L’année dernière, en sortant des Controverses de Marciac, un groupe de jeunes portant le maillot de Greenpeace nous a interpellés. Est-ce notre physique vieillissant, toujours est-il qu’un membre du groupe aux magnifiques cheveux longs, au visage perceptible derrière des bijoux aux oreilles, sur le nez et les lèvres nous certifia : « Nous allons payer votre gaspillage, fruit de votre productivisme outrancier non respectueux de la nature ».
Cette remise en cause, sans doute justifiée, nous a perturbés. Qu’avons-nous fait de si épouvantable pour mériter de telles remontrances ? Nos frères Béninois nous rappellent très souvent notre gaspillage alimentaire et leur vieil adage : « Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens ».
Certains d’entre-nous sont nés avant la guerre. Nous avons vécu éloignés de nos pères en captivité, avec nos mères qui assumaient comme elles le pouvaient la survie des fermes familiales. Nous avons subi les diverses restrictions de cette douloureuse période. La chasse au gaspi était la règle. Nos jouets étaient le travail de la ferme. Nous savions à huit ans traire une vache et conduire chevaux ou vaches. Après des mois de guerre d’Algérie, nous nous sommes installés comme jeunes agriculteurs migrants sur des exploitations en fermage sans eau ni électricité, sans téléphone ni WC, avec très peu de finances, mais avec la passion du métier, que nous savions difficile, mais que nous avions choisi. Nous aurions pu devenir CRS plus facilement.
Nous faisons partie de cette génération - née avant la pénicilline, le vaccin anti-grippe…- qui avec une formation initiale très sommaire et avec l’aide des chercheurs et des techniciens est passée de 2 000 kg de lait par vache à plus de 10 000, et de 20 qt de maïs à 120. Et davantage. Des gains incroyables de productivité.
Message de nos responsables politiques, il fallait produire pour nourrir le monde. La mission était noble entre toutes et les jeunes paysans que nous étions se sont remis en cause en permanence. En créant des petits groupes de réflexion pour mettre en commun nos réussites et surtout nos échecs, persuadés que la conclusion d’un groupe est toujours plus riche que la réflexion du meilleur du groupe.
Ainsi sont nés les CETA [1] et les GVA [2], l’objectif étant d’aider tous les agriculteurs et les agricultrices à améliorer leur revenu, leur condition de vie et de travail. Nous réalisions que notre métier devenait de plus en plus difficile et nécessitait une mise à jour des connaissances de chacun.
Les nombreuses questions posées dans nos cellules de base très solidaires nous ont très vite permis de comprendre que le seul groupe n’était plus suffisant pour satisfaire nos nombreux besoins. Notre développement nous obligeait à adhérer à d’autres structures ou à les créer. Ainsi, par la volonté des hommes sont nés les syndicats, les banques de travail, les Cuma [3], les centres de gestion, le contrôle laitier, l’EDE [4], les coop, l’Amexa [5], les Gaec [6], l’agrotourisme, etc. En très peu de temps, il a fallu accepter des réorganisations foncières, changer les modes de production, tenir compte de l’environnement, rassurer les consommateurs.
Paradoxalement, si nous devions refaire notre vie, sans hésiter nous choisirions la même, sans toutefois retraire des vaches à la main. Un regret cependant, celui de ne pas avoir créé un groupe rural du style CETA avec les hommes et les femmes qui vivent, travaillent et entreprennent dans le terroir. De ce dialogue, nous pouvions espérer une synthèse constructive entre économie et écologie, car nous sommes concernés au premier rang par les problèmes de l’équilibre des écosystèmes. Il n’est pas normal que les producteurs agricoles soient la cible des mouvements écologistes.
Etre moderne, c’est dissiper ce malentendu, en acceptant d’approcher un monde méconnu qui raisonne différemment et ignore souvent l’origine des produits qu’il mange. Notre niveau de vie a augmenté de 50 % depuis 1980 et notre espérance de vie de 40 ans depuis 1900. Nous avons mélangé à mains nues l’atrazine et les hormones distribuées par la DSA [7] de l’époque, tellement heureux de ne plus désherber manuellement. Il est évident que nous étions inconscients.
Pour l’homme paysan, demain la grande question sera de concilier sa dimension sociale et surtout collective, celle qui consiste à rechercher ensemble les éléments économiques, sociaux que nous atteignons mal seuls, et d’y réaliser une vie d’hommes libres, avec toute sa capacité créative, comme le vrai GAEC, la vraie COOP quelle que soit la dimension de l’exploitation.
Etre moderne, c ’est prendre le temps de venir aux Controverses de Marciac et accepter de se remettre en cause. C’est également dans son travail quotidien s’inspirer des maîtres mots d’une vraie relation partenariale, comme celle établie avec nos frères africains : solidarité, écoute, réciprocité, autonomie.
Contribution de Bernard & Françoise Dutoit, agriculteurs, aux 18ièmes Controverses de Marciac, juillet 2012.
Retrouvez les autres contributions, de :
- Matthieu Calame,
- Francis Macary,
- Gérard Kafadaroff,
- Yves Pinel,
- Xavier Cresp,
- Rui Oliveira Santos,
- Jean-Jacques Delmas,
- Léonard Cordier,
- Catherine Morzelle,
- Alain Gaignerot,
- Rémi Mer,
- Jean-Claude Devèze,
- Christophe de Heaulme
- Hervé le Stum
- Béatrice de Reynal
- Magali Dupin
- Anne Haegelin
- Georges Aurensan
- Claude Domenget et Guillaume Favoreu
- Jacques Maret
- Fabrice Flipo
- Denis Sapène
- Jacques Berthelot
- François Thabuis
- Samuel Ferret