03/04/2014
Vient de paraître dans le cadre des 19èmes Controverses Européennes de Marciac

« Le droit de l’environnement manque de dents pour mordre ».

Qu’est-ce que les normes transforment, nous demandions-nous tout au long de la journée du 31 juillet 2013, lors des dernières Controverses Européennes de Marciac ? Après avoir analysé la manière dont se fabriquent celles-ci, exemples à l’appui, et avoir abordé leurs dimensions idéologiques, voilà qu’avec Sandrine Maljean-Dubois, directrice du Centre d’études et de recherches internationales et communautaires (UMR Cnrs-Université d’Aix Marseille), nous nous interrogions sur les enjeux de leur mise en œuvre. Où l’on comprend que, décidément, la complexité du domaine environnemental nécessite que les juristes s’en mêlent.

Sandrine Maljean : Il m’a été demandé de parler des enjeux de la mise en œuvre et pour ce faire, je voudrais commencer par pointer le fait que la prolifération des normes dont on parle depuis hier n’a pas réussi à contenir la dégradation de notre environnement : tous les rapports scientifiques en attestent, jamais les enjeux environnementaux n’ont été aussi graves qu’aujourd’hui. Prenons le rapport GEO, réalisé en 2012 par le programme des Nations-Unies pour l’environnement, qui fait le point sur vingt ans de politiques environnementales à l’échelle internationale. Parmi 90 objectifs visés par ces mêmes politiques, seuls quatre ont été marqués par des progrès significatifs. Cela signifie que sur 86 autres points, aucune avancée n’a été constatée. Un tel contexte ne peut qu’inciter à mettre l’accent sur les enjeux de la mise en œuvre des normes, non seulement au plan environnemental, mais aussi sanitaire, économique et social. C’est crucial pour l’avenir de nos sociétés. Dans un premier temps, je vais rappeler les raisons pour lesquelles cette mise en œuvre rencontre des difficultés. Dans un deuxième temps, je souhaite proposer quelques pistes, dont certaines ont déjà été évoquées, pour améliorer la mise en œuvre du droit de l’environnement et repérer les écueils à éviter.

Il est extrêmement difficile de concevoir de bonnes normes dans le champ de l’environnement.

Premier point, pourquoi ces difficultés de mise en œuvre ? Dans le champ de l’environnement, sauf exception rare (certains d’entre vous ont évoqué des normes qui semblaient effectivement tout droit sorties de l’esprit malade d’un bureaucrate), la norme répond généralement à un besoin que traduit la demande sociale pour régler des problèmes environnementaux, lesquels sont très variés : cela va de la protection de telle espèce de scarabées, à celle de la couche d’ozone, en passant par les bébés phoques, la pêche durable ou la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour régler chacun de ces problèmes, la norme est un des outils mobilisés. Souvent, ce n’est pas le seul mais c’est néanmoins l’instrument fondamental. Pour que cela fonctionne, deux conditions doivent être remplies : d’abord, la norme doit être bien faite, ensuite, elle doit être bien appliquée, ces deux conditions étant de plus cumulatives. Si la norme est bien faite mais qu’elle est mal appliquée, elle ne résout pas le problème. Si elle est mal faite et très bien appliquée, elle ne le règle pas plus.
Qu’est-ce qu’une norme bien conçue ? Vous allez me dire que je tourne en rond, mais une norme bien faite, c’est celle qui, bien appliquée, résout le problème. Or il est extrêmement difficile de concevoir de bonnes normes dans le champ de l’environnement, où les problèmes présentent une grande complexité et sont marqués par de nombreuses incertitudes. Nous avons parlé hier de la protection de telle espèce de crapauds dans une rivière. En tant que juriste, si je demande à trois écologues différents ce que je dois faire pour sauver ce crapaud, je vais recueillir trois réponses différentes. Et encore ne s’agit-il que d’une espèce de crapauds ! Si nous montons en généralité et qu’il s’agit de protéger la diversité biologique tout entière, un ensemble évolutif fait d’interactions, on ne sait pas bien faire avec les outils du droit actuel. Par ailleurs, l’expert scientifique n’a pas toujours le dernier mot : le juriste peut le consulter, il peut me proposer un « prêt-à-faire », mais ce dernier n’est pas toujours faisable. Il y a souvent un fossé entre le souhaitable et le possible. Prenons l’exemple du protocole de Kyoto, adopté en 1997 à l’échelle internationale. Parfaitement appliqué, il conduisait à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’une trentaine de pays industrialisés à hauteur de 5,2% à l’horizon 2012. On savait déjà à l’époque que c’était insuffisant, mais on n’a pas pu aller plus loin. Car la norme, rappelons-le, c’est une œuvre humaine. Elle est donc faillible et imparfaite.

Dès lors que naît un conflit, il y a rarement un juge compétent dans le droit de l’environnement .

Concernant l’application de la norme, là aussi, on rencontre de nombreux obstacles dans le champ de l’environnement.
D’abord parce que les conséquences des normes sont souvent lourdes, pour l’industriel, pour l’agriculteur, pour la collectivité locale, pour l’Etat. Un poids tel que parfois, même avec la meilleure volonté du monde, certaines normes ne peuvent pas être mises en œuvre.
Ensuite, et c’est souvent le cas, la norme est peu claire, trop vague et imprécise (c’est parfois même volontaire), laissant une grande marge d’interprétation.
Il arrive également qu’elle entre en conflit avec d’autres normes. Ou qu’elle soit assortie d’un contrôle trop limité et de sanctions insuffisamment dissuasives.
En résumé, d’une manière générale, le droit de l’environnement manque de dents pour mordre. Un exemple, celui du commerce international des OGM. L’Union européenne, associée à un grand nombre de pays en développement, a porté la négociation du protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques, adopté en janvier 2000, qui réglemente le commerce international des OGM, permettant à un Etat de refuser l’importation d’OGM au nom de considérations sanitaires ou environnementales, d’invoquer le principe de précaution, ainsi que des considérations économiques et sociales. Malheureusement, dès lors que naît un conflit, il y a rarement un juge compétent dans le droit de l’environnement, à même de trancher à l’échelle internationale. Aussi, lorsque le dissensus est apparu sur cette question des OGM entre l’Europe, d’un côté, les Etats-Unis, le Canada et l’Argentine, de l’autre, le conflit s’est réglé à l’OMC. Car celle-ci, contrairement au droit de l’environnement, dispose d’outils et de juges puissants. Résultat, le juge de l’OMC a estimé que le protocole de Carthagène ne relève pas du droit applicable et décidé qu’il fallait appliquer le droit de l’OMC.
J’ajouterais qu’il est très difficile de mesurer l’effectivité d’une norme, en raison de la complexité des systèmes sociaux et des systèmes environnementaux, lesquels sont tous deux en perpétuelle évolution. Aussi est-il malaisé de repérer, ex-post, ce qui relève réellement des conséquences de la norme et ce qui lui est extérieur. Certes, les législateurs français et européen se sont engagés à évaluer les impacts environnementaux, économiques et sociaux de ces dispositifs. Mais en réalité, cette évaluation exige du temps et des moyens considérables dont je doute qu’ils soient mobilisés.

Une simplification démagogique, une complexification logique

Dans ce contexte, quelles pistes de réflexion pouvons-nous explorer ? Comme je l’ai dit, jamais les problèmes environnementaux n’ont été aussi aigus et n’ont suscité une inquiétude aussi vive. Il y a là à la fois une demande sociale extrêmement forte et des obligations juridiques de protection de l’environnement inscrites au plus haut niveau dans notre droit : la Charte de l’environnement a une valeur constitutionnelle en France, et les traités européens font obligation de viser un haut niveau de protection de l’environnement. Alors que faire aujourd’hui, après ce constat d’empilement des normes et de difficultés de mise en œuvre ?
Certains prônent la simplification normative. Ce discours peut être teinté de démagogie ; je songe notamment au rapport Lambert-Boulard(1), qui veut tailler à la machette des pans entiers tels que les lois bioéthiques et le principe de précaution, qui seraient le signe d’une société frileuse… Ce rapport a donné lieu à une circulaire, qui enjoint les ministres et les préfets à faire une interprétation facilitatrice des projets et à ne faire prévaloir que les exigences de sécurité. En tant qu’environnementaliste, je trouve le propos et la démarche inquiétants. On devrait pouvoir au moins en discuter. Certes, il faut simplifier, notamment les procédures, quand c’est nécessaire et opportun. Il faut aussi en permanence réfléchir, mettre en cohérence, améliorer l’édifice normatif. Mais je pense qu’il ne faut rien sacrifier sur le plan environnemental. Au contraire, il faut continuer à expérimenter de nouvelles façons de faire les règles. Nous sommes dans une phase d’apprentissage. Il faut que nos approches soient suffisamment souples dans le temps pour que les normes puissent évoluer en fonction du progrès technique, du progrès de connaissances, etc. Il faut également développer des approches inclusives avec les parties prenantes, institutionnaliser la délibération, co-construire à tous les niveaux. A l’échelle internationale, européenne, nationale et locale.

Le Grenelle est un exemple de ces processus d’apprentissage, même si le débat sur la transition énergétique est un semi-échec, mais aussi les conférences de citoyens organisées à l’échelle locale, les comités de pilotage Natura 2000 etc. Tous ces processus nous amènent vers des normes mieux conçues, plus fines, plus adaptées aux réalités du terrain, mieux acceptées et plus légitimes, donc mieux appliquées. Avec, évidemment, ce risque : que de la délibération sortent des normes moins exigeantes pour l’environnement que ne l’auraient été des normes venues « d’en haut ». Car la délibération peut conduire au plus petit commun dénominateur. Il faut donc être vigilant de ce point de vue.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a là une politique de l’environnement effective et renouvelée qui s’élabore, il faut s’en féliciter, et qui repose sur une palette d’outils qu’il est indispensable de penser et d’articuler. Il faut notamment penser la combinaison entre le droit public et le droit privé (entre une directive et une norme privée, par exemple), entre les outils juridiques et les outils économiques, entre les approches ascendantes et les approches descendantes. Il convient de penser régulation, co-régulation et autorégulation entre les sources publiques et les sources privées. Je crains donc que l’on n’ait pas vraiment besoin d’une simplification mais bien plutôt d’une complexification du droit, ce qui n’est pas si étonnant au regard de la complexité de notre société.

(1) En mars 2013, Alain Lambert, président du Conseil général de l’Orne et président de la Commission Consultative d’Évaluation des Normes, et Jean-Claude Boulard, maire du Mans, ont remis au Premier Ministre leur rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative qui pèse sur les collectivités locales.


Par Sandrine Maljean-Dubois, directrice de recherche au CNRS.

Télécharger les Actes des 19èmes Controverses de Marciac : TANT DE NORMES, EST-CE BIEN NORMAL ? (Matinée du 30 juillet)


TANT DE NORMES, EST-CE BIEN NORMAL ?
Les Actes des 19èmes Controverses européennes de Marciac,
Matinée du 30 juillet 2013.
Au sommaire :

Accéder au programme des 2Oèmes Controverses Européennes de Marciac, les 30, 31 juillet et 1er août 2014 : "Pour des Territoires vivants, faut que ça déménage !"

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