18/04/2006
Les agriculteurs dans la société

Accélérer le pas, c’est courir à la catastrophe

Frédérick Lemarchand Copyright Philippe Assalit

Une intervention qui se déroulait dans le cadre de la 11éme Université d’Eté de Marciac, "Traditions, urgences et perspectives : comment accorder les temps ?" (3 et 4 août 2005), organisée par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de communes Bastides et Vallons du Gers.

"Je vous propose de faire un détour par un territoire que je connais bien, celui de Tchernobyl, dont le drame révèle également une crise du temps. Elle inaugure en effet le renversement d’une temporalité de la catastrophe qui, jusque là, laissait s’écouler les évènements, les rangeant dans le passé comme les guerres et les désastres naturels. Il semblerait que, pour la première fois, avec Tchernobyl, nous ayons pris conscience du fait que la catastrophe est sans cesse devant nous et se déploie sous nos pas. C’est le signe, selon moi, de notre entrée dans une crise écologique majeure, à l’issue de deux siècles d’industrialisation et d’artificialisation du monde environnant que nous étions censés maîtriser. Désormais, comme le signale le philosophe Günter Anders(1), nous savons que ce que nous avons fait nous échappe et ce, pour très longtemps : concernant Tchernobyl, les échelles de temps avoisinent le million d’années, un horizon où il n’y aura peut-être même plus d’humains sur la Terre.

J’avais remarqué, en sillonnant pour la première fois les zones ukrainiennes contaminées, il y a 10 ans - j’y retourne régulièrement-, l’extraordinaire dislocation du temps qui se présente comme une nouvelle condition humaine pour les dix millions de personnes environ qui vivent dans cette région. Celles-ci sont prises entre, d’un côté l’urgence du quotidien - que vais-je donner à manger à mes enfants ? Est-ce que je risque ma peau ? Vais-je développer un cancer l’année prochaine, dans 5 ans ou dans 10 ans ? Ou est-ce que sera l’une des quarante autres maladies identifiées ? - et, de l’autre, un extraordinaire étirement du temps du à l’échelle presque infinie de la radiotoxicité des éléments présents dans le sol.
Si je vous parle de Tchernobyl, c’est parce que sa situation éclaire, comme sous l’effet d’une loupe grossissante, ce que nous vivons ou ce dont nous prenons conscience depuis une vingtaine d’années et dans lequel l’agriculture moderne tient encore un rôle déterminant.

Une méprise historique et politique

Pour aborder la question du temps comme construction sociale, y compris au sens anthropologique - qu’est-ce qui fait de nous des hommes ou des barbares ? - le sociologue Roger Sue (2) a avancé l’idée que différents temps sociaux se succèdent : des temps dominants apparaissent, « font leur temps » et laissent place à de nouveaux en émergence. Or il me semble que l’histoire de l’agriculture moderne est une succession de deux temps au moins, sinon trois. Le premier regroupe l’héritage millénaire des civilisations paysannes, une tradition ancestrale dont les derniers représentants disparaissent dans les années 1950 à 1970, parfois dans les secousses de la sorcellerie, comme l’a très bien analysé l’ethnologue Jeanne Favret Saada (3). Problème : la première modernité qui surgit alors naît du régime de Vichy qui a stigmatisé le paysan, solidement enraciné dans la terre-patrie, et incarnant les valeurs défendues par les régimes fascistes d’Europe. Cette méprise historique et politique va coûter très cher à la paysannerie.

Cette période se distingue d’une deuxième modernité, qui se met en place principalement à partir des grandes Lois d’orientation agricole, dans les années 60, sous-tendues par un désir du gouvernement : liquider la paysannerie. Les raisons en sont politiques. Car d’un point de vue idéologique, il apparaît alors aux yeux de l’Etat que le paysan fait obstacle au plein développement des marchés et de la démocratie. Le philosophe Marcel Gauchet (4), parmi d’autres, fait état d’une question que je pose également à mes étudiants : pourquoi les démocraties modernes ont cru devoir bon de se débarrasser des paysans - et non des
« agriculteurs »- pour faire advenir la modernité ?
A cette même époque, grandit un mouvement très influent en France, la Jeunesse Agricole Catholique qui, pour des raisons morales et anthropologiques, va relever le défi de la modernisation : nous sommes prêts, dit-elle en substance, à abandonner notre culture paysanne pour entreprendre la mécanisation, le recours à l’artifice et l’augmentation des surfaces d’exploitation, tout en assumant la disparition, au bout du compte, d’une dizaine de million d’actifs agricoles. Une disparition qui a été planifiée, programmée, mentionnée comme telle dans les rapports du Commissariat au plan des années soixante, afin de faire de l’agriculture un grand secteur industriel et exportateur. Mais cette politique d’Etat, qui a reçu l’écho de la jeune génération d’agriculteurs « jacistes » de l’après-guerre, va se trouver dans les années soixante-dix dans une situation de porte à faux et que Edgar Pisani a très bien exprimé : quand une politique a trop bien réussi, il faut en changer.
Et effectivement, en Europe, commence alors à se poser la question, non plus du « comment », car on su moderniser, augmenter les rendements par le recours à la science, à la technique et à l’organisation de la profession - mais du pourquoi... Le choc pétrolier de 1974, la sécheresse de 1976, les premières crises de surproduction font que les paysans eux-mêmes se demandent quel sens y a-t-il à augmenter toujours plus les rendements si l’on stocke des milliers de tonnes de beurre... Cette question est déterminante car elle a produit au sein d’une profession que l’on avait toujours perçue comme unifiée - ce n’était qu’un artifice politique -une scission sociologique très forte qui va dessiner une bifurcation vers deux grandes voies : celle du productivisme qui a pour seules raisons le capitalisme, les marchés et la « gloriole » de quelques laboratoires scientifiques, et celle empruntée par une partie de la population agricole qui remet au centre la question de l’humanité : pour quelle société et pour quelle type d’humanité sommes-nous en train de produire ? D’un point de vue politique, ces deux voies trouvent progressivement leur inscription dans le clivage entre le syndicalisme dominant, unique interlocuteur de l’Etat, et des mouvements alternatifs, qui montrent la grande division de la profession agricole.

Retour sur l’héritage et l’historicité

J’ai longuement étudié la branche alternative, ses acteurs qui, à l’instar de André Pochon (5), ont débarqué du modèle dominant dans les années 70, renonçant à écouter ce que professaient les chambres d’agriculture, les services de l’Etat, les conseillers techniques et même l’enseignement agricole, pour tenter de bricoler une nouvelle maîtrise du temps. Celui du quotidien dans l’activité productive. J’en connais certains qui ont ainsi renoncé à faire du maïs et à s’engager dans l’achat de machineries coûteuses, qui les engageaient à travailler plus pour rembourser des intérêts improductifs. Il y a vingt ans, c’était très audacieux. Ils ont cherché à explorer d’autres voies, d’autres manières de produire ensemble, et à retrouver une maîtrise du temps des territoires, des productions, des filières. Mais aussi, et c’est fondamentale, du temps historique. Ce dont les agriculteurs ont été dépossédés dans la période qui va des années cinquante à soixante-dix, c’est justement de leur historicité. Et si l’on parle aujourd’hui d’agriculture paysanne, c’est notamment parce qu’un certain nombre d’agriculteurs ont opéré un retour sur l’héritage de la civilisation paysanne en se disant qu’au fond, il ne fallait peut-être pas tout jeter en même temps : il y a des techniques, des savoir-faire, des connaissances, des modes d’être ensemble, des rapports aux territoires et aux animaux qui sont peut-être encore utiles. Pour ceux-là, avoir mille truies numérotées en batterie, du vivant géré comme des kilos de viande, cela fait problème. Retrouver du sens à leur activité, c’est redevenir des acteurs historiques capables de maîtriser leur destin.

Ce qui est extraordinaire dans nos sociétés dites avancées, c’est que cette foi en la science et la technologie censées nous mettre à l’abri, nous donner les outils pour maîtriser l’avenir et fabriquer un monde meilleur - c’est l’utopie du 19ème siècle - débouche à la fin du 20ème siècle sur la prise de conscience que le productivisme fait le lit de la catastrophe à venir. Tout pas fait en avant, en direction du Progrès, est aussi un pas vers la catastrophe. Certains l’ont écrit dès les années cinquante, comme les théoriciens de l’Ecole de Francfort tels que Herbert Marcuse ou même Walter Benjamin dès les années quarante.
Il y a là, à mon sens, deux grands imaginaires sociaux qui ne concernent pas que l’agriculture mais l’ensemble de la société : une partie de la société, peut-être par dépit ou par défaite, tente une dernière fois de s’embarquer dans le sens de l’accélération et de l’augmentation des forces productives en espérant voir plus vite le bout du tunnel, et une autre partie qui aspire plutôt à la décélération, à la décroissance soutenable, et à retrouver ainsi une plus grande maîtrise de la temporalité et de l’historicité".

1- Elève de Husserl et de Heidegger, ce philosophe allemand se fit connaître par sa lutte contre les armes nucléaires dans les années 50. Pour cet humaniste, le « tout » technologique aveugle nos sociétés au détriment de l’homme.

2- Professeur à l’Université de Caen et à Paris V, Docteur en sciences politiques et sociales. Auteur notamment de La société civile face au pouvoir, et co-auteur de Temps libre et modernité.

3- Ethnologue de culture psychanalytique, elle a notamment écrit, à l’issue d’une longue enquête dans le bocage mayennais, Les mots, la mort, les sorts (Gallimard, 1977).

4- Co-fondateur de la revue Le Débat, les essais de cet intellectuel français portent principalement sur les relations entre l’Etat, la laïcité et la religion. Le désenchantement du monde est l’un de ses ouvrages majeurs, publié chez Gallimard en 1985. Parmi ses autres ouvrages : La condition historique.

5- Eleveur laitier en Bretagne, aujourd’hui à la retraite, André Pochon a été l’un des premiers à énoncer et combattre les méfaits de l’agriculture intensive. Il invente alors la « Méthode Pochon » fondée sur la diminution de l’apport d’engrais grâce à la culture de trèfles blancs . Ancien de la JAC, il a signé plusieurs ouvrages, dont Les champs du possible (Ed.Syros) et Les sillons de la colère (Ed.La Découverte).
Vous pouvez retrouver plusieurs entretiens menés avec lui sur le site d’Agrobiosciences, www.agrobiosciences.org

6- Formée en Allemagne au début des années 20, l’Ecole de Francfort rassemble des penseurs de toutes disciplines, tels que Adorno, Horkheimer, Habermas ou Marcuse. S’affirmant progressivement comme un véritable courant de pensée, intégrant les références à Marx et Kant, elle oppose au positivisme, dans sa « théorie critique », la « dialectique négative » : le monde est négation du sujet historique, lequel cherche à le nier à son tour par la révolte sociale ou l’utopie. Dans ce cadre, la raison est à la fois émancipatrice et instrument de domination. L’exil aux Etats-Unis de ces intellectuels juifs et marxistes qui ont dû fuir l’Allemagne les conduira à critiquer très tôt la société productiviste américaine d’après guerre.

Accéder au programme de la prochaine Université d’Eté de l’Innovation Rurale et au bulletin d’inscription Territoires ruraux : comment débattre des sujets qui fâchent ?

Télécharger les Actes des Universités d’Eté Actes des Controverses de Marciac

Par Frédérick Lemarchand, docteur en sociologie, maître de conférences à l’Université de Caen et chercheur au Laboratoire d’analyse socio-anthropologique du risque.

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