03/09/2010
Vient de paraître dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Septembre 2010
Nature du document: Actes des débats
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Cancer , Consommation , Santé

Alimentation et société. "La mer au secours du cancer ?" (interview originale)

P. Bougnoux

Les poissons, pilotes de la santé ? Riches en vitamines D et B12, en sélénium et en acides gras poly-insaturés, ils constituraient désormais des alliés indispensables pour la santé. Parmi les composés les plus étudiés, ce sont les fameux oméga-3 qui intéressent tout particulièrement les chercheurs. Objets de nombreuses études, ces derniers auraient notamment la capacité de prévenir certains cancers.
Pour y voir plus clair, Sylvie Berthier, de la Mission Agrobiosciences, conviait, en avril 2010, à l’occasion de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" Les dents de la mer, Philippe Bougnoux, cancérologue et chercheur à l’Inserm (U921).
Démêlant faits avérés, liens supposés et fausses évidences, Philippe Bougnoux nous donne à lire la complexité des mécanismes à l’œuvre comme la variabilité des effets de ces fameux acides gras selon les contextes. Une posture salutaire dans un contexte où fleurissent régulièrement de nouveaux aliments "anti-cancer".

La mer au secours du cancer ?
Séquence "Les pieds dans le plat" de l’émission d’avril 2010 de "Ça ne mange pas de pain !", Les dents de la mer

Sylvie Berthier. Depuis des années, les recommandations nutritionnelles nous invitent à manger moins de viande et à varier l’apport protéinique avec des œufs et du poisson, sans oublier un atout de choix, pour ce dernier : sa teneur en omégas-3. Largement médiatisés, les fameux lipides seraient notamment bons pour mieux vieillir. C’est en tout cas l’hypothèse du Gérontopôle toulousain qui teste des compléments en oméga-3 sur les papis et les mamies de plus de 70 ans. Mieux, il paraît que les poissons pourraient également agir en prévention du cancer. Vraiment, Philippe Bougnoux ?
Médecin, cancérologue au CHU de Tours, spécialiste dans le traitement des cancers du sein et responsable de l’hôpital de jour pour la chimiothérapie, vous êtes également chercheur à l’Inserm (U921), responsable de l’unité « Nutrition, croissance et cancer » et de l’axe « Valorisation des produits de la mer » du Cancéropôle Grand-Ouest.
Les grands axes de la recherche dans votre laboratoire consistent à identifier dans l’alimentation, les nutriments de nature lipidique, c’est-à-dire les graisses, susceptibles de retarder l’apparition des maladies cancéreuses ou d’augmenter la sensibilité des tumeurs aux agents anticancéreux. Certains lipides permettraient donc de mieux faire réagir les cellules cancéreuses lors des traitements, notamment de chimiothérapie.
Reste que le rapport alimentation-cancer n’est pas simple et que de publications en contre-expertises, les certitudes ne font parfois pas long feu.

J’ai lu que vous étiez intimement persuadé de l’intérêt des produits de la mer dans la lutte contre le cancer. Cette « conviction intime » me gène concernant un sujet aussi grave que le cancer. Je voudrais par conséquent savoir sur quels éléments scientifiques se fondent ce lien entre lutte contre le cancer et produits de la mer. Avez-vous des hypothèses, des savoirs, des preuves, des certitudes sur le sujet ?
Philippe Bougnoux. L’origine de ces hypothèses remonte aux recherches que nous avons menées à partir de l’analyse des tissus des patients qui étaient traités au CHU de Tours pour des cancers du sein. Conduits depuis une quinzaine d’années, dans le cadre de l’épidémiologie nutritionnelle, ces travaux ont même commencé, conceptuellement, il y a 20 ans.
Tout d’abord, nous avons analysé la composition des tissus des patients que nous traitions et avons comparé la composition en lipides ou en acides gras des tissus adipeux dans lesquels ces lipides sont stockés. Nous avons ainsi constaté que les patients, dont les cancers du sein évoluaient mal, étaient ceux qui connaissaient un taux très faible, ou en tout cas une déplétion, peut-être un manque, de certains acides gras. Ces acides gras sont des acides gras poly-insaturés, et les plus poly-insaturés d’entre-eux sont les oméga-3.

Vous affirmez donc que les tissus adipeux des patients qui développent un cancer du sein contiennent moins d’oméga-3.
Oui. Et ces tissus graisseux nous intéressent beaucoup car c’est là que sont stockés les lipides. Par conséquent, en analysant la composition en acides gras du tissu adipeux d’un individu, on dispose d’une trace historique de l’alimentation, donc d’une très bonne appréciation de ses habitudes alimentaires passées. Nous disposons ainsi d’un biomarqueur [1], qui permet de s’affranchir des grandes difficultés des enquêtes épidémiologiques qui reposent sur des enquêtes alimentaires.
Grâce à cette approche, nous avons pu faire des études prospectives, sur des patients qui avaient été traités pour un cancer du sein. Nous avons observé ceux qui rechutaient et ceux qui ne rechutaient pas - par rechute, j’entends l’apparition de nouvelles localisations du cancer à distance, c’est-à-dire les métastases.
Nous avons aussi mené des études comparatives entre des patients en bonne santé et d’autres ayant développé un cancer du sein. De la même façon, nous avons trouvé que la probabilité d’avoir un cancer du sein était beaucoup plus grande lorsque les réserves de l’organisme en acides gras poly-insaturés oméga-3 étaient plus faibles.

Vous affirmez également que les produits de la mer peuvent venir, à la fois, en prévention et en traitement de ce cancer. J’aimerais savoir de quelle manière. Qu’ont de particulier les oméga-3 des poissons gras par rapport aux oméga-3 présents dans le cresson, la laitue ou la mâche ?
Les oméga-3 peuvent être classés en deux grandes catégories. D’abord, ceux présents uniquement dans les produits de la mer : il s’agit des acides gras poly-insaturés à longue chaîne, comme l’acide docosahexaénoïque, appelé DHA, et l’acide eicosapentaénoïque, l’EPA. La majeure partie des acides gras à longue chaîne de carbone provient des produits de la mer ; ils sont dits essentiels, car notre organisme ne sait pas les synthétiser (ou en quantité marginale). Deuxième grande catégorie, les oméga-3 présents dans tous les légumes verts, produits par la photosynthèse. Il s’agit par exemple de l’acide alpha-linolénique, dont la chaîne carbonée est plus courte (18 atomes de carbone), et qui détient aussi des vertus très intéressantes en matière de santé.

Partons donc du principe que les acides oméga-3 à longue chaîne, essentiellement présents dans les produits de la mer, sont bons pour la prévention du cancer du sein chez l’homme. Savez-vous comment ils agissent ?
Nous avons constaté que le risque d’avoir un jour un cancer, évoluant mal, est beaucoup plus grand lorsque les apports alimentaires de ces acides gras sont faibles ou insuffisants. En d’autres termes, il existe un lien entre les réserves de ces acides gras et l’évolution de la maladie cancéreuse. Un lien n’est pas forcément causal. Un lien peut également signifier qu’il se peut que les produits de la mer influencent favorablement l’évolution des cancers ou préviennent l’apparition de ces maladies. Pour savoir si c’est le cas, nous avons mené des études expérimentales chez des rongeurs qui fabriquent des tumeurs mammaires. En enrichissant leur alimentation avec des oméga-3 à longue chaîne d’origine marine, on peut soit diminuer la croissance de leur tumeur mammaire, soit la supprimer complètement mais à condition d’être dans des conditions favorables. En fait, nous avons mis un certain temps à comprendre que cela dépendait de l’interaction de ces lipides avec d’autres agents, en particulier les agents anti-oxydants.
Les choses se compliquent un peu lorsqu’on a tendance à penser que les antioxydants sont des agents bénéfiques pour la santé en toute circonstance. Quand on est en bonne santé, les antioxydants ont probablement des effets favorables. En revanche, lorsqu’on a une maladie cancéreuse ou qu’elle est prête à apparaître, les agents antioxydants sont des protecteurs de ces cellules cancéreuses et favorisent leur croissance. Nous nous sommes donc rendus compte que les acides gras poly-insaturés oméga-3, quand ils étaient apportés en même temps que des agents antioxydants, pouvaient avoir un effet négatif et donc exactement opposé à celui recherché. Nous restons donc très prudents dans la façon de nous exprimer. Ainsi, vous ne m’entendrez jamais dire « Prenez des oméga-3, cela va vous protéger contre le cancer ». Or tous ces éléments ne sont pas pris en compte dans la littérature actuelle, ce qui explique probablement les paradoxes rencontrés.
Autre problème, est-ce que les acides gras oméga-3 peuvent améliorer l’activité des traitements anticancéreux ? La réponse est oui mais il faut nuancer puisque cela dépend de la façon dont ils sont donnés. Les acides gras ne doivent surtout pas être apportés avec des agents protecteurs comme les agents anti-oxydants qui favorisent la croissance de ces cellules cancéreuses. C’est la raison pour laquelle ces molécules ne peuvent pas être prescrites actuellement ou recommandées en dehors de cadres très précis, notamment pour détecter les mauvaises surprises.
J’ajouterais que la recherche dans ce domaine est justement une succession de surprises. Pour le moment, on dit donc de façon très claire «  Si vous utilisez des acides gras oméga-3 en même temps qu’un traitement anticancéreux, il faut le faire dans un cadre rigoureux qui est celui des essais thérapeutiques. » Il ne faut certainement pas se supplémenter de façon "sauvage" (par automédication) en acides gras oméga-3 en les achetant en parapharmacie ou ailleurs.

Quels sont aujourd’hui les espoirs de vos recherches ?
Nous avons compris depuis très longtemps qu’un composé nutritionnel n’avait pas du tout la même activité lorsqu’il est isolé ou présent dans un aliment qui est un vecteur et qui comporte d’autres éléments. J’ai illustré mes propos avec les agents anti-oxydants et les acides gras poly-insaturés, mais il existe d’autres exemples de la sorte.
Actuellement, nous essayons d’avoir une vision intégrée de tout cela pour pouvoir identifier le type d’association qu’il faut proposer. Comme le disent nos collègues de l’Inra : « On ne mange pas des oméga-3, on mange des aliments qui comportent des oméga-3 ». En outre, nous avons conscience que de nombreux autres composants interviennent que nous essayons donc d’identifier. Parmi ces composants, il existe une catégorie de lipides particuliers qui provient aussi de la mer : les alkyl-phospholipides et les alkyl-glycérolipides.
Le grand public connaît les sources de ces lipides : les huiles de foie de requin ou les huiles de cétacés. Là encore, les études produites sont toutes contradictoires. En effet, en fonction de la composition des extraits qui sont utilisés, soit ces lipides sont purifiés et ils ont une certaine activité, soit ils sont en présence d’autres composés et ils changent d’activité. Nous essayons actuellement d’identifier la relation entre les lipides. Les perspectives sont très grandes mais il reste énormément de travail pour définir sérieusement les choses et éviter le grand danger, qui serait de partir sur de l’empirisme du genre « Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal », ce qui n’est bien évidemment pas vrai.

Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs

Valérie Péan. D’abord, je voudrais dire que ça fait plaisir d’entendre un médecin qui ne parle pas d’aliment anti-cancer comme on peut le lire régulièrement. Quand vous parlez de supplémentation de rats ou de souris en terme d’oméga-3, à quelle dose était-ce ? Avez-vous observé, par exemple, qu’une dose excessive de ces lipides pourrait avoir des effets négatifs ?
Philippe Bougnoux. Nous n’avons pas du tout mis cela en évidence. Nous ne pensons pas qu’il y ait un très grand risque à la consommation d’oméga-3, dès lors qu’elle s’opère dans le cadre d’une alimentation équilibrée et que la personne se trouve dans une situation physiologique normale.
Je ne suis pas en train de dire que les oméga-3 ou les anti-oxydants protègent ou donnent le cancer. Le cancer est une maladie des gènes qui va apparaître de façon aléatoire et qui résulte du vieillissement de nos cellules et de nos tissus. En revanche, la rapidité de l’apparition de ces maladies dépend de leur environnement métabolique. Et là, interviennent les agents antioxydants qui sont protecteurs des cellules cancéreuses ou bien les oméga-3, qui selon la façon dont ils sont apportés, vont stimuler ou inhiber la croissance de ces cellules.
Ne jouons pas les apprentis sorciers et tâchons de comprendre davantage comment fonctionnent ces composants nutritionnels potentiellement extrêmement puissants.

Bertil Sylvander. J’apprécie moi aussi votre ton mesuré et je pense que le grand public a besoin d’entendre parler de science de cette manière là pour se former à ses difficultés, ses incertitudes et ses complexités.
Dans les études que vous réalisez, pouvez-vous mettre en évidence des différences en fonction de l’âge, c’est-à-dire en fonction du vieillissement vous l’avez dit, mais aussi des générations ? En d’autres termes, est-ce que les générations qui ont mangé beaucoup de poissons, dans les années 50 par exemple, ont stocké des éléments dans leurs tissus adipeux qui leur permettent de mieux résister ? Il y a également la question de la durée de rémanence : les produits stockés dans ces tissus adipeux s’en vont-ils au bout d’un moment ?

Vous soulevez là un problème extrêmement intéressant. Je n’ai pas de données personnelles sur ce sujet, mais des collègues y travaillent. Ils ont pu prouver que quand des rongeurs sont soumis à un régime continu en apport d’acides gras oméga-3 à longue chaîne, donc d’origine marine, la génération qui suit est beaucoup moins sensible à la cancérogénèse mammaire que celle qui provient de rongeurs qui n’ont pas eu ce type de lipides.
Au moment où le fœtus se forme, la différenciation du tissu mammaire ne sera pas la même selon qu’elle se fait en présence ou en l’absence de composés nutritionnels, tels les omégas-3.
Au même titre, la grossesse chez une femme induit la prolifération des cellules mammaires : les seins augmentent de volume puis, après la grossesse, régressent jusqu’à un retour à la normale. La composition, et donc la texture de la glande mammaire, a changé. Elle s’est différenciée et s’avère donc beaucoup moins sensible à la cancérogénèse [2] qu’elle ne l’était avant la grossesse - si la grossesse a lieu précocement, c’est-à-dire quand la glande mammaire est encore en très bon état sur le plan des altérations génétiques.
Nous pensons que si on apporte des régimes riches en oméga-3 précocement, c’est-à-dire pendant les premières années de la vie et même, encore mieux, au moment de la maturation et de la grossesse de la mère, il y a un effet favorable sur le risque de cancer de la progéniture, au moins chez l’animal.

Séquence "Les pieds dans le plat" de l’émission "Ça ne mange pas de pain !" d’avril 2010 "Les dents de la mer".

"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Elle est enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1). A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez toutes les chroniques et tables rondes.

Une interview de Philippe Bougnoux, cancérologue, chercheur à l’Inserm (U921), par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences.

[1Biomarqueur ou marqueur biologique

[2Ensemble de phénomènes conduisant à la transformation d’un tissu physiologique sain en tissu cancéreux.


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