18/05/2015
Les Controverses européennes de Marciac. 18 mai 2015.

N’enterrons pas trop vite les territoires ruraux

Coup de sang à la tribune des 20èmes Controverses européennes de Marciac "Pour des territoires vivants... Faut que ça déménage !". " . Prenant le contre-pied de l’idéologie dominante, il s’interroge sur les fondements d’une telle disparition et s’attache, tout au contraire, à montrer combien l’urbanité est pétrie de représentations du monde rural.
Une intervention publiée par la Mission Agrobiosciences.

N’enterrons pas trop vite les territoires ruraux

Jean-Luc MAYAUD. Bien des choses ont été posées ce matin, au fil des interventions. Je ne reviendrai pas sur tout ce qui a été dit, mais ajouterai simplement trois remarques. Tout d’abord, je constate qu’il y a encore et toujours des attentes fortes envers l’État, sans cesse convoqué. Pour autant, n’oublions pas que l’État, c’est nous, ou plutôt ce devrait être nous, et qu’à cet égard, on pourrait peut-être penser un monde où ce serait effectivement le cas… Ma deuxième remarque porte sur le mot et le concept-valise de « territoire ». Il n’y a pas de territoire sans limites ni frontières. Cet état de fait a pour corollaire celui-ci : là où il y a territoire, il y a possiblement exclusion. Où va ce qui ne fait pas territoire, où vont ceux qui n’en sont pas ? Enfin, sans généraliser, le territoire pose la question des opportunités, saisies ou inventées. Parmi elles, citons celle du terroir avec cette notion d’identité, dont on nous rebat les oreilles depuis plus d’un demi-siècle. Identité construite, et néanmoins posée comme « existant de tout temps », et bien sûr indiscutable... Dès lors, il ne faut pas s’étonner que ces espaces soient peuplés d’identitaires. À méditer par les temps qui courent. Enfin, la question des territoires pose celle de la gouvernance, de l’expertise et de la position des experts – au rang desquels les praticiens des sciences sociales, et donc nous-mêmes. Et pour boucler la boucle : nous-mêmes comme inscrits de manière ambivalente dans l’État, et dans une ambiguïté partagée de l’usage de la territorialité.

La mort scientifique de la ruralité



Au regard de tout ce qui a été dit ce matin, j’aimerais faire un rapide détour par ces fameux territoires dont on ne sait plus s’il est encore possible de les appeler « ruraux ». A lire et entendre un certain nombre de géographes de l’urbain, l’objet rural aurait tout simplement disparu. Cette idée n’est pas apparue récemment. Elle est le fruit d’un processus, amorcé depuis quelques décennies déjà. En 1988, l’Insee bouleverse la donne en matière d’espace rural avec l’introduction dans les nomenclatures des Zones d’aire urbaine (ZAU), qui désignent des espaces situés entre les communes dites urbaines et celles dites rurales. Reste que les ZAU ne se définissent que par la nature de la migration du travail [1], et rien d’autre. À un quart de siècle de distance, nous pouvons dire que cette zone-tampon a joué son rôle : il n’y a plus rien au-delà d’elle-même.
Avec plusieurs chercheurs « ruralistes », dont Claire Delfosse ici présente, nous avons fondé un Laboratoire d’études rurales au début des années 2000, ainsi qu’un master du même nom. Or, avec la simplification de l’offre de licences/masters qui a réduit, par décision ministérielle, de 400 à 80 les dénominations de masters, le terme de « rural » a tout simplement disparu des nomenclatures – alors même que la ville s’arroge une mention « ville et environnement urbain », et une mention « urbanisme et aménagement ».
Certains semblent considérer comme scientifiquement acquise la disparition des espaces ruraux, et le fait que les espaces autres que strictement urbains seraient soit des périphéries d’agglomération ou de métropoles, soit des espaces répondant à des problématiques agricoles, sylvicoles ou environnementales. Voilà qui pose un sérieux problème, et pas seulement aux élus d’opposition et au syndicalisme agricole majoritaire qui ne manquent pas une occasion d’instrumentaliser la ruralité contre la gauche de gouvernement. Il est en effet évident que les espaces ruraux, entendus comme systèmes complexes, évolutifs, constitués aussi bien de pratiques que de représentations demeurent une catégorie pertinente et pleinement légitime –ou du moins, le demeureraient si on ne concourait justement à en faire une pure catégorie idéologique. Bien évidemment, étudier les espaces ruraux implique la compréhension et la maîtrise des dynamiques métropolitaines et de cohérence territoriale. C’est le cas au présent, ça l’est dans la profondeur historique. Le rural qui n’existe plus – archaïque, immobile, pur –, laissez un historien vous le dire, c’est un rural qui n’a jamais existé !
Nier le rural, d’ailleurs, ce n’est pas l’abolir, c’est simplement lui retirer la parole. Bref, lui imposer un rapport de domination. Est-ce à cela que servent les sciences sociales ? En anticipation ou en légitimation a posteriori des logiques de pouvoir sur les sociétés et sur les espaces ? Même si les hérauts actuels de la « ruralité » ne nous apparaissent pas forcément très sympathiques, il est dangereux de leur conférer un statut de martyrs de la doxa académique.

« Le rural a investi l’espace urbain depuis longtemps »



On peut voir les choses d’un autre point de vue, en portant l’attention sur les relations à double sens entre espaces urbains et ruraux. En effet, les nouvelles façons d’habiter le rural ou de l’investir physiquement et symboliquement avec des fonctions de refuge économique, idéologique ou élitaire posent de vrais problèmes de gouvernance territoriale. Le rural demeure un lieu habité dans lequel l’offre de service public et privé se modifie à grande vitesse, ce qui engendre des problèmes singuliers d’aménagement et de cohérence de l’action. Quant aux enjeux agricoles, de plus en plus liés aux préoccupations environnementales et alimentaires vues de l’urbain, ils peuvent de moins en moins être ramenés à des questions par trop ressassées de tradition ou de modernité. Considérez toute l’historiographie du « rural », les grandes thèses ruralistes de l’entre-deux-guerres, de l’après-guerre ou des années 60-70, toutes abordaient cet objet sous l’angle de la tradition et de la modernité. Quand bien même ces mots continuent à structurer les représentations et les stratégies d’acteurs, les enjeux présents imposent de changer d’approche et de penser l’action d’acteurs nouveaux, notamment pour ce qui concerne l’alimentation.
Ainsi, l’abolition du dualisme ville-campagne a été trop vite pensée comme une victoire finale du monde urbain sur le monde rural, les pratiques et les valeurs urbaines s’étant diffusées jusque dans le « rural le plus profond ». C’est oublier, me semble-t-il, que le rural a aussi investi l’espace urbain depuis longtemps, par ses acteurs, ses produits, ses symboles, son pouvoir d’attraction. Les hauts lieux de la gastronomie, les bonnes caves, comme les instances de contrôle de la qualité sanitaire ou diététique des aliments, sont remplis d’objets et de signes immatériels de la ruralité. Mais les approches urbanistiques sont impuissantes à saisir à elles seules les logiques de cette interpénétration. Celles-ci exigent, notamment, de considérer comme sujet agissant les acteurs ruraux, et de prendre en compte des dynamiques éco-systémiques qui ont un impact fort sur la gestion de l’espace, à l’instar de la pression foncière.
Dans le même ordre d’idées, il me semble important de penser la spécificité des territoires de faible densité et les logiques d’habitat, de transport et d’accès aux services que cela implique. Il convient donc de penser les situations territoriales hybrides au sein desquelles évoluent des acteurs eux-mêmes très polyvalents. Ceci appelle un pilotage assez différent des modèles très hiérarchisés et spécialisés de l’urbanisme, des grandes agglomérations notamment. Alors oui, les études rurales restent légitimes, non pour légitimer le rural lui-même, mais pour penser des espaces et des acteurs pour lesquels les catégories de l’urbain se révèlent inadéquates.

Plaidoyer pour des socio-systèmes



En conclusion, je vais mélanger si vous le permettez les casquettes d’historien du monde rural et de président d’une université entièrement dédiée aux sciences humaines et sociales (SHS), riche de 30 000 étudiants. Depuis le 11 juillet 2014, celle-ci a rejoint une communauté fédérant 26 établissements d’enseignement supérieur – universités, Ecole normale, Centrale, INSA... –, qui regroupe 130 000 étudiants. Les premiers travaux pratiques qui nous attendent consistent à penser l’offre de formation et de recherche du futur contrat quinquennal, en répondant bien entendu à la demande sociale dominante, mais sans négliger pour autant d’en critiquer la construction et d’en explorer les marges. Ce que j’aimerais partager avec vous ici, c’est l’idée de la nécessité de repenser l’apport spécifique des sciences sociales dans un contexte où les approches issues des sciences des systèmes et des biotechnologies tendent à s’imposer pour la gestion aussi bien de l’agriculture que de l’environnement. Les Controverses européennes de Marciac participent de cette tentative. L’objectif n’est nullement de défendre un quelconque pré carré. Tout au contraire, il s’agit de créer des synergies nouvelles pour les systèmes sociaux complexes et fragiles que sont les espaces ruraux. A l’heure où l’on ne parle plus que d’éco-système, je plaide pour une approche équilibrée, incluant les socio-systèmes !
Par ailleurs, je ne crois pas que cela ait été dit ce matin, il convient également de plaider très clairement pour une position que je qualifierais d’humaniste, au sens classique du terme, dans l’approche de la gestion des territoires. Non pas en raison d’une valeur moralement supérieure de cette approche, mais parce qu’elle seule permet d’établir la liaison avec le développement, c’est-à-dire l’affirmation de valeurs et de choix opérés par et pour les acteurs sociaux concernés. Les formes de gestion des territoires et de développement local impliquent une capacité à comprendre les enjeux biotechnologiques et systémiques de la gestion des ressources, dans une perspective qui ne soit pas seulement celle de leur rationalisation, mais également et surtout, celle de leur intelligibilité, de leur mise en cohérence avec les dynamiques sociales, culturelles et politiques. De mon point de vue, cette synthèse n’est possible qu’en pensant le caractère intrinsèquement hybride des ressources du développement local, mais également la question de leur valorisation qui, et ce sera ma chute, ne saurait se réduire à la création de simples valeurs marchandes déconnectées de toutes réalités sociales et spatiales.

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Dans le cadre des 20èmes Controverses européennes de Marciac, on peut lire notamment :

L’intervention de Jean-Luc Mayaud, historien, président de l’Université Lumière Lyon 2

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[1« Une aire urbaine ou "grande aire urbaine" est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10 000 emplois, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci. » Source : Insee


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