La modernité, c’est la coopération
Dominique Olivier. Je le dis sans détour : je suis coopérateur dans l’âme. Non pas pour des raisons morales mais bien parce que, de mon point de vue, ce système permet de relever de nombreux défis. La Sicaseli est une coopérative créée en 1985, dans le pays de Figeac (Lot). Initialement, c’était une coopérative classique d’approvisionnement agricole employant 8 salariés ; elle en compte 128 aujourd’hui. Pour survivre dans ce territoire situé en zone défavorisée, nous avons expérimenté un certain nombre de choses. Celles-ci sont de natures diverses ; elles concernent l’environnement, le développement territorial ou encore l’alimentation.
Photovoltaïque, soirées débats et charte paysagère
Pour en parler, je commencerai par ce rappel. Les crises sanitaires de la fin des années 90 au premier rang desquelles la crise de l’ESB ont profondément entaillé la confiance des consommateurs dans l’alimentation. Pour renouer ce lien, nous avons créé, il y a de cela dix ans, des boucheries commercialisant de la viande de bœuf du Lot ainsi qu’une marque – les sens du terroir. Cette dernière est désormais distribuée par Gamm Vert et la coopérative In Vivo. Parallèlement, nous avons eu l’intuition qu’il fallait renforcer le dialogue avec toutes les parties prenantes du territoire. De là, la genèse d’un club d’entreprises, regroupant différents secteurs (artisanat, agriculture) et des soirées débats, pour discuter avec la société civile de problèmes transversaux tels que l’eau, le logement… Jean-Claude Flamant avait d’ailleurs donné un coup de pouce à cette initiative en nous aidant à trouver les premiers intervenants.
Sur un versant plus environnemental, le système coopératif a permis de financer l’équipement photovoltaïque de nombreuses exploitations, 190 toits exactement, pour un investissement de 36 millions d’euros. Il s’agit du plus gros projet photovoltaïque collectif de France réalisé par ce biais. Actuellement, nous réfléchissons à la création d’une ferme éolienne avec les habitants, ou encore à la structuration d’une filière bois avec une Cuma [1]. Nous collaborons avec de multiples partenaires associatifs, coopératifs ou institutionnels à l’instar de l’Agence de l’eau et du Museum d’Histoire Naturelle.
Enfin, nous n’oublions pas que nous sommes un acteur d’un territoire. Ainsi, lorsque le Pays de Figeac décide de créer une charte paysagère, nous nous engageons à ses côtés, apportant notre contribution financière. Nous n’avons aucun intérêt, en tant qu’agriculteurs, à laisser le paysage se banaliser. Au contraire, conserver l’authenticité de ce dernier, c’est apporter une identité, et potentiellement une nouvelle valeur à notre production.
Si j’évoque par le menu quelques-unes des initiatives que nous avons conduites, c’est bien parce que la modernité est en crise. Et que, de mon point de vue, le système coopératif offre de nouvelles perspectives pour en sortir.
Morale et technique : les deux crises de la modernité
Selon nous, la modernité traverse deux crises : l’une est d’ordre technique, l’autre d’ordre moral. Dans le premier cas, les progrès de la science et de la technique, tout particulièrement en agriculture, suscitent peurs et inquiétudes. Ils sont accusés d’être à l’origine de tous les maux, des dérives végétales avec les OGM aux dérives animales avec la crise de la vache folle, sans oublier d’autres dossiers tout aussi brûlants – pollution des eaux, surmortalité des abeilles… La modernité a été dévoyée parce qu’elle devenue tautologique : on a fait de la technique pour la technique, de la performance pour la performance tant et si bien que l’on a perdu de vue le sens du progrès. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de nier l’intérêt de la technoscience mais d’en retrouver le sens. Pour construire ce dernier, nous avons besoin d’outils et d’interfaces entre les agriculteurs, le monde de la recherche publique et privée, et la société civile. La coopération agricole peut jouer ce rôle et rendre possibles et opérationnelles ces liaisons ; elle peut être un lieu de co-construction de sens. L’enjeu est de taille. Car l’agriculture aura besoin de science et de technique pour relever les défis alimentaires, sociaux et environnementaux qui se posent à l’horizon 2050.
La seconde crise est une crise de la liberté. Malgré l’acquisition de nouvelles libertés dans la sphère privée, notre société se méfie de plus en plus de l’individu dans la sphère publique. Nous sommes entrés dans une société de la défiance qui se protège en normalisant, en réglementant, en contraignant toutes les activités humaines. L’agriculture n’y échappe pas. Il faut inverser la tendance, permettre à chacun d’être pleinement libre, affranchi de toutes ces pesanteurs. Les coopératives ont toute leur place dans ce cadre. Loin de porter des projets standards type « approvisionnement-collecte », elles peuvent être des outils pour accompagner les agriculteurs dans des démarches d’innovation. Lorsque vous les écoutez, ceux-ci vous expliquent clairement qu’ils ne se considèrent pas uniquement comme des producteurs. Ils se voient aussi comme des gestionnaires du vivant, des acteurs de l’énergie, de la qualité de l’air, des sols, de l’eau, des acteurs du patrimoine et d’un territoire. On retrouve ici le besoin de disposer d’interfaces pour créer du lien entre les agriculteurs, les élus, les chercheurs, les acteurs du territoire, etc. Contrairement à ce que l’on pourrait croire l’individualisme, symbole de notre modernité, ne conduit pas nécessairement à une plus grande liberté individuelle. Alors que le système coopératif permet de mon point de vue de garantir ou en tout cas de faciliter l’émergence et la réalisation de projets individuels. Il réconcilie individu et collectif.
A la question posée par ces controverses – l’agriculture a-t-elle le droit d’être moderne ? – je répondrai qu’elle en a non seulement le droit mais le devoir. Et que pour surmonter les crises actuelles, elle peut s’appuyer sur des outils d’intermédiation, aptes à conduire des projets mués par des ambitions d’intérêt général.
La coopération comme solution
Les coopératives peuvent être au service de cette ambition. Investies dans leur territoire, elles sont soucieuses de la performance économique tout en étant attentives à des dimensions non marchandes qui fondent leur raison d’être. Elles peuvent jouer le rôle de promoteur ou être partie prenante de domaines qui a priori ne les concernent pas. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la Sicaseli est engagée dans une démarche de réflexion sur le devenir de notre territoire qui porte aussi bien sur les problèmes de mobilité que les crèches parentales. Il faut bien comprendre que les territoires ruraux ne vivront que s’ils sont attractifs. Leur devenir doit donc être pensé de concert avec tous les acteurs, des pouvoirs publics aux industriels, en passant par l’artisanat.
En 2008, nous avons mené, sur notre territoire, une étude prospective consacrée au devenir de l’agriculture à l’horizon 2020. Agriculteurs, administrateurs de la coopérative, élus, représentants de la société civile ont participé à cette réflexion. Au final, nous avons identifié trois scénarios possibles. Sans entrer dans les détails, celui que nous avons retenu est en rupture avec le modèle actuel et vise à croiser territoire et filière pour générer de la valeur ajoutée.
Un changement de cap qui appelle en outre de nouvelles manières de travailler. Pour tout ce qui a trait à la gestion du vivant, nous collaborons avec l’association Sol et Civilisations, et cet échange nous apporte beaucoup. Relation au vivant, gestion de biens communs sont des questions qui ne peuvent être traitées avec des méthodes classiques, binaires. Elles appellent des formes particulières de facilitation et l’intégration dans le dialogue de tiers acteurs.
Pour une agriculture post-moderne
Je conclurai en disant que l’agriculture doit être post-moderne. La modernité se traduit souvent par une forme de cartésianisme, c’est-à-dire le découpage de problèmes étriqués en éléments simples autorisant leur résolution. Reste que cette méthode fragmente plus qu’elle ne relie. Etre post-moderne consisterait à accepter la complexité et ne plus tenter de segmenter ainsi les choses. Cela signifie qu’il nous faut intégrer l’idée qu’il n’existe pas de solution simple et pré-établie. Dans cette perspective, une agriculture post-moderne ferait le choix stratégique de relier environnement et économie, social et efficacité, individu et collectif, local et global. Telle est la problématique que nous devons résoudre. La coopérative peut être un acteur essentiel de ce débat.
Dans le cadre des 18èmes Controverses européennes de Marciac, on peut lire notamment sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- L’agriculteur moderne doit passer de la figure du prolétaire à celle de l’"amateur". Dialogue entre le philosophe Olivier Assouly et l’économiste Hélène Tordjman à propos de la crise de la modernité technique.
- L’agriculture et les sciences, un couple inavouable ?. Exposé de Etienne Hainzelin, conseiller du Président-directeur général du Cirad.
- Peut-il y avoir une modernité raisonnable ? Exposé de Gilles Allaire, socio-économiste, directeur de recherches en économie rurale à l’Inra
- L’agriculture peut-elle devenir postmoderne ? Relecture de Patrick Denoux, Professeur de psychologie interculturelle à l’Université d’Amiens
- Nous sommes passés du droit d’être moderne au devoir de l’être Relecture de Bertrand Hervieu, sociologue, inspecteur général de l’agriculture.
Accéder à tous les documents publiés dans le cadre des 18es Controverses européennes de Marciac "L’agriculture a-t-elle le droit d’être moderne ?"