Un parcours de plusieurs siècles au long duquel le souci d’Henry Laurens est de cerner ce que sont les traits spécifiques propres à cette région du monde derrière l’apparence désordonnée des mouvements de l’histoire. Ainsi, sur le fond climatique commun, il identifie une « organisation humaine méditerranéenne » générée à partir du 16ème siècle lors du « petit âge glaciaire », à savoir la concentration des populations dans les zones de collines et de montagnes comme refuges face aux dangers des plaines côtières, accompagnant le développement d’une économie agricole faite de terrasses cultivées et de vergers, complétée par la transhumance des troupeaux, façonnant le paysage que nous considérons aujourd’hui comme « typique » au nord comme au sud. Trois siècles après, ces zones refuges de montagne vont se transformer à partir du 19ème siècle en réservoirs de main-d’œuvre pour l’expansion industrielle des pays européens et nord-américains. Toutes les sociétés montagnardes vont être mises à contribution par ce mouvement insiste Henry Laurens. Selon la même logique, à quelques décennies d’écart, ce sont d’abord, au nord, l’Espagne et l’Italie puis, à partir de 1950, un arc qui va de la Turquie au Maroc. Autre modification profonde, le tourisme de masse d’origine européenne, entraînant des flux d’une autre nature et une autre logique de développement économique : ses ingrédients combinent l’attrait pour les monuments antiques avec la découverte de l’agrément des séjours hivernaux puis des bains de mer pour la satisfaction des corps. Un héliotropisme qui n’est pas sans conséquences déséquilibrantes pour les écosystèmes fragiles de cette région, souligne Henry Laurens. Simultanément, l’expansion urbaine se traduit par le « bétonnage » des rivages, au nord comme au sud.
Autre regard, celui de la géopolitique. La Méditerranée des 19ème et 20ème siècles est dominée par l’expansion française sur la rive sud et par le souci des Anglais de sécuriser la route des Indes de Gibraltar au Canal de Suez. C’est « l’apogée de l’idée méditerranéenne », comme un âge d’or de la Méditerranée au cours de la première moitié du 20ème siècle, avec des routes maritimes pacifiées et une domination latine qui tend à rejeter « l’affirmation de la supériorité des races anglo-saxonnes et protestantes », et à revendiquer un accès à la modernité qui lui serait spécifique. Image idéalisée de la Méditerranée bientôt mise à mal par les mouvements de décolonisation post deuxième guerre mondiale, plus ou moins bien assumés de part et d’autre. Ainsi, remarque Henry Laurens, n’invoquerait-on pas aujourd’hui l’unité méditerranéenne pour cacher les rapports difficiles entre les pays qui ont acquis leur indépendance et les anciennes puissances coloniales ? Sans oublier le caractère inédit de la dynamique européenne qui révèle le contraste entre « une rive nord en voie d’unification et une rive sud fragmentée ». En fait, évoquer l’unité méditerranéenne comme un rêve en ce début du 21ème siècle est redoutable, avec des phénomènes nouveaux d’affrontements et d’exclusions aux références ethniques et religieuses qui viennent impacter l’Europe proche. Alors, le rêve méditerranéen serait-il inaccessible ?
L’ouvrage se termine pourtant par un plaidoyer d’Henry Laurens pour « un commun humanisme méditerranéen » se référant à Paul Valéry et Albert Camus. Et d’appeler à « une prise de conscience que les Méditerranéens au sens le plus large des termes n’ont pas d’identités exclusives donc meurtrières, mais une pluralité d’origines qui font des intériorités communes et partagées ». Tel est le défi du 21ème siècle méditerranéen. Un rêve ambitieux qui pourrait constituer un modèle pour le reste du monde mais un rêve fragile dans le vent des fondamentalismes religieux qui progressent à contre-courant des idées du Siècle des Lumières.
Tout est dit dans ce petit livre… Un grand livre à relire et à méditer !
Jean-Claude Flamant.
Sur ce thème de la Méditerranée et à propos des 16èmes Controverses de Marciac, on peut lire notamment sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- D’Ulysse à l’Union pour la Méditerranée. Une ouverture des 16èmes Controverses de Marciac. . Par Jean-Claude Flamant, Président de la Mission Agrobiosciences. Août 2010.
- L’Union pour la Méditerranée et ses impasses : une approche géopolitique . L’intervention de Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, chercheur à l’Institut Français de géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis) lors des 16èmes Controverses de Marciac "La Méditerranée au coeur de l’Europe : sonder les fractures, dévoiler les failles, révéler les accords"
- La Méditerranée en relief . Quelques points saillants des 16èmes Controverses de Marciac, par Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences. Télécharger gratuitement le PDF
Accéder aux Carnets de Voyages de Jean-Claude Flamant. De Budapest à Alger, en passant par la Turquie ou Saratov en Russie, le regard singulier d’un chercheur buissonnier en quête de sens. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.