19/11/2013
Vient de paraître dans le cadre des 19èmes Controverses Européennes de Marciac (Juillet 2013)

La norme, l’angoisse et l’arbitraire

Tant de normes, est-ce bien normal, nous interrogions-nous collectivement en ce premier jour des Controverses Européennes de Marciac qui se déroulaient les 30 et 31 juillet 2013. Après avoir entendu ce qu’en disaient les agriculteurs et divers spécialistes mis en débat (juriste, lobbyistes, responsables européens...), sans oublier les restitutions des cercles d’échange, il revenait à
Henri-Pierre Jeudy d’apporter sa propre lecture. Celle d’un sociologue, philosophe et écrivain, qui fait entendre une voix singulière, que ce soient sur la muséographie de nos mémoires collectives, les peurs et paniques de nos sociétés contemporaines, ou, plus récemment, sur la prolifération des interdits qui envahissent nos sphères publiques et privées ("Comprendre l’interdit, guide graphique". Ed Max Milo, 2011).

La norme, l’angoisse et l’arbitraire
Par H-P Jeudy, philosophe et sociologue, chargé de recherches CNRS au laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS).

Mon propos va porter plus sur l’état d’esprit normatif dans lequel nous vivons aujourd’hui, que sur la norme elle-même. Cet état d’esprit ne vient pas seulement de la surabondance des normes. Il est aussi stimulé par l’idée qu’au fond, cette inflation répondrait à une angoisse de l’avenir, permettrait une certaine conjuration de celle-ci. La plupart des normes, en effet, sont fondées sur une réponse à des menaces. Mais les menaces elles-mêmes sont polyvalentes : leurs objets se démultiplient à l’infini. Ce n’est donc pas la réponse unique à une menace qui peut conjurer toutes les autres. L’état d’esprit normatif est, un peu comme dans un cercle vicieux, en corrélation justement avec la démultiplication des menaces – sous-entendu de la peur ainsi que des politiques contemporaines de la gestion des risques.
Cet état d’esprit normatif est curieux car d’un côté, il nous sécurise, de l’autre, l’angoisse augmente. Ce qui est là normalement pour nous apaiser est en même temps, un facteur d’angoisse croissante, pas simplement sur l’incertitude de l’avenir mais aussi sur l’idée que l’on vit tout le temps dans une incertitude. Cela crée du même coup une méfiance à l’égard des normes elles-mêmes, qui nous angoissent par leur prolifération et créent cet état qui, finalement, ne parvient pas vraiment à calmer notre angoisse. C’est bien là un cercle vicieux : l’un entraine l’autre indéfiniment. Ce n’est donc certainement pas en multipliant toujours plus les normes que nous parviendrons à sortir de cette situation.

Une jouissance à interdire à l’autre

Nous vivons également une complaisance à l’égard des normes. Certes, nous nous plaignons, nous nous irritons parfois de leur inflation ; mais en même temps, dans quelle mesure n’y aurait-il pas une forme de jouissance qui viendrait justement de cet état d’esprit normatif ? Ce n’est pas sûr, mais si cet état d’esprit nous plait, c’est parce qu’il prend aujourd’hui une figure un peu particulière, principalement dans l’espace urbain. Car en fait, ce qui prolonge actuellement la norme, c’est l’interdit. On s’aperçoit qu’il y a une multiplication des interdits, une hystérie même de l’interdit, ne serait-ce que celui qui me frappe en ce moment même, qui est celui de fumer dans les espaces publics… Or ces interdits trouvent curieusement leur légitimité dans la norme. Car lorsque nous cherchons à fonder la légitimité de la norme, nous passons par la voie de son objectivation, en l’occurrence l’interdit. Cela créé une sorte de jouissance à interdire à l’autre. Prenons l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Celui qui la transgresse ne va pas seulement se faire engueuler, il est placé dans un état de culpabilité inouïe. De même, nos manières de manger sont soumises à une hygiène alimentaire qui fonctionne aujourd’hui sur cette multiplication des interdits.

L’interdit lui-même est une pratique : j’interdis à l’autre tel acte, je m’interdis à moi-même tel comportement, et je trouve dans cette manière d’interdire à l’autre et de m’interdire à moi-même une légitimité qui est la norme elle-même. Par exemple, au nom de la survie - puisque l’on ne pense plus à la vie, ce qui est très triste – nous appliquons des normes qui réglementent nos consommations pour éviter les soi-disant excès. Sauf qu’après tout, c’est à chacun de choisir s’il veut mourir au pas. Ce que fait la société qui nous entoure a toujours l’air d’être pour notre bien. Comme si, finalement, nous devions notre survie aux autres. Ce ne serait plus notre affaire, mais celle de tout le monde, une sorte de bien commun. Cette idée renforce la légitimation de la norme. Tous les dispositifs normatifs deviennent une affaire communautaire et, à la limite, nous n’existons alors plus en tant qu’individus, nous sommes même dépossédés du choix de notre vie et de notre mort. Ce qui est prescrit soi-disant pour notre bien mais en fait pour le bien de l’humanité, donne sens à ce qui est proscrit. Chacun de nous est évacué de la question de la légitimité de la norme que nous appliquons. C’est la machinerie de reproduction normative qui doit fonctionner.

Ce qui est prescrit donne sens à ce qui est proscrit

Alors évidemment, cela nous met en colère. Il a d’ailleurs été dit au cours de la journée que la multiplication des normes risque de déresponsabiliser les individus. Et, à l’inverse, que le hors norme stimule une certaine créativité.
En général, le bien-fondé de la norme vient de l’idée que « nécessité fait loi » ; il y a une sorte d’évidence de la nécessité qui, même si elle fait froid dans le dos, s’impose comme telle. Mais il y a toujours une révolte, qui est là, présente, le sentiment que quelque chose ne va pas. Or ce qui ne va pas, si on réfléchit bien, c’est que la norme est faite en principe pour résoudre un arbitraire, le transcender. L’arbitraire, en philosophie on parle de contingence, cela désigne le fait qu’une chose va survenir ou ne surviendra pas, que ce peut être ça ou pas ça… Le problème, c’est que la norme ne résout jamais cet arbitraire. Prenez le code de la route. Il indique une vitesse à ne pas dépasser sur l’autoroute. 130 km/h maximum. Certains automobilistes qui roulent à 200 à l’heure disent pour leur défense qu’ils risquent de s’endormir en respectant la limitation et qu’ils sont donc bien moins dangereux à 180 ou 200km/h. C’est une manière de réintroduire l’arbitraire dans l’énonciation et le respect de la norme. Nous ne cessons de le faire, dans tous les aspects de la vie. Cet arbitraire a sa raison d’être.
D’autant que la norme peut être totalement absurde, comme nous l’avons entendu aujourd’hui avec cette histoire de porte de refuge montagnard qui s’ouvre à l’envers (ndlr : de l’intérieur vers l’extérieur. En cas d’enneigement, il n’est donc plus possible de sortir du refuge !) . Or l’arbitraire, qu’on appelait au siècle des lumières le libre arbitre, c’est justement la possibilité pour l’individu d’intervenir, d’exercer sa liberté. Dans la manière de vivre la norme, de la concevoir, de l’aménager. Ce n’est pas une négociation avec la norme. Mais une sorte de re-discussion permanente du fondement des normes avec lesquelles nous vivons et que nous n’acceptons jamais telles qu’elles sont. D’où ce paradoxe : la puissance de l’arbitraire, qui est inhérente à la norme, constitue en même temps cette dernière, puisqu’elle censée résoudre l’arbitraire…. Nous ressentons cette tension, et c’est fort heureux. Une tension interne dans la manière dont on voit et dont on vit les normes.

J’ai essayé de vous indiquer les paradoxes et les cercles vicieux liés à l’inflation normative. Même si nous ne savons pas où nous allons, sachons que ce n’est pas en multipliant les normes que l’on saura un peu plus où l’on va. La multiplication normative donne un sens à ce que nous faisons au présent, mais où nous mène-t-elle ? A un accroissement de l’incertitude.


Du même auteur, lire :

Sur les Controverses Européennes de Marciac , retrouver :

L’intervention du philosophe et sociologue Henri-Pierre Jeudy. Novembre 2013
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