17/03/2015
Les Controverses européennes de Marciac. 16 mars 2015.
Nature du document: Actes des débats

Le développement territorial n’existe qu’en réponse à une difficulté

La Mission Agrobiosciences poursuit l’édition des Actes des 20èmes Controverses européennes de Marciac : "Pour des territoires vivants... Il faut que ça déménage !". Invité à faire la relecture des échanges de la première journée, l’économiste Bernard Pecqueur opère une mise au point de ce qu’est le développement territorial. Dénonçant l’impasse dans laquelle nous place la conception actuelle qui veut que développement rime avec création d’emplois, Bernard Pecqueur dresse le portrait d’un monde en crises. Loin de céder à la sinistrose, il y voit au contraire une opportunité pour renouveler les approches. Son mot d’ordre ? Soyons utopistes !

Bernard Pecqueur. Difficile de livrer une synthèse de tout ce qui a pu être dit au fil de cette journée ; 7h30 de débat, avec quelques 60 prises de parole ! Aussi, vous accepterez un minimum d’interprétation de ma part dans ce qui a été dit même si j’espère ne pas déformer vos propos.
Commençons par cette interrogation : n’y a-t-il pas un « moment territoire » ? Nous parlons d’analyse territoriale depuis plus de 25 ans, schématiquement depuis la décentralisation. J’ai le sentiment que l’on se situe dans une situation particulière où il devient pertinent de s’interroger sur le développement territorial. Nous constatons une situation de crise, le terme a été récurrent tout au long de la journée. Une crise concomitante d’une déconnexion du citoyen à son propre destin, économique notamment, et de sa propre vie. Vous ne vous questionnez pas sur votre devenir lorsque tout va bien ; vous vivez voilà tout. Ainsi, ni la Wallonie ni la Lorraine des années 50 ne se posaient la question du développement territorial.
Il n’en va plus de même aujourd’hui. Il y a conjonction d’un malaise engendré par cette déconnexion et accroissement de celle-ci du fait de la globalisation.

Modèles en crises
Lorsque que l’on regarde les choses d’un peu plus près, on distingue plusieurs crises. Premières d’entre elles, évoquées ce matin, les crises successives des institutions chargées de réguler le marché. Le marché constitue la forme de régulation dominante en matière de production et de distribution, de réponse aux besoins des populations. Reste que celui-ci a besoin d’un encadrement : c’est là tout l’intérêt des politiques publiques. Chose frappante, les politiques publiques d’Etat sont en crise depuis les années 80. Nous en avons eu l’illustration ce matin-même lors de la discussion autour de la notion d’égalité et les nombreux avatars de la pensée aménagiste d’Etat. Est-ce à l’Etat de gérer la compétitivité des territoires ? Doit-il prendre à bras le corps la question de leur égalité ? Lorsque l’on regarde le positionnement de l’Etat, on a le sentiment qu’il se situe en grande difficulté. Et je n’évoque pas ici les questions liées à son désengagement financier. Second niveau de régulation : les collectivités territoriales. A cet échelon émerge un nouveau concept un brin bizarroïde : les politiques publiques territoriales. Ce matin, Daniel Behar a clairement insisté sur le fait que les politiques publiques territoriales ne sont ni plus ni moins que des politiques publiques nationales territorialisées. Seule l’échelle change… Quel est le sens, dès lors, de ces politiques ? On est en droit de se poser la question, ce que vous avez fait d’ailleurs dans cette assemblée. Une politique publique territoriale est-elle à même de favoriser le développement territorial ? Rien n’est moins sûr.
Bien des malentendus et des points de blocage persistent en la matière. Les élus ont leur part de responsabilité. Je peux d’autant plus facilement le dire que j’ai été élu moi-même. La première difficulté tient au fait que l’on est toujours dans une logique d’équipement. En tant que collectivité regroupant tant d’habitants, vous estimez avoir droit à tel niveau d’aménagement… sans avoir réfléchi au préalable aux besoins du territoire. Cela a été très bien dit ce matin par une participante avec l’exemple des zones artisanales. Une fois ces espaces aménagés et viabilisés, on attend que les entreprises évoluant dans la stratosphère descendent dans les territoires pour s’y installer. La politique publique devient un vaste filet à papillon devant capter très vite les entreprises pour les ramener sur son territoire. Ce, si possible plus rapidement que son voisin. Tout ceci est évidemment illusoire.
Autre difficulté, associer systématiquement développement et création d’emploi est une erreur. Je m’explique. 1982 marque le début des politiques de territorialisation de l’emploi. Pauvres élus : la gestion de l’emploi leur ait tombé dessus alors même que les compétences n’existaient pas au sein des communes. Cela a créé une véritable névrose collective de l’emploi. Chaque action collective était jugée à l’aune du nombre d’emplois créés. Cette recherche frénétique a eu pour effet de bloquer le développement.
Puisque nous sommes aux Controverses de Marciac, je le dirai ainsi : nous avons eu tout faux en matière de politiques publiques territoriales. Aujourd’hui, ces erreurs se font sentir. On voit bien qu’il faut inventer autre chose. La société civile, le monde associatif ont peut-être un rôle à jouer même si personne ne sait exactement comment articuler tous ces acteurs. En outre, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que l’Etat et les collectivités territoriales sont en crise, que l’on n’a plus besoin ni de l’un ni des autres. Leurs rôles doivent évoluer.

Un mal pour un bien ?
Tout n’est pas noir pour autant. La crise peut être féconde et permettre de repenser la vision du territoire. Dans cette perspective, nous devons faire une distinction entre deux formes du territoire, entités certes différentes mais néanmoins complémentaires. La première d’entre elles est le territoire-contenant, avec ses contours bien définis, ses frontières administratives, et ses assemblées délibératives. Il engendre la possibilité d’une politique publique. La seconde est le territoire construit. Cette forme plus diluée, plus diffuse, mais qui doit néanmoins être combinée à la première, exprime une autre réalité : il existe aujourd’hui des regroupements d’acteurs autour d’un problème. Dans ce cas, le territoire n’est plus seulement un découpage spatial, mais un regroupement d’individus autour d’un référent spatial. Avec cet objectif : la résolution de problèmes précis. Reste cette difficulté : pour que ce territoire existe, encore faut-il que les problèmes soient connus, donc identifiés par les individus eux-mêmes, partagés et exprimés. Cela implique une phase de délibération.
Autre caractéristique autour de cette idée d’une crise féconde : nous ne sommes plus dans un territoire statique. Pour l’illustrer, je rependrai cette formule employée par le géographe Denis Rétaillé dans un de ses ouvrages : « malaise dans la géographie : l’espace est mobile ». Difficile de penser un espace en mouvement… Ce qui va générer du territoire, ce n’est plus seulement l’enracinement de populations, depuis des siècles et des siècles dans la même terre. D’autres formes existent. Un exemple parmi d’autres : les navetteurs. Lorsque vous habitez en banlieue mais que vous travaillez dans le centre, vous n’avez guère le temps de faire vos courses. Le matin, vous êtes pressés et le soir, vous n’avez qu’une idée en tête, rentrer chez vous. Or, une fois arrivé, les magasins sont généralement fermés. La solution ? L’installation de commerces et d’achalandages dans les gares RER. On trouve le même phénomène dans d’autres lieux, comme l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. Des territoires se construisent à l’occasion d’un passage, d’un mouvement. Et c’est bien ce mouvement – la présence de ces navetteurs faisant leurs courses en gare RER – qui fait territoire.
Cela signifie qu’un individu évolue sur plusieurs territoires et concourt à leur construction. Le hic, c’est que nos conceptions datent de l’avant-mobilité. Vous votez par exemple sur votre lieu de résidence, autrement dit là où vous dormez. Si celui-ci est aussi le lieu où vous avez votre vie sociale (travail, loisirs…), aucun problème. Mais dès lors que votre vie sociale est ailleurs, votre rapport à l’espace change. C’est sous cet angle qu’il faut appréhender les situations de blocage et de contestation des projets de développement économique au sein de certaines communes. Les gens votent là où ils dorment. Par conséquent, ce qu’ils veulent et demandent à leurs élus, c’est dormir tranquille. La mobilité interroge ainsi très puissamment toutes les discussions territoriales.
Dernier point. La question débattue cet après-midi est celle du lien au lieu. Je crois que l’une des caractéristiques fortes du développement territorial est que les qualités d’un lieu vont avoir de l’influence sur la valeur de ce qui est produit en ce lieu. Voilà qui est relativement nouveau pour les économistes. Qu’un boulon soit fabriqué dans le Gers ou en Chine ne présente aucune différence. Seuls les coûts de production importent. Néanmoins, dans certains cas, le paysage, le terroir, la culture vont entrer en jeu et influer sur la valeur marchande. C’est ce que l’on appelle la ressource territoriale, ressource qui représente par ailleurs un atout pour permettre à certains territoires de s’en sortir.
Le développement territorial doit-il être l’objectif premier de chaque territoire ? Nous avons déjà esquissé la réponse à cette question. Si vous êtes dans une situation de rente, le développement territorial n’a aucune raison d’être. Quel intérêt pourrait avoir une région à haut rendement agricole, avec des structures qui résistent bien au marché et à la concurrence mondiale, à se lancer dans le développement territorial ? Aucun. Cette entreprise n’a de sens qu’en réponse à une difficulté, lorsqu’il s’avère nécessaire d’aller décrocher d’autres externalités. Si, demain, on trouve du pétrole à Marciac, le festival n’a plus lieu d’être. Cette ressource extérieure qu’est le pétrole va engendrer une situation de dépendance vis-à-vis de cette richesse et toute velléité de se développer va disparaître.

Utopistes, debout !
Que nous enseigne cet exemple du festival de Jazz ? Que les projets de développement naissent souvent de rapprochements inattendus. En l’occurrence, dans le cas présent, d’une association entre jazz et ruralité. Mais cet exemple montre aussi toute l’importance d’avoir un projet. Cela n’a guère été dit aujourd’hui. Pourtant, c’est bien l’existence d’un projet qui construit le plus efficacement le territoire.
Vous avez le même phénomène à Vienne avec cette association entre les vestiges gallo-romains et le jazz. Chose intéressante, ce festival s’est par la suite raccroché à la fête des Lumières-Lyon. Au fil des ans, quantité d’entreprises spécialisées dans la haute technologie sur l’éclairage de spectacle se sont créées sur ce territoire.
Un dernier exemple. En 2015, la capitale culturelle de l’Europe sera Mons (Belgique). Ceux qui connaissent cette ancienne ville minière qui a subi de plein fouet la crise du charbon, ont de quoi être étonnés. Il fallait être sacrément courageux et audacieux pour oser poser sa candidature. La ville l’a fait et elle a eu raison. Ce cas résume à lui seul toute la problématique des territoires innovants. Finalement, tout l’art du développement territorial consiste à dénicher les talents cachés, non pas à faire des diagnostics pour identifier des potentiels. Ainsi le bon diagnostic n’est pas de savoir ce que l’on a mais ce que l’on pourrait avoir, nuance de taille.
Une ultime anecdote. Un jour dans un débat, un individu se lève dans le public et dit : « L’Ardèche est foutu. Nous sommes considérés comme des mangeurs de châtaigne ; nous n’avons rien ». Et il ajoute cet argument absolu : « en plus, dans Ardèche, il y a dèche ». Pour faire du développement territorial encore faut-il prendre le risque d’imaginer quelque chose. Oser.

Même si des révisions déchirantes se profilent, il faut conserver l’utopie. Le développement territorial est parfois surprenant. Le festival Jazz In Marciac en est l’illustration parfaite, je l’ai dit. Etre utopique suppose d’accepter l’existence de conflits. Car ces derniers structurent un territoire en ce sens qu’ils permettent de révéler les véritables problèmes. Etre utopique suppose aussi de réviser à un moment donné ses utopies. Peut-être sommes-nous à ce moment précis de l’histoire, celui où il convient de réviser les utopies sur le territoire pour en fonder de nouvelles.

Relecture de la journée du 30 juillet 2015, par Bernard Pecqueur. 20èmes Controverses européennes de Marciac
Les Controverses européennes de Marciac sont co-organisées par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers, avec le soutien de la Région Midi-Pyrénées, du Conseil général du Gers, et, pour cette 20ème édition, de l’Inra et de la FNCuma. En savoir plus sur le programme des 20ièmes Controverses européennes de Marciac Pour des territoires vivants... Faut que ça déménage !

La relecture de Bernard Pecqueur, économiste, Université de Grenoble Alpes

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